Le guerrier errant

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J'errais. J'errais seul dans les Terres Mortes.

Qui étais-je ? Un serf ? Un paysan ? Ou bien, étais-je autrefois un noble ou un prince ?... Je ne me souvenais pas. J'ignorais qui j'étais. Les souvenirs étaient inexistants chez moi. J'étais un être sans passé. Je ne me souvenais plus de la première fois où j'ai tenu une épée, ce que j'avais ressentis le jour où j'ai enfilé cette armure de fer bosselée, si j'avais aimé cette cape à mon dos... J'étais même incapable de dire si tout ceci m'avait réellement appartenu un jour. J'avais l'impression de toujours avoir eu tout cela sur moi. Comme si j'étais né avec... Depuis combien de temps n'avais-je pas pensé à quoi je ressemblais, sous se casque étouffant ? Savais-je seulement à quoi je ressemblais ?

Les flammes crépitaient encore tandis que le jour pointait. Le reste de bois mort se faisait consumer, pendant que je fixais ces squelettes, le long de la route. Des morts qui ne dataient pas d'hier, crevés comme des chiens errants sur cette terre abandonnée des dieux. Je n'avais pas allumé ce feu pour me réchauffer. Je n'avais jamais éprouvé la sensation de chaleur. Et si je l'avais ressenti un jour, il y a longtemps que je l'avais oublié. Le feu me servait à m'éclairer ; à éloigner les loups qui s'aventuraient trop près. Et pourtant, je savais qu'à chaque fois que j'allumais un feu, je prenais le risque d'attirer je ne sais quel être vivant prêt à m'étriper. Le cheval près de moi cherchait de l'herbe à brouter. Je l'avais trouvé errant dans ce qui fut autrefois une ferme.

Je me levais finalement, en prenant appui sur mon épée planté dans le sol. Une nouvelle journée commençait. J'ajustais mon casque, avant de lever la tête vers le ciel. Il faisait clair mais le soleil était masqué par d'épais nuages sombres. Comme hier et le jour encore d'avant. Comme tous les jours précédents... Au moins, il ne pleuvait pas. J'enfourchais ce cheval, qui poussa un hennissement ressemblant à une complainte. Sans doute étais-je trop lourd pour lui, mais je ne m'en souciais guère et je le forçais à avancer.

Plus je m'enfonçais dans les Terres Mortes, plus les rencontres avec des créatures hostiles se multipliaient. J'avais croisé quelques goules en train de se repaître de pauvres bougres qui avaient tenté de fuir le pays. Elles ne m'avaient pas remarqué, trop occupées à manger de la chair fraîche, si rare, aussi je poursuivis ma route. De toute façon, aucune chance qu'elles s'intéressent vraiment à ma viande.

Plus tard encore, je rencontrais un homme couvert de sang, hachette à la main, sur le bord du chemin. Autour de lui, une meute de chiens morts. L'homme avait du mal à respirer. Il était déchiqueté de toute part et perdait beaucoup de sang. Je savais qu'il n'en avait plus pour très longtemps. Au moment de passer devant lui, il leva son bras et murmura un faible « à l'aide » à mon encontre. Mais je ne fis rien pour lui. Je continuais mon chemin, le laissant à son triste sort. La mort était notre lot à tous, et cela était encore plus vrai dans les terres mortes. Aider son prochain n'est pas forcément la meilleure chose à faire, ici, et faire preuve d'égoïsme peut parfois vous faire vivre une ou deux heures de plus. Mais pour autant, n'aurais-je pas dû faire preuve d'un peu de pitié envers cet homme et abréger ses souffrances ?

Le temps devenait de plus en plus sombre, et l'après-midi avait à peine débuté. Mon cheval commençait à fatiguer et faire une halte allait rapidement s'imposer, bien que faire ça au milieu de nulle part était la plus mauvaise idée existante pour les proies potentielles que nous étions. Et puis, je risquais d'avoir encore besoin de lui, dans un avenir proche. Malgré sa fatigue, je le forçais à avancer, du moins jusqu'à ce que l'on trouve un endroit plus sûr.

J'aperçus un peu plus loin, sur une haute colline, un grand arbre, dont des formes semblaient pendouiller à ses branches. En m'approchant, je vis des gens, pendus. Certains avaient un sac en toile qui leur couvrait la tête, d'autres non et exposaient leur visage blême et leur langue pendue. En bas de la colline, je distinguais quelques fermes et habitations, à l'extérieur des remparts d'une plus grande ville. En m'y aventurant, je ne vis aucune âme. Rien que des charognards nettoyant les cadavres et délaissant les os, qui étaient à présent propre de toute chaire.

Aux portes de la ville, mon cheval se mit à s'affoler et refusa de faire un pas de plus, manquant de me faire tomber. Il l'avait senti, lui aussi. Quelque chose de mauvais se trouvait dans cette ville et son influence se sentait d'ici, comme une odeur nauséabonde qui envahissait l'air. Une odeur familière. Je descendis de ma monture, sans espérer la retrouver à mon retour, et dégainait mon arme, avant de m'aventurer dans ce qui était vraisemblablement une ville fantôme. Aucun habitant ici aussi. Juste des courants d'air et des grognements qu'on entendait çà et là. Un spectacle de plus en plus fréquent, au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans les Terres mortes. En marchant dans les rues, je commençais à entendre des chuchotements dans ma tête. La voix d'une femme, étouffée, à peine audible. Pourtant, je sentais sa présence près de moi, comme si elle marchait à mes côtés. Je regardais autour de moi, espérant la voir, mais je n'entrevoyais que des ombres se mouvoir dans les bâtiments. Parfois des yeux luisants, tapis dans l'obscurité, se contentant de m'observer tout en me suivant. Elles mourraient d'envie de se jeter sur moi. Je sentais leurs pulsions meurtrières, aussi palpable que l'épée que j'avais en main.

Plus j'avançais, plus les murmures devenaient clairs dans ma tête, semblables à des soupirs.

-Viens... Viens à moi... Rejoins-moi...

Je ne réfléchissais plus, me contentant de suivre cette voix étouffée qui avait envahi mon esprit. À chacun de mes pas, les choses dans l'ombre quittaient peu à peu leurs cachettes, pour enfin se montrer. Ces créatures... Je n'avais jamais rien vues de tel, jusqu'ici. Aucuns mots ne pouvaient décrire précisément ce que j'avais en face de moi. Ces « choses » marchaient à quatre pattes, avaient des dents capables d'arracher la chair d'un simple coup... D'autres avaient une apparence plus humaine, avec la peau bleue, écorchée, suintant un sang non pas rouge comme la passion mais noir comme le désespoir. L'une de ces créatures se jeta sur moi et attrapa mon bras dans sa mâchoire. Hélas pour elle, le fer ne se mâchait pas si aisément. Je mis fin à sa vie en lui tranchant d'un coup sec la tête. D'autres avaient voulu suivre son exemple mais, elles aussi, n'allaient pas voir le jour suivant se lever quand elles rencontrèrent ma lame.

Mes pas m'emmenèrent devant une église. Sur le chemin, j'avais dû user plusieurs fois de la force pour arriver à destination. Là, une horde s'était rassemblée. La voix était maintenant plus claire que jamais.

-Viens à moi, mon guerrier. Suis le son de ma voix et rejoins-moi...

Ce n'était plus ma raison qui semblait me guider mais mon instinct. Une chose m'appelait et j'étais incapable de l'ignorer. Quelque chose en moi me poussait à la rejoindre à tout prix. Comme à chaque fois. Et comme à chaque fois, tout ce qui se dressait sur ma route en payait le prix. Les créatures se jetèrent sur moi les unes après les autres. Sans pitié, je les pourfendais pour me frayer un chemin. Les cris de douleur et de rage, les membres qui s'envolaient, les entrailles qui se répandaient sur le sol, leur sang s'éclaboussait sur mon armure ou se mêlait au sol boueux... Il était difficile de décrire le carnage auquel je m'adonnais. Mais il y avait une chose qui était sûre : je ne ressentais rien. Pas la douleur ni la fatigue. Même pas de la pitié envers ces choses qui ne semblaient vivre que pour leur instinct. J'étais un être vide dans une armure, semant la mort dans une ville maudite, à la poursuite d'une voix fantôme.

Laissant mon charnier derrière moi, je pénétrais avec fracas dans ce lieu saint. Près de l'autel, j'apercevais deux silhouettes. L'une d'elles s'avança vers moi. Une femme voilée, dont le visage était à peine perceptible. Je peinais à voir ses lèvres remuer quand elle s'adressa à moi, avec cette même voix étouffée proche du murmure :

-Tu es enfin là, disait-elle en avançant lentement. Pauvre petite créature sans âme... Toi qui marche seul sur ces terres, sans but... Comme bien d'autres, avant toi. Je suis si heureuse que ce soit ma voix que tu ais entendu...

J'ignorais pourquoi ni comment mais ses paroles m'envoutaient. Quelque chose en moi m'ordonnait d'aller vers elle ; de m'abandonner à elle. Alors que cette femme s'avançait vers moi, je vis plus distinctement l'autre silhouette. Un homme en armure, comme moi. Une armure aussi sombre que le sang noir qui coulait dans ces créatures que j'avais exterminé. Il ne bougeait pas. Il était immobile et m'observait, comme une gargouille n'attendant qu'un prétexte pour se montrer hostile au cas au je me montrais menaçant.

La femme voilée poursuivait son avancée vers moi, tout en continuant à déverser ses paroles insensées :

-Tu as prouvé ta force et ta valeur. Ton errance touche à sa fin, mon bel enfant. Viens à moi... Deviens mon bras armé, comme ton frère qui m'a déjà rejoint. Répands ma parole dans ces terres et au-delà. Que ma voix te guide... Qu'elle devienne ta maîtresse...

Elle était maintenant face à moi, ses mains sur mes épaules. De belles paroles. Elle m'offrait une vie, un but. Des choses que toute créature douée de conscience aspirait. Une proposition alléchante... Mais pas pour moi. Je ne voulais pas de ce qu'elle me proposait.

Je penchais la tête sur le côté. Même de si près, je n'arrivais pas à voir son visage derrière le voile. Je ne voyais toujours pas ses lèvres remuer quand les sons sortaient de sa bouche. Des sons qui ne m'atteignaient plus, qui ne m'intriguaient plus. Ce n'était que du bruit... Une cacophonie que je trouvais insupportable, à présent. Je ne voulais plus qu'une chose : qu'elle se taise.

Mon épée se planta violemment dans son estomac. Un cri strident résonna dans l'église. L'homme à l'armure sombre se précipita vers moi. Sans perdre de temps, je retirais la lame du ventre de cette femme et me ruait sur son gardien souhaitant la venger. L'entrechoc de nos armes et les cliquetis de nos armures, qui résonnaient dans ce lieu autrefois saint, étaient l'hymne de notre affrontement. Mais tout cela ne dura qu'un instant. Malgré son apparence inquiétante et le fait qu'il m'ait entaillé le bras, il ne m'arrivait pas à la cheville. Il était plus lent, maladroit dans ses gestes... Il ne me fallut pas longtemps pour le mettre à genou et le décapiter d'un coup. Son corps tomba alors sur le sol poussiéreux dans un grand fracas.

J'entendis ce qui ressemblait à des gémissements. En me retournant, je vis cette femme rampant vers la sortie. Un flot de sang noir coulait de sa blessure, comme de la mienne, se répandant sur le sol tel de la peinture. Alors que j'approchais, elle semblait appeler à l'aide. Lorsque je fus au-dessus d'elle, elle me supplia de l'épargner. Je n'en fis rien et lui écrasa la tête comme on écrase un cafard envahissant, éparpillant sa cervelle molle sur le sol. Dès cet instant, des hurlements s'élevèrent dehors, puissants et proches. Apparemment, il restait encore quelques-unes de ces créatures dehors. L'arme au poing, je sortais de l'église et me préparait à abattre encore quelques abominations.

Mon cheval m'attendait toujours à l'entrée de la ville. Couvert de sang noir, dont le mien coulant de mon bras, je m'avançais vers lui. Il s'affola légèrement mais j'attrapai et tira d'un coup sec sur sa bride pour le calmer, avant de me remettre en selle et de reprendre la route, m'éloignant de cette ville maintenant habitée par ces abominations dont j'ignore le nom. Je n'avais pas non plus cherché à leur en donner. Cela n'avait pas d'importance. Tout ce que je souhaitai, c'était reprendre ma route. Sans but apparent, sans destination. Juste la route et moi.

Ce n'était pas la première femme voilée que je rencontrais dans les terres mortes. Chacune avait un ou plusieurs de ces gardiens en armure avec elle. Chacune avait souhaité faire de moi une sorte de messager ou de héraut, voire son nouveau gardien. Mais à chaque fois, une pulsion en moi me forçait à mettre un terme à leur vie. Quelque chose de plus fort que le son de leur voix. Peut-être était-ce cela mon rôle dans cet enfer. Elles réveillaient en moi quelque chose. Des sensations. Des impressions que je ne ressentais pas, d'habitude. Je n'ai jamais demandé à l'une d'entre elles qui elles étaient. Ce qu'elles étaient. Je me contentais de les tuer, ainsi que ceux qui les entouraient. Mais dans quel but ? J'étais incapable de répondre à cette question que je me posais à moi-même. Qui sait ? Il n'y avait peut-être pas de but derrière tout cela. En attendant, je continuais.

Je continuais d'errer seul dans les Terres Mortes.

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