Chapitre 25
Jasmine Thompson – « Demons »
Quand j’avais cinq ans, mon père est parti de la maison. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de ma vie avec lui, mais je me souviens très bien de ce jour-là. Il se disputait dans la cuisine avec ma mère. Je ne comprenais pas ce qu’ils se disaient, mais il criait. Isabelle pleurait. Ça a duré un moment. Ensuite, il est monté dans sa chambre, pour redescendre avec une valise. J’ai paniqué, je lui ai couru après dans l’allée, jusqu’à la voiture. Je l’ai appelé. « Papa, Papa ! ». Mais il ne s’est pas retourné, pas une seule fois. Il est monté dans sa voiture et il est parti. J’ai continué à lui courir après, même lorsque je ne le voyais plus. Je ne suis rentrée qu’à la tombée de la nuit. Maman était morte d’inquiétude. Nous sommes restées seules toutes les deux pendant plusieurs mois. Au début elle était triste, mais elle a rapidement retrouvé le sourire. Pas moi. Tous les soirs, en rentrant de l’école, je lui demandais si mon Papa était rentré, s’il avait appelé, s’il avait envoyé une lettre. Il n’a jamais rien fait de tout ça. Je restais pendant des heures sur les marches du perron, à l’attendre. Il n’est jamais revenu. Jamais. Aujourd’hui, je ne me souviens même plus de son visage. Seulement de sa voiture qui s’éloigne.
Ce que je ne savais pas encore, c’est que mes parents m’avaient eu très jeunes. Ma mère a arrêté ses études pendant sa grossesse et mon père a obtenu son diplôme, ce qui lui a permis d’obtenir un travail avec un salaire suffisant pour nous trois. Mais ils n’ont jamais été heureux ensemble. Alors quand ma mère a rencontré quelqu’un, elle a saisi l’occasion, voyant là une chance d’avoir une vie en-dehors de son foyer. Et quand mon père l’a découvert, il en a profité pour partir, heureux d’avoir enfin une bonne excuse. Je n’étais qu’une erreur au milieu de tout ça, une tache tenace dont on n’arrive pas à se débarrasser.
Mais un jour, alors que j’attendais un Papa sur les marches du perron, c’est Lui qui est venu. L’amant de ma mère. Mon beau-père. Il m’a ébouriffé les cheveux en passant. Chaque fois qu’Il venait à la maison, Il avait le même geste affectueux. Pendant que ma mère préparait à manger, Il jouait avec moi, dans le salon. Il me posait des questions sur l’école. Il m’accordait de l’attention. Alors j’ai cessé d’attendre mon père et j’ai accepté cette nouvelle figure paternelle, douce et aimante.
Au bout de quelques mois, Isabelle m’a dit qu’on déménageait, qu’on partait vivre chez Lui. Quand on est arrivées, Il m’a souhaité la bienvenue, m’a montré ma nouvelle chambre. J’étais si contente, si excitée. On a défait les cartons, on a ri. C’était beau.
Et puis, il a vu mon vieux doudou tout moche. Un vieux renard, à qui il manquait deux oreilles et un œil. Il s’est moqué, avant de décréter qu’il fallait le jeter, qu’Il m’en achèterait un nouveau. J’ai refusé, prétextant que c’était un cadeau de mon Papa. Il m’a giflée, déclarant que c’était Lui mon Papa maintenant. Isabelle a été surprise. Elle a sursauté, je m’en souviens. Mais elle n’a rien dit. Elle n’a jamais rien dit.
On a vécu comme ça, tous les trois, pendant presque huit ans. Ses crises sont devenues de plus en plus violentes. Ses coups sont devenus de plus en plus durs. Et Isabelle est devenue de plus en plus muette. Il la frappait elle aussi bien sûr, elle n’était pas épargnée. Mais Il pouvait aussi se montrer si doux. On ne savait jamais quelle était la météo lorsqu’on rentrait à la maison. On avait peur des tempêtes, mais on savourait chaque rayon de soleil. Et puis, ma mère restait, alors j’ai fini par penser qu’un homme qui tape lorsqu’il est en colère, c’était normal. Au moins, j’avais une famille. Bancale, mais une famille quand même. Avec un Papa et une Maman.
Quand j’ai appris qu’elle était enceinte de Lui, j’étais contente, oui. J’allais être grande sœur ! Mais une part de moi ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur ce bébé. Est-ce que lui aussi se ferait punir pour une mauvaise note, un mot de travers ou une respiration de trop ? Mais je n’ai rien dit et j’ai attendu, j’ai compté les jours, jusqu’à la naissance de Ronan.
Ce jour-là, c’était Halloween. D’habitude, je me postais à la fenêtre du salon et j’observais les enfants déambuler dans les rues. Je m’émerveillais devant ces fantômes et sorcières qui défilaient sous les regards de leurs parents, jamais bien loin. J’admirais les costumes fabriqués à la main ou achetés dans l’unique boutique du coin, et j’épiais également les seaux qui se remplissaient de confiseries au rythme des sonnettes et des portes qui s’ouvraient.
C’est là que j’étais quand le téléphone a sonné. C’est moi qui ai décroché. C’était mon beau-père. J’entends encore sa voix à l’autre bout du fil. « C’est un petit garçon ! Je rentre à la maison, je t’emmène le voir demain matin ». J’étais si contente ! J’ai décidé d’aller me doucher, de me préparer pour aller au lit, même s’il était encore tôt. Je voulais que le temps passe vite, changer de jour.
C’est toute cette euphorie qui m’occupait l’esprit quand je me suis glissée dans la salle de bain pour me doucher. Et parce que j’étais dans mes pensées, je n’ai pas fermé la porte à clefs. J’ai oublié. Et parce que j’étais obnubilée par mon impatience, je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir. Je n’ai pas entendu le bruit des pas sur le carrelage. Les yeux fixés sur le mur, je n’ai pas entendu. Je n’ai pas vu. J’ignore combien de temps je suis restée sous l’eau. Mais je suis sûre qu’Il était là. Pendant tout ce temps, Il était derrière moi. Ce n’est que lorsque j’ai coupé l’eau, quand je me suis retournée, que je l’ai vu. Une silhouette derrière le rideau. Sa silhouette. Ce n’est qu’à ce moment-là que je me suis posé cette foutue question. « Est-ce que j’ai fermé la porte à clefs ? ». Non. Bien sûr que non.
Le temps a semblé se suspendre. Nous étions l’un en face de l’autre, séparés par un rideau de douche taché. Je refusais d’être celle qui l’écarterait. Aussi mince soit-il, c’était ma protection. Ma dernière protection. C’est Lui qui l’a écarté. D’un seul coup. Il m’a ensuite regardée. Ou plutôt, Il a examiné chaque courbe de mon corps d’un regard pervers, immonde. Et le temps a repris son cours.
« Tu as tellement grandi. Tu es presque une femme maintenant ». J’entends encore ses mots, dans le silence de la salle de bain. Il a pris une serviette, m’a invité à sortir de la baignoire et m’a essuyé le corps, doucement. Il a pris ma main et m’a invité à le suivre, jusque dans ma chambre. Il m’a demandé de m’allonger. Il a défait sa ceinture. Il a baissé son pantalon et son caleçon. Il m’a violée. Il a joui. Et Il est parti.
Ce jour-là, l’homme qui avait remplacé mon père dans mon cœur venait de briser quelque chose en moi. Si j’arrivais à excuser les coups reçus jusqu’à présent, je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il venait de se passer. Ce qu’Il venait de me faire. Je suis restée immobile sur ce matelas pendant un temps qui m’a semblé si long. Quand je me suis levée, il faisait nuit. Je suis retournée sous la douche. J’ai fermé la porte à clefs. J’ai eu beau frotter, je me sentais toujours sale. J’avais mal. Je me sens toujours sale. Et j’ai toujours mal.
Je suis allée à l’église voir le père Mathieu. Il m’a emmenée à la maternité. Et là, quand j’ai vu mon petit frère, je l’ai aimé de tout mon cœur. Jusqu’à la lune. Je lui ai promis de le protéger. J’avais treize ans.
Ronan n’a jamais été turbulent, bien au contraire. Bébé, il ne pleurait jamais, comme s’il savait qu’il valait mieux se faire discret dans cette maison. J’ai terminé le lycée en juin et depuis je m’occupe essentiellement de lui. Je l’ai toujours fait. Je me levais la nuit pour calmer ses pleurs. Je lui donnais à manger. Je lui changeais sa couche. Je l’emmène à l’école. Je le fais rire, je le console. Je l’aime. Je le protège de son père. Il s’en occupait bien sûr, Il jouait avec lui. Mais je n’étais jamais loin. Il n’a jamais touché Ronan. Jamais. Je donnerais ma vie s’il le faut. Il ne l’a jamais touché, et Il ne le touchera jamais. Pas de mon vivant.
Le père Mathieu m’a beaucoup aidée. Lorsque je ne pouvais pas aller chercher Ronan à l’école parce que j’avais cours, il s’en chargeait. Et il restait avec lui jusqu’à ce que je vienne le récupérer. Ils sont très attachés l’un à l’autre. Après la mort de sa sœur, qui était ma professeure de piano, le père Mathieu s’est refermé sur lui-même. Il m’a demandé de continuer à venir jouer à l’église, pour lui. Sinon, elle lui semblait vide. Morte. Je sais que lorsque je joue, il ferme les yeux et imagine sa sœur à ma place. Mais ça ne m’a jamais dérangée. Il me permettait de passer quelques heures hors de la maison, loin de mon beau-père. Et il m’aidait à prendre soin de Ronan lorsque je ne savais plus quoi faire, lorsque j’étais déprimée ou lorsque j’avais bien trop mal quelque part pour réussir à sourire.
Les viols ont continué, se sont multipliés. D’abord, quand ma mère n’était pas là. Puis, il a pris goût au risque et s’est mis à se glisser dans mon lit la nuit. Parfois, il s’excusait. Souvent, il m’accusait. Ma mère ne savait pas. Elle n’a jamais su. Jusqu’à il y a quelques semaines. Elle s’est réveillée en pleine nuit. Lui n’a rien entendu, Il était bien trop occupé à prendre son pied. Mais moi je l’ai vue. Il n’avait pas fermé la porte de ma chambre, pas complètement. Et dans l’entrebâillement, j’ai vu sa silhouette. Je sais qu’elle nous regardait. Je ne sais pas combien de temps elle est restée. Mais elle est repartie aussi silencieusement qu’elle est venue.
Le lendemain, elle s’est coupé les veines dans la baignoire. Cette même baignoire où Il m’avait vue nue pour la première fois était celle où ma mère mettrait fin à ses jours cinq ans plus tard. Quelques minutes plus tôt, elle était avec son fils, puis elle s’est enfermée dans la salle de bain sans penser qu’elle le laissait derrière elle. Juste de l’autre côté de la cloison, j’attendais qu’elle sorte pour lui parler, pour lui demander de nous emmener loin d’ici. Elle n’a pas laissé de lettre, juste un mot. Un seul mot, écrit sur un morceau de papier, posé sur le lavabo. « Pardon ». C’est tout. Juste un pardon griffonné sur du papier. C’est pas ça qui allait me sauver. Moi j’avais besoin de ma Maman. Mais non, plutôt que de me tendre la main, de me dire « Viens ma chérie, on s’en va loin d’ici, loin de Lui », elle se suicide. Elle se fout en l’air et moi avec.
Comment voulez-vous expliquer à un enfant de cinq ans que sa Maman est morte, qu’elle s’est suicidée ? Que voulez-vous répondre quand il vous demande pourquoi ? « Elle ne supportait pas que ton papa viole ta sœur » ? « Elle ne nous aimait pas assez pour rester » ? « Elle a préféré partir à sa façon, seule » ?
Le pire dans tout ça, c’est que Ronan va bien. Il a été triste, oui. Il a perdu ses repères, mais je ne pense pas qu’il puisse dire que sa mère lui manque. Elle n’a jamais été présente pour lui. Je pense qu’on ne saura jamais ce que signifie l’amour maternel. Nous n’avons jamais eu la chance de le ressentir. Mais je fais en sorte que Ronan ne manque de rien, qu’il ait toujours une raison de sourire.
Chaque soir, au coucher, je lui demande de me parler d’un de ses rêves. Parce que je ne veux pas qu’il finisse comme moi. Je ne veux pas qu’il les oublie et qu’il devienne une carcasse vide. Je veux qu’il garde ses rêves d’enfants aussi longtemps que possible. Voir la mer, faire le tour du monde, voir les kangourous, devenir un super-héros, visiter un sous-marin, voir les lanternes de cette maison briller, marcher sur la lune, et j’en passe. Je les connais tous. Et je veillerai à ce qu’il les réalise tous. Chacun d’entre eux. Pour que plus tard, quand il sera vieux, lorsqu’il rendra son dernier souffle, entouré de ses enfants et de ses petits-enfants, il puisse se dire qu’il a bien vécu et qu’il a réalisé chacun de ses rêves. Je veux qu’à ce moment-là, il puisse se dire que cette vie valait la peine d’être vécue.
☽ ☾
Avril était épuisée, elle en avait raconté plus qu’elle ne pensait le faire. Mais elle en avait besoin. Ses yeux étaient toujours rivés sur l’âtre de la cheminée, qui n’était désormais rempli que de braises et de cendres. Elle ne pleurait pas, ne disait plus rien, elle se réveillait tout doucement d’un long sommeil qui avait commencé lorsque le grand méchant loup était entré dans sa maison, treize ans plus tôt. Courbaturée, ankylosée, vidée, exténuée, fatiguée, lessivée.
Tim gardait résolument les yeux fixés devant lui, le regard empreint de colère. Raphaëlle pleurait silencieusement dans les bras d’Hippolyte qui se retenait de toutes ses forces en se mordant les lèvres. Le visage d’Etienne était dénué d’expression mais ses poings étaient tellement serrés qu’ils en devenaient blancs. Aucun d’eux ne la regardait. Ils étaient perdus dans leurs pensées, leurs remords envers eux et leur colère contre Lui.
Avril se leva sans leur laisser le temps de parler et monta l’escalier. Elle rejoignit Ronan dans le lit et se glissa doucement à ses côtés, sous la couverture. Il bougea un peu pour se blottir contre sa sœur. Elle lui murmura cette petite chanson qu’elle n’avait jamais oubliée. Jamais.
— Je te protégerai. Il ne te touchera pas, je te le promets. Je t’aime Ronan. Je t’aime. Jusqu’à la lune.
Quelques heures plus tard, Etienne entrouvrit la porte de la chambre et les observa dormir. Après le départ d’Avril, personne n’avait rien dit, personne n’avait regardé personne. Une fois qu’Etienne s’est retrouvé seul, il a pleuré. Il a pleuré de colère contre lui-même. Il a pleuré à chaudes larmes pendant longtemps, à l’abri des regards. Puis, il a fait une promesse. Là, dans le noir, il a promis qu’il les protégerait.
Seuls, ils ont tous fait cette promesse. Raphaëlle, pendant qu’elle montait les escaliers. Hippolyte, alors qu’il se brossait les dents. Tim, allongé dans son lit. Etienne, dans le salon, devant une cheminée froide.
Les uniques récepteurs de ces promesses étaient leurs esprits, la nuit et la lune qui perçait à travers les nuages.
Là, dans le noir, le regard tourné vers Avril, Etienne murmura. Il prononça un mot, un petit mot, tout doux. Comme une petite bulle qui éclate.
— Pardon.
Il referma la porte sans voir le sourire qui se dessinait sur le visage d’Avril, comme une petite bulle qui prenait forme, là, à l’intérieur de cette maison pleine de cœurs brisés. Des cœurs brisés, oui, mais des cœurs qui battent.
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