Nazeem
Nazeem et Ophiri étaient des jumeaux, un garçon et une fille, nés dans une petite tribu de nomades vivant dans le désert de Gima. Dès bébé, ils ne voulaient pas être séparés. Si on les éloignait trop l'un de l'autre, ils se mettaient à pleurer à plein poumons, surtout Ophiri. Il fallut attendre leur sixième anniversaire pour qu'ils acceptent de faire des choses séparément.
Après leur septième anniversaire, leurs parents commencèrent à leur confier des responsabilités. Nazeem aidait à s'occuper des troupeaux en compagnie de son père et par occasion, apprenait à chasser aux côtés de son oncle. Ophiri apprenait la cuisine, la couture et le tissage avec sa mère, pour la préparer à confectionner son futur trousseau de mariage. Les jumeaux étaient sérieux dans leurs tâches et faisaient la fierté de leurs parents. En grandissant, Nazeem se révéla être meilleur chasseur que berger et il se consacra alors uniquement à cette tâche. Ophiri, de son côté, continuait d'apprendre à être une bonne épouse. Mais les jumeaux restaient proches, très proches. Au point que cela commençait à devenir troublant. Par exemple, il arrivait à Ophiri d'être maussade durant toute une journée mais de s'illuminer soudainement dès le retour de son frère. Plus d'une fois, l'un ou l'autre se rejoignait dans leur chambre et pouvait passer la nuit entière à parler. Une telle complicité, même entre frère et sœur, commença à paraître étrange dans la tribu et cela inquiétait encore plus leurs parents.
Peu avant leur quatorzième anniversaire, la tribu s'était installée non loin de la ville Karmak, construite sur la lisière du désert et que tous nommés la Mer de Sable. C'était un point de rendez-vous pour les chasseurs de trésors car sur la Mer de Sable, il n'était pas rare de trouver d'anciennes ruines elfes et autres, avec les richesses qui allaient avec. Bien entendu, ce genre d'expédition était risqué. Pour atteindre ces dîtes ruines, il fallait traverser un désert de sable dont il était impossible de marcher dessus. La Mer de Sable n'était pas qu'un surnom car ce dernier était aussi dense que l'eau. Une fois qu'une personne s'enfonçait dedans, il lui était très difficile d'en sortir. Nazeem avait réussi à trouver du travail dans cette ville, chargé d'entretenir les voiliers des sables, l'un des moyens de transports sur cette Mer. De ce fait, il lui arrivait de revenir chez les siens alors que tous dormaient déjà, passant donc moins de temps avec sa sœur. Pour Ophiri, elle commençait à recevoir des demandes de prétendants. Rien d'étonnant à cela, Ophiri devenait une belle jeune fille, elle savait coudre, cuisiner, chanter, danser, s'occuper des enfants et des animaux, pouvait être bonne pour marchander, se montrer sociale... Il était donc peu étonnant que bien des hommes se battent pour avoir sa main et son père allait bientôt devoir songer à réfléchir à une offre très sérieusement.
Le temps passa et le père d'Ophiri accepta finalement une demande en mariage de la part du père d'un jeune homme de Karmak. C'était un marchand d'antiquité possédant plusieurs voiliers des sables et son fils aîné organisait des expéditions dans les ruines. Nazeem avait plus d'une fois travaillé sur leurs voiliers et les connaissaient un peu. Si le père était quelqu'un de tout à fait respectable et apprécié de ses pairs, ce n'était pas le cas de son fils. Au contraire, on disait à voix basse que c'était quelqu'un de hautain, qu'il profitait de la fortune de son père pour s'amuser, laissait les autres explorer les salles dangereuses dans les ruines et aimait jouer des poings sur les moins fortunés. Et malgré tout, le père de Nazeem et Ophiri était bien décidé à marier sa fille à cet homme méprisable, dans l'unique but d'obtenir plus de terres pour ses troupeaux. Quand ils se retrouvaient seuls, Ophiri confia à son frère qu'elle ne voulait pas se marier avec ce fils d'antiquaire, qu'elle le détestait plus que tout et qu'elle préférerait encore épouser un âne.
Alors que les pères continuaient à négocier pour le mariage, le fils de l'antiquaire organisa une nouvelle expédition mais les ruines dans lesquelles il comptait se rendre étaient réputées dangereuse, que seules les premières salles étaient sûres et que les suivantes étaient truffées de pièges et de maléfices. Il n'était donc pas étonnant que les volontaires ne se bousculent pas. Toutefois, Nazeem se proposa pour l'accompagner. Lui et le fils de l'antiquaire ne s'aimaient pas mais comme il était de notoriété publique qu'ils allaient peut-être devenir beaux-frères, ce dernier accepta qu'il vienne. Ils partirent pendant plus de sept jours...
Le huitième jour, sans nouvelles, les familles s'inquiétèrent et craignirent le pire. Les autorités de Karmak furent prévenues et déclarèrent que s'ils n'étaient pas revenus à la fin du dixième jour, ils organiseraient une expédition pour les secourir. Ou au moins, récupérer les corps. Le onzième jour, toujours sans nouvelles, on envoya des hommes aux fameuses ruines, armés et accompagnés d'un des rares mages à des lieux à la ronde.
Le treizième jour, ils revinrent avec seulement deux survivants de l'expédition : Nazeem et le fils de l'antiquaire. Mais ce dernier avait le regard vide, ne réagissait pas quand on lui parlait ou quand on le touchait. Parfois, il laissait un son s'échapper de sa bouche mais le plus souvent, rien de compréhensible. Selon le mage, il avait été frappé par une puissante malédiction et il n'était pas sûr d'être capable de la briser. Nazeem, lui, était blessé de toute part mais sa vie n'était pas en danger. L'antiquaire était dévasté de perdre, en quelque sorte, son fils aîné mais le père de Nazeem remercia les dieux de lui avoir rendu son unique fils.
Suite à cela, les négociations pour le mariage d'Ophiri n'allèrent pas plus loin et les demandes de prétendants recommencèrent.
Les jumeaux avaient maintenant atteint leur seizième anniversaire. Nazeem, à force de petites économies et de débrouillardise, s'était construit son propre petit voilier des sables et avait commencé à explorer lui aussi des ruines, lui arrivant de s'absenter des jours mais il revenait toujours avec des antiquités à vendre aux marchands ou aux érudits. Ophiri, elle, était sur le point d'épouser un de ces chasseurs de trésors, du nom de Khaleem. Elle semblait heureuse et ravie de cette union et les négociations se déroulaient bien.
En commençant à explorer des ruines, Nazeem avait dû apprendre à se battre au sabre et l'archerie, pour se protéger d'éventuels pilleurs ou bandits qui sévissaient couramment dans la région, mais surtout car dans les ruines, il arrivait, bien que rarement, de croiser des créatures qui y avaient élues domicile. S'il avait du mal avec un arc et des flèches, il se révéla très doué avec une lame. On racontait qu'il était capable d'affronter trois gardes en même temps tant sa technique était parfaite.
Le mariage d'Ophiri et Khaleem fut une grande fête. Prêt de la moitié de Karmak avait été convié. Pour être sûr de pouvoir nourrir tout le monde, on avait commencé à cuisiner la veille de la cérémonie pour faire cuire le lendemain. Pour la viande comme le mouton, il n'y avait pas d'autre choix que de s'y prendre au matin pour garder une viande fraîche.
On préparait la mariée avec de beaux vêtements superbement ornés, de belles parures et un peu de maquillage. Elle devait ensuite attendre son futur époux dans une yourte avec les tapisseries et le linge composant son trousseau de mariage. L'époux lui aussi se devait d'être bien habillé. Khaleem avait même accroché à sa ceinture un sabre neuf offert par son père et chevauchait le nouveau cheval qu'il avait récemment acquis. Il devait auparavant faire le tour de la ville avant de se rendre chez la famille de sa future épouse, où ils attendraient le religieux qui viendrait les unir sous le regard des dieux. Le futur mari n'arriva qu'après midi, quand les convives déjà sur place commencèrent à manger. Mais généralement, ce n'était qu'à ce moment-là que la fête commençait réellement. C'était à ce moment que les sens étaient stimulés par les bonnes odeurs, la musique ou les danses des femmes. La viande de mouton grillée circulait en même temps que le riz revenu dans l'huile, les ravioles aux légumes disparaissaient aussi vite qu'ils étaient servis, au même titre que les pains plats. Le vin, alcool de fête dans cette région, était très demandé et la volaille tendre ne faisait pas long feu. Khaleem et Ophiri partageaient leur repas, portés par l'ambiance festive, alors que les invités se succédaient pour dire à quel point ils étaient beaux. Nazeem, pour sa part, restait le plus souvent à l'écart. Il ne parlait qu'à peu de gens, essentiellement ceux venant le féliciter pour le mariage de sa sœur. Mais la plupart du temps, il paraissait perdu dans ses pensées et restait distant. Un comportement qu'il avait adopté il y a peu, depuis qu'il s'absentait de plus en plus longtemps pour aller dans des ruines. Il ne parlait presque plus avec sa famille, à l'exception de sa sœur. Son seul ami, ou du moins ce qui s'en rapprochait le plus, était Khaleem, peut-être du fait qu'ils exerçaient le même métier et qu'il devenait son beau-frère.
Alors qu'on commençait à servir la viande de bosse de zébu grillé, le religieux arriva.
Les vœux de mariage se déroulaient ainsi : les mariés se retrouvaient devant le religieux dans une petite pièce, accompagnés d'un témoin de chaque famille, généralement un parent proche, ici les pères. Là, les mariés devaient partager un morceau de viande cru provenant du même animal, de préférence un agneau, et boire une même coupe de lait, symbolisant leur union, avant que le religieux ne récite quelques prières. Les mariés devaient ensuite réciter les vœux après le religieux et l'union était définitive après que les témoins aient partagé une même coupe d'alcool, symbolisant l'union des familles. Une fois cela fait, les témoins annonçaient fièrement à la foule la venue du couple marié béni par les dieux, accueillis par un tonnerre d'applaudissements et d'acclamations, également signe que les pâtisseries pouvaient enfin être servies.
Le soleil était presque couché et bien que la fête fût loin d'être terminé, le moment était venu pour la mariée de partir avec son époux chez lui. La séparation avec les parents se fit avec retenue, bien que sa mère pleurât de voir sa fille partir. Mais lorsque vint le moment de dire au revoir à son frère, Ophiri avait fondue en larmes et refusait de le lâcher. Il avait fallu que Nazeem la raisonne pendant une bonne demi-heure avant qu'elle ne parte. Malgré cela, elle pleurait encore quand son mari l'emmena.
Chez la famille de la mariée, on continuait la fête sans elle, alors qu'une autre débutait quand les amants arrivèrent chez la famille de l'époux. Encore une fois, on mangeait jusqu'à plus faim et buvait jusqu'à plus soif. On racontait qu'une fois là-bas, elle était rayonnante de bonheur et personne ne se serait doutait qu'elle avait pleuré il y a peu.
Ce soir-là, après le départ d'Ophiri pour aller chez sa nouvelle famille, Nazeem embarqua secrètement sur son voilier des sables et partit sur la Mer de Sable...
***
Les jumeaux avaient à présent atteint leur dix-huitième année d'existence. Ophiri avait donné naissance à un premier enfant l'an dernier, un garçon. Elle l'emmenait voir ses grands-parents chaque fois qu'elle sortait faire le marché, une fois tous les deux jours, car personne ne pouvait s'en occuper, Khaleem étant souvent absent, ainsi que son père, et sa mère était morte il y a peu d'une maladie. Nazeem n'était presque jamais présent et passait presque tout son temps dans le désert. Il lui arrivait de partir un mois entier sans prévenir qui que ce soit. Même Khaleem s'inquiétait et fit part de ses inquiétudes à son épouse. Il lui arrivait de croiser de temps en temps Nazeem aux alentours de certaines ruines, celles qui avaient pour réputation d'abriter des forces étranges ou qu'on disait maudite. Il ne l'avait jamais vu y entrer mais connaissant son goût pour l'exploration, Khaleem doutait que Nazeem se contentait d'admirer les constructions. De plus, quand il était de retour en ville, il se comportait de manière violente. Un jour, un voyageur bien plus grand et bien plus costaud que lui avait provoqué sur la place publique. Nazeem l'avait presque tué, à mains nues. Une autre fois, une bande de voyous avait essayé de le dépouiller, un soir où il rentrait tard du désert. Le lendemain matin, ces mêmes voyous étaient retrouvés suspendus par les pieds sur les potences, avec gravé sur leur torse « chien ». Petit à petit, les gens l'évitaient et il avait de plus en plus de mal à trouver des acheteurs. Il fut bientôt obligé de s'associer avec d'autres explorateurs pour toucher une commission sur les marchandises qu'ils rapportaient, tout en étant toujours aussi violent.
Son père se mit alors en tête de lui trouver une épouse, pensant qu'une vie de famille le forcerait à se calmer. Bien que bon nombre de gens pensaient pareils, aucuns pères ne voulurent marier leur fille à un homme capable d'une telle violence. On compta alors sur ses liens avec sa sœur pour le calmer un peu. Ophiri, qui était toujours aussi proche de son frère, alla lui parler, à la demande de son père et de son mari. Mais après lui avoir parlé, elle confia à son mari que son frère avait en effet changé : bien plus chaleureux auparavant, il était à présent aussi froid que le vent soufflant la nuit.
Durant la dix-neuvième année de vie des jumeaux, un sujet revenait sur toutes les lèvres des habitants de Karmak. De nouvelles ruines venaient d'être découvertes mais il était impossible d'y entrer. Le mage de la région était parti en reconnaissance, avec son apprenti, et conclut que seule la magie pouvait ouvrir la porte. Il ajouta que si une protection si puissante avait été installée, c'était que ce qui se trouvait à l'intérieur pouvait être très dangereux. Néanmoins, lui comme les autres, étaient curieux de savoir ce qu'il y avait à l'intérieur. Et si l'endroit était si bien protégé, cela voulait dire qu'on trouverait bon nombre de richesses à l'intérieur. Une expédition de grande envergure se préparait, financée par le maire lui-même. Plusieurs voiliers des sables avaient été réquisitionnés avec leur navigateur. On préparait bon nombre de provisions, une bonne réserve d'eau, on embauchait des ouvriers, payait leurs outils, engageait des mercenaires de passage quand on s'aperçut que le peu de gardes qu'on envoyait comme escorte ne suffirait pas... Les services d'érudits avaient été demandés pour étudier les constructions tandis que tout ce qui toucherait à la magie serait du domaine du mage, de ses confrères qu'il avait fait venir de loin dans le désert, et de son apprenti. Nazeem et Khaleem faisaient également partie de l'expédition.
Le jour du départ, les familles vinrent dirent au revoir à leurs fils. Nazeem et ses parents s'échangèrent à peine un regard. Ce fut Ophiri qui lui demanda de revenir sain et sauf, au même titre que son mari. Le peuple de Karmak était présent, lorsque la petite flotte de voiliers des sables quittait le port et voguait sur la Mer de Sable.
Il a fallu attendre plus de trois mois avant un premier retour. Seulement quelques voiliers étaient revenus, avec de vieilles antiquités à vendre. Ces hommes racontèrent que malgré tout ce temps, ils n'avaient pu qu'explorer qu'une partie des ruines du fait que des couloirs s'étaient écroulés il y a longtemps et que des portes en pierre ne pouvaient s'ouvrir qu'à l'aide de rituels magiques. Il ne fallait donc pas s'attendre à de grandes avancées rapides.
Plus tard, ils mirent au point des rotations entre les ouvriers et les chasseurs de trésor. Les ruines étaient bien plus grandes que prévu et l'équipe sur place s'épuisait vite. Dans leur avancée, ils étaient tombés sur de nombreux pièges et créatures monstrueuses protégeant les lieux. Il y eut quelques morts mais c'était le risque de toutes les expéditions. Mais parmi eux, ni Khaleem ni Nazeem n'avaient été mentionnés.
Khaleem revint d'ailleurs le quatrième mois, au grand soulagement de sa femme. Il était revenu à temps pour fêter les deux ans de son fils. Quand Ophiri demanda des nouvelles de son frère, Khaleem avait hésité, au début, à lui en parler. Il lui raconta finalement que Nazeem ne restait pas avec les autres chasseurs. Par contre, on l'avait souvent croisé en compagnie de l'apprenti du mage. Ils semblaient parler de choses importantes, mais il était difficile d'imaginer de quoi un apprenti des arcanes magiques et un simple chasseur de trésors violent pouvaient bien parler. Ajouté à cela, on racontait qu'ils se voyaient toujours à l'abri du regard du mage. Pendant les fouilles, Nazeem traînait le plus clair de son temps devant les portes scellées par magie et s'en allait juste avant que les mages ne viennent les examiner.
L'attitude du frère d'Ophiri était en effet inquiétante. Mais elle se demandait surtout pourquoi cet intérêt soudain pour ce que touchait à la magie. Avant, ce genre de chose l'indifférait. Avant cette expédition dans ces ruines avec ce fils d'antiquaire...
Khaleem resta un mois avant de repartir pour ces ruines. Nazeem n'était toujours pas revenu. Juste avant le départ, un voilier transportant l'un des mages revint au port. Il disait, à ceux qui demandaient, qu'ils avaient découvert une antique bibliothèque dans les ruines, avec des textes anciens et d'anciennes cartes. Il s'était proposé pour revenir chez son confrère de Karmak, afin de déchiffrer ce qu'il pouvait en utilisant l'atelier de ce dernier. C'est après que Khaleem partit.
La vie suivait son cours à Karmak, les ouvriers et chasseurs continuaient de permuter, mais l'enthousiasme des débuts lorsqu'ils étaient partis avait laissé la place à la peur. Plus le temps passait et moins les gens souhaitaient y retourner. Pas à cause du manque de richesses, ces dernières semblaient encore abondantes, mais parce que depuis quelques temps, ils pouvaient sentir que quelque chose de mauvais flottait dans l'air. Certains parlaient d'une odeur, d'autres de quelque chose d'invisible qui rampait sur eux à longueur de temps. Mais tous s'accordaient à dire que, la nuit tombée, pendant leur sommeil, ils entendaient des murmures. Le plus souvent, en provenance des ruines. Puis ce qui devait arriver arriva.
Les ouvriers et les chasseurs avaient trop peur de rester dans les ruines et annoncèrent que tout l'or du monde ne valait pas ces cauchemars, avant de plier bagages. Seule une poignée de mercenaires désireux d'obtenir leur paye et les mages décidèrent de rester. Eux et Nazeem. Khaleem était revenu chez lui, au grand soulagement des siens, bien que son épouse ait peur pour son frère jumeau.
Des jours passèrent sans que l'on sache ce qui se passait dans les ruines. Personne n'en parlait. Personne ne voulait en parler. Tout le monde voulait oublier cet endroit qu'on commençait à qualifier de « maudit » et n'hésitait pas à traiter de « fou » ceux qui étaient restés.
Un matin, le mage de la ville revint et couru directement dans son atelier rejoindre son confrère qui s'y été installé. Il n'en fallut pas plus pour attiser les commérages mais tous restaient à l'écart, craignant qu'un mauvais sort provenant de « là-bas » ne les touche. Les deux mages ne quittèrent pas l'atelier pendant des jours, faisant faire leur marché par le petit domestique. Ils ne parlaient avec personne d'autres et encore moins de leurs découvertes. Pourtant, Ophiri disait vouloir savoir ce qu'il était advenu de son frère jumeau. Elle voulut à plusieurs reprises se rendre chez le mage mais absolument tout monde l'en empêcha, particulièrement son père. Après une énième tentative, ils se disputèrent si violemment qu'on entendait leur voix porter dans la rue. De ce que le voisinage avait entendu, son père lui avait ordonné de ne plus parler de Nazeem, qu'il était sans doute mort et que c'était mieux ainsi car son comportement lui faisait honte. On entendit aussi Ophiri déclarer que son père n'était qu'un vieil hypocrite plus soucieux des apparences et de ses richesses. Quelques instants plus tard, on voyait Khaleem, son fils et sa femme quitter la demeure du père de cette dernière. Certains attestèrent avoir vu que la lèvre de la jeune femme était fendue.
Les évènements de cette soirée étaient flous : les deux mages étaient sur le point d'embarquer sur un voilier des sables, pour se rendre aux ruines. Ces paroles n'étaient pas fiables, car venant d'un mendiant, mais il affirmait à qui voulait l'entendre qu'il avait vu ces deux hommes parler à une femme, qui les avait interpellés juste avant leur départ. Le mendiant n'avait pas entendu la conversation de là où il était, ni voir distinctement à quoi ressemblait cette femme, mais il affirmait que les deux mages n'étaient pas à l'aise en lui parlant. Au point qu'ils semblaient ravis de la voir partir, avant qu'ils n'embarquent.
Deux jours plus tard, Ophiri avait disparue.
Bon nombre de spéculations circulèrent mais la plus probable, selon tous, c'était qu'elle était allée aux ruines rejoindre son frère. D'ailleurs, on avait noté la disparation d'un voilier...
Le soir même, tout Karmak se réveilla comme un homme. Un cri perçant s'était élevé dans les airs, quelque chose d'inhumain. Un cri qui ne venait pas de quelque part dans la ville mais du désert. Après le cri vint une espèce de lueur au loin, sur la Mer de Sable. De Karmak, ce n'était qu'un point rouge mais la lueur était si intense qu'on aurait dit un feu allumé à tout juste quelques pas du port. Puis une sorte de nuage se forma au-dessus. Presque comme ceux qui annonçaient les orages mais sa teinte sombre semblait plutôt être un mauvais présage. Les explorateurs disaient que les ruines étaient là-bas et tout le monde se mit à penser à un châtiment divin ou à une malédiction.
Ce n'est que le lendemain matin, quand la lumière rougeâtre eut disparu, qu'on envoya des gens voir ce qui s'était passé. Les volontaires ne se bousculaient pas mais un petit groupe réussit à se former et partit voir ce qui s'était passé dans les ruines.
Deux jours plus tard, ils étaient revenus, avec pour seul survivant l'apprenti du mage. Blessé et en état de choc, on l'emmena d'abord se faire soigner. Puis il raconta ce qui s'était passé.
Les mercenaires engagés avaient fui comme les autres, ne supportant plus les voix. Une jeune femme avait débarquée, juste avant que les mages ne pénètrent à nouveau dans les ruines. Elle avait dit être la sœur de Nazeem, Ophiri, soucieuse de savoir si son jumeau était en vie. Ne pouvant descendre dans les ruines, car trop dangereuses, et ne pouvant rester seul à l'extérieur, le mage avait demandé à son apprenti d'attendre avec elle leur retour, car ils avaient soi-disant besoin de Nazeem. L'apprenti expliqua qu'ils avaient découvert une salle étrange, vraisemblablement utilisée pour des rituels obscurs. Rituels qui avaient étaient gravés sur les murs dans une langue ancienne, d'où le fait qu'un des mages était retourné à Karmak pour étudier d'anciens textes. Les mages aussi entendaient les voix provenant des profondeurs des ruines. Elles ne leur disaient pas toutes la même chose mais souvent, elles les incitaient à effectuer un rituel précis. Et pour se faire, il fallait un vaisseau, un être qui pourrait faire office de réceptacle. L'apprenti ignorait si c'était la curiosité, l'orgueil ou n'importe quoi d'autre qui les poussa à faire ça, toujours était-il qu'ils avaient l'intention de se servir de Nazeem pour arriver à leur fin, sans qu'il soit mis au courant. L'apprenti ignorait ce qui s'était passé en bas mais deux heures plus tard environ, un cri strident s'échappa des ruines puis une colonne de lumière rouge avait détruit une bonne partie des lieux tout en s'élevant dans les airs. Puis vinrent les nuages sombres et, venant du sol, une fumée noire d'encre qui commençait à envelopper les alentours. L'apprenti avoua avoir utilisé ses pouvoirs pour se protéger lui, oubliant Ophiri qui fut emportée par la fumée. Après, c'était le trou noir dans ses souvenirs. Les hommes partis à la recherche de survivants n'avaient trouvé personne d'autre sur les lieux. Pas de corps, pas de traces d'une présence humaine. Rien.
Dès lors, on interdit à quiconque d'aller dans ces ruines et ceux qui s'y était aventuré furent déclaré disparus, au même titre qu'Ophiri. Khaleem pleura sa femme et la mère de son fils pendant des jours.
***
Les évènements qui suivirent étaient flous. Ce qui était sûr, c'était qu'après tout cela, l'apprenti s'appropria les possessions de son maître, dont son atelier. Personne n'osait l'approcher, de crainte d'être maudit. Il se disait qu'il continuait à étudier les anciens travaux de son maître, notamment sur ces fameuses ruines. Mais personne n'alla vérifier si ces rumeurs étaient fondées. Toutefois, le soir, ses voisins l'entendaient parler avec quelqu'un alors qu'il vivait seul. Quand il daignait sortir, il paraissait manquer de sommeil ou devenir fou. Son attitude empira : il se rongeait les ongles, s'arrachait les cheveux... Il tenta même de se couper une oreille avec un couteau, en déclarant qu'il ne supportait plus de les entendre. On décida alors de l'enfermer, pour sa sécurité et celle des autres, pendant qu'il ne répétait sans cesse : « il arrive, il arrive ».
Ce fut après que rien n'était plus sûr. Un soir, Karmak fut attaqué. Les maisons étaient incendiées, les gens attaqués durant leur sommeil, les gardes démembrés... Seule une petite poignée avait pu fuir les lieux. Mais aucun d'eux ne put décrire précisément les assaillants. L'un racontait que c'était des hommes en tenue sombre au regard inhumain, un autre disait que c'était des bêtes dont les griffes étaient aussi tranchantes que la lame d'un sabre et crachant le feu ou encore qu'il s'agissait d'ombres huileuses glissant sur le sol. Mais tous s'accordaient à dire que leurs yeux étaient d'un rouge sanguinaire, brillant dans la nuit comme un feu.
Un témoignage d'un de ceux qui s'était échappé était tout de même troublant. Il était le voisin du père d'Ophiri. Son gendre et son petit-fils passait la soirée chez lui. Lors de l'attaque, ces choses avaient traîné la famille entière dehors, où attendait deux personnes vêtues de noir, le visage dissimulé par un turban tout aussi sombre. L'un d'eux, portant un sabre, tua tout le monde, sauf Khaleem et son fils. L'autre s'approcha du petit et sembla lui dire quelque chose. L'homme raconta que l'enfant sauta dans les bras de cet individu et le serra contre lui puis qu'il fut emmené, alors que Khaleem demandait grâce pour son fils, avant de se faire décapiter.
Un autre témoignage, celui d'un garde qui avait survécu, racontait que ces mêmes individus étaient venus chercher l'apprenti dans sa cellule. Que l'un d'eux portait un enfant dans ses bras et que lorsque le garde les attaqua, il avait distinctement vu leurs yeux, rouge comme le sang, avant d'être gravement blessé. Il vit ces personnes emmener l'apprenti, qui suppliait d'avoir la vie sauve. Que l'un de ces individus lui avait promis qu'il ne lui arriverait rien, s'il l'aidait à accéder à cette chambre du rituel. Qu'il ne voulait pas tout ça. Le garde raconta, qu'en se débattant, l'apprenti avait arraché le turban de son agresseur et ce dernier avait vu le visage de Nazeem. Le garde ne se souvenait pas si l'apprenti avait été tué ou non, s'étant évanouis après.
Quoiqu'il en soit, quand des gens revinrent à Karmak des mois plus tard, il ne restait que des ruines presque entièrement recouvertes par la Mer de Sable qui l'engloutissait peu à peu. On récupéra quelques archives mais plus personnes ne voulut vivre ici et on ne retrouva jamais ceux qui avait attaqué si sauvagement cette ville pourtant si paisible.
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