Le chevalier de la foi qui doutait...
Il était fatigué. Usé par les batailles, le sang, la sueur et la boue. Des années durant, il avait combattu au nom de la foi, de l'humanité. Il avait tué pour des idéaux qui n'étaient pas les siens, sans remettre en question ce qu'on lui disait. Et qu'avait-il trouvé au bout du chemin ?
La bataille faisait encore rage mais lui était assis sur un rocher, au sommet de la colline, son armure d'acier et son épée à deux mains couvertes de sang. Sa cape, arborant un soleil blanc comme emblème, était déchiré de toute part. Au pied de la colline, une vision d'horreur à ses yeux. Des hommes et des femmes ; ses camarades, armes aux poings, décimaient ce qui restait d'une armée d'orcs, avant de se mettre en route vers leurs villages pour y massacrer femmes et enfants, pour étouffer toute tentative de vengeance. Non loin de lui, un prêtre, qui avait fait le déplacement pour assister à ce spectacle, faisait part de sa joie à son escorte, ses confrères et des fidèles qui avaient également fait le déplacement :
-Voyez, mes frères et sœurs ! Voyez, chers fidèles ! Voyez comment notre Ordre fier et vaillant terrasse ces infâmes créatures inférieures, qui ont refusées de croire en notre Déesse et en sa Lumière Éternelle ! En libérant ces terres de l'abomination non-humaine, les puissants de ce monde ne nous verront plus comme de vulgaires cultistes, mais comme leurs sauveurs souhaitant les préserver de la décadence et de la dégénérescence de notre espèce ! Béni soit l'Ordre du Soleil Blanc et ses hommes, qui répandent la volonté de l'Église ! Louée soit Lumina et la Lumière Éternelle !
Les autres se mirent à applaudir et criaient leur approbation, tandis que le guerrier ne pouvait s'empêcher d'avoir la nausée. Qu'était devenu ces discours de ces religieux sur le fait d'aimer son prochain ? Le fait d'apporter la Lumière par la parole et non par la force ? De prendre les armes pour nous défendre et non pour attaquer ? Qu'avait-il fait ? Il voulait protéger la foi et ceux qui la propage. Il n'avait pas rejoint l'Ordre pour tuer femmes et enfants. Il n'avait pas prêté son bras armé pour pourfendre des non-humains sous le simple fait qu'ils n'étaient pas comme lui. Il n'avait pas fait le serment de répandre le feu et le sang au bon vouloir d'une Église qui, jadis, lui montrait la voie, à lui et sa famille, depuis toujours...
-Inquisiteur !
Une voix familière vint l'extirper de ses pensées. C'était une femme, à la longue chevelure d'ébène, portant une robe fendue sur les côtés et des cuissardes. Sur son torse, un plastron avec un soleil blanc gravé dessus.
-Inquisiteur, répéta-t-elle. Nous venons d'achever les derniers guerriers orcs. L'Inquisiteur Thornal propose une nuit de repos avant d'envoyer nos hommes...
Elle semblait hésitante à poursuivre puis dit, avec un certain dégoût :
-... d'envoyer nos hommes exterminer les villages orcs environnant pour dissuader l'ennemi de répliquer.
Le guerrier se leva de son rocher, prit son épée, et commença descendre la colline avec la femme. Chaque pas était pénible pour lui, sachant ce qui l'attendait au bout. Il se demandait comment en étant-on arrivé là ; à quel moment tout ceci s'était éloigné de son chemin initial. Non. Peut-être qu'après tout, c'était le chemin voulu depuis le début et qu'il ne s'en était rendu compte que trop tard. Ces doutes le perturbaient mais remarqua qu'il n'était pas le seul à penser ainsi.
-À quoi penses-tu, Sharon ? demanda-t-il à la femme.
-Pardonnez-moi, Inquisiteur, mais... toute cette violence... Est-ce que tout ceci est vraiment la volonté de la Déesse ?
-Qui sait ? Ne dit-on pas que les voies divines sont impénétrables ?
-Quand bien même ! s'exclama-t-elle lorsqu'elle fut sûre que les fidèles ne pouvaient plus les entendre. Approuverait-elle vraiment qu'on massacre femmes et enfants en son nom ? Et tout ce que nous enseigne ses cantiques et...
-Vous doutez, Disciple Sharon ?
Elle se tut subitement, avec une expression terrifiée sur son visage. Elle regardait l'Inquisiteur comme s'il s'apprêtait à faire quelque chose de terrible. Mais ce dernier se contenta de lui offrir un sourire. Un sourire triste.
-Ma foi, je ne vous en veux pas. N'importe qui avec un peu de jugeote douterait aussi, après tout ce que nous avons vécus. Mais évitez de le montrer aux autres. Ils risquent de ne pas apprécier...
-Je vous remercie, dit-elle avec un certain soulagement.
-Ne t'en fais pas. J'ai beau être ton mentor et ton supérieur, nous avons le même âge. Il est normal que je comprenne plus facilement ce que tu ressentes.
-C'est trop d'honneur, Inquisiteur, s'empressa-t-elle de dire malgré son étonnement. Mais vous ne devriez pas me traiter comme égal. Cela risquerait de ternir votre image envers...
-Actuellement, je ne me soucis plus vraiment de mon image...
Ils marchaient à présent au milieu des cadavres d'hommes et de femmes sous l'uniforme de l'Ordre, allongés dans un sol boueux, et de créatures à la peau cendrée ou verte avec des canines inférieures proéminentes. Les orcs, morts l'arme à la main, souvent à genoux. Alors qu'on se pressait pour enterrer les humains morts, même dans une fosse commune, on laissait pourrir à l'air libre les cadavres de ces créatures, mortes pour ne pas s'être soumis. L'Inquisiteur contemplait tout cela avec amertume et dégoût. Il leva la tête et contempla le ciel, en essayant de se remémorer le temps où le lui naïf pensait qu'il allait défendre le Bien, au nom de sa foi. Il pensait aussi que ce même lui le frapperait au visage avec son poing, s'il se voyait aujourd'hui. Et cela le fit doucement rire.
-Inquisiteur ? fit Sharon, légèrement inquiète de le voir rire tout seul.
-Pardonne-moi, dit-il en cachant son visage dans sa main. Je pensais à quelque chose de ridicule...
-Tout va bien ?
-Veux-tu l'horrible vérité ou un doux mensonge ?
-... À vrai dire, je ne pense pas être prête pour l'un ou supporter davantage l'autre.
L'Inquisiteur lui sourit.
-Tu es pleine de sagesses, Sharon. Bien plus que tu ne veux le croire... Je pense que tu ferais une bonne Inquisitrice.
-Ne plaisantez pas avec ça.
-Je ne plaisante pas, lui dit-il avec un ton on ne peut plus sérieux. Je t'ai recommandé pour suivre la formation.
En apprenant la nouvelle, Sharon sembla choquée et ne trouva pas les mots pendant un moment.
-Je... Je...
-Pas la peine de me remercier, tu sais.
-Je... Merci pour cette occasion que vous m'offrez ! Mais je ne suis pas sûr que...
-On n'est jamais sûr d'être prêt, lui dit-il pour la rassurer. On ne le sait qu'une fois sur le tas.
L'Inquisiteur contempla une nouvelle fois le spectacle macabre qui lui était offert et auquel il avait en partie participé. Était-ce vraiment ainsi que l'Église voulait transmettre la parole de la Déesse de la Lumière Éternelle ? En massacrant tout ce qui ne ressemblait pas de près ou de loin à un être humain ? Non, il ne voulait pas de ça. Il fallait changer les mentalités des fidèles mais surtout des prêcheurs. Il imaginait qu'avec des alliés haut placés, comme bientôt Sharon s'il elle devenait Inquisitrice, il pourrait faire bouger les choses. Et quelque part, il pensa que, finalement, son moi d'antan naïf avais réussi à survivre pour pouvoir tout remettre sur le droit chemin...
***
Des années passèrent depuis ces évènements sanglants. Rien n'avait changé. Ou plutôt si, des choses avaient changées. D'un petit culte de niche, l'Église de la Lumière Éternelle avait gagné en puissance et en influence, au point où bon nombre de royaumes en avaient adopté ses croyances. D'une petite milice d'occultistes protégeant des illuminés, l'Ordre du Soleil Blanc était devenu une véritable armée apte à conquérir des pays. La persécution des non-humains s'était intensifiée et commençait à devenir la norme, au point que leur exploitation était encouragée et que le meurtre de l'un d'eux équivalait à un exploit héroïque pour celui qui voulait la bénédiction de l'Église. Rien ne semblait vouloir s'opposer à l'ascension de ces hommes et femmes voulant assoir la suprématie humaine.
Celui qui fut autrefois Inquisiteur n'était à présent plus qu'un vieux vagabond qui ne possédait plus des haillons et son épée à deux mains, vestige de son ancienne vie, qu'il s'était refusait à vendre même pour s'acheter de quoi manger. Il s'était mis à errer çà et là, cherchant toujours un moyen de vivre une journée de plus. Les bonnes âmes lui donnaient volontiers des provisions, de temps en temps. Hélas, elles n'étaient que trop rare et le plus souvent, on le chassait en le traitant de tous les noms.
Depuis peu, il avait pris racine dans une petite ville, à Pendragon, son royaume natal. Il trainait surtout près du bordel local, l'établissement le plus prestigieux à des lieux à la ronde, en espérant que les clients consentiraient à lâcher quelques pièces en passant devant lui. Si cette ville n'avait qu'une chose à offrir, c'était de belles filles. De toutes les maisons closes, on disait qu'elle faisait partie des plus recommandées. Au début, les videurs le chassaient comme un mal propre lorsqu'il traînait trop près, mais après avoir sauvé l'une de ces filles, qui venait travailler, d'un client un peu violent, la maquerelle, impressionnée par son efficacité et par l'arme qu'il avait toujours sur lui, voulut le remercier en lui proposant une chambre, un emploi et le loisir d'avoir une fille dans sa couche une fois par nuit. Reconnaissant, il se contenta toutefois de la chambre et de l'emploi. D'Inquisiteur à videur d'un bordel, à première vue, ce n'était pas très reluisant mais il fallait bien qu'il gagne de l'or pour se nourrir et s'abriter. Et il n'était plus un jeune homme. Les cheveux grisonnants, une barbe grisonnante à peine rasée... Il n'avait plus rien du jeune homme fringant plein d'espoirs et naïf. Il était plutôt devenu un vieux taciturne qui avait parfois des relents d'héroïsme. Ainsi, il arrêta de vagabonder à droite et à gauche et il devint l'un des videurs de La Jouvencelle.
Les jours passèrent, se ressemblant tous. En peu de temps, celui qui fut Inquisiteur était devenu le videur le plus apprécié des filles de La Jouvencelle, surnommé « Papa » par ces dernières du fait son âge et de son côté protecteur envers elle. La maquerelle était très satisfaite de la manière dont il traitait ses filles et de comment il savait gérer les mauvais clients. Et par-dessus tout, à l'inverse des autres videurs, il n'avait jamais requis les services d'une des filles. C'était dans ces moments que la maquerelle faisait remarquer à qui voulait l'entendre, sur le ton de la plaisanterie, qu'un peu plus et Papa pourrait devenir un preux chevalier au service de la royauté.
Un soir, La Jouvencelle était comme toujours bondée de clients avec les bourses pleines, qui ne demandaient qu'à être allégées. Un homme vint voir la maquerelle pour lui vendre une fille. Chose commune, les filles faisant ce métier de leur plein gré étant rares. Suspicieuse, la maquerelle avait quand même demandé à Papa d'être là, quand elle examinerait la fille. La rencontre se fit dans son cabinet, à l'étage, loin des regards indiscrets. Le vendeur était d'une banalité affligeante, bien que convenablement habillé. La fille portait un long manteau noir avec une capuche, cachant son corps et son visage. Mais le plus troublant, c'est qu'elle portait également à son cou un collier avec une chaîne attachée. La maquerelle ne disait rien au début, se contentant d'entendre le vendeur lui vanter les qualités de cette fille, qui soi-disant pouvait satisfaire trois hommes à la fois, qu'elle pouvait aussi s'occuper d'autres femmes, faisant des choses qui feraient rougir les plus puritains... Il en parlait comme d'un objet à vendre, non pas comme une personne, et c'était quelque chose que Papa n'aimait pas. Tout cela ne semblait pas convaincre la maquerelle, qui voulait voir le visage de la fille, avant de prendre une décision.
Le vendeur se mit à blêmir d'un coup et déglutit. Papa avait déjà vu ce genre de comportement, lorsqu'il était Inquisiteur. Cet homme affichait tous les signes d'une personne qui cachait quelque chose. Par précaution et comme signe de dissuasion de prendre la fuite, Papa se plaça devant l'unique porte. Voyant qu'il n'y échapperait pas, le vendeur consentit, très visiblement à contrecœur, à dévoiler le visage de celle qu'il voulait vendre. Dès que son visage fut découvert, la maquerelle poussa un juron fort et si grossier que même Papa, qui avait longuement vécu dans les rues à côtoyer toute sorte de gens, trouvait cela vulgaire. Mais en voyant cette fille, un tel juron se justifiait. D'apparence, c'était une fille, nue, comme les autres : une belle peau, des beaux yeux couleur amande, une chevelure rousse, une poitrine et des fesses attirantes... Mais elle avait aussi une paire d'oreilles de chat et une queue. Cet homme avait ramené une anima, une non-humaine. La maquerelle entra dans une rage folle. Elle disait qu'il n'avait jamais mentionné, dans ses courriers, qu'il avait l'intention de lui vendre une non-humaine, que si des adeptes de la Lumière Éternelle venaient à apprendre qu'elle hébergeait l'une de ces choses, dans le meilleur des cas, elle serait contrainte de fermer son établissement. Le vendeur disait qu'il devait se débarrasser d'elle car des familles rivales à la sienne avaient fait courir le bruit qu'il possédait une non-humaine pour son usage personnel et qui si cela se savait publiquement, sa réputation serait fichue. La maquerelle n'arrivait pas à se calmer et vint lui arracher la chaîne reliée au collier de l'anima et exigea les clés pour le lui enlever. Le vendeur reprit des couleurs et sourit en lui donnant les dîtes clés, avant de demander si elle acceptait de l'acheter. La maquerelle lui rendit son sourire, se tourna vers Papa et lui demanda, avec un ton mielleux, de bien vouloir reconduire son invité dehors. Papa comprit et sourit à son tour, avant de jeter dehors le vendeur comme on jetait les ordures.
Il ne fallut pas longtemps pour que le bruit court parmi les filles qu'une non-humaine se trouvait ici. Évidemment, la maquerelle avait ordonnée à ce qu'on ne dise rien aux clients sous peine de représailles musclés. Elle voulut la mettre à la porte, mais n'ayant nulle part où aller, l'anima la supplia de la laisser rester ; qu'elle ferait le ménage ou recevrait les clients comme les autres. N'importe quoi, plutôt que de se retrouver dehors, à la merci d'une foule d'humains qui pourrait potentiellement la dénoncer, contre un peu d'or, à l'Ordre ou l'Église. Prit de pitié, la maquerelle accepta de la garder et décida qu'elle serait « une attraction spéciale » pour les clients les plus fortunés. Ça ne plaisait pas à certaines car être l'attraction spéciale signifiait une meilleure paye. Mais aucunes ne se plaignirent. Du moins, ouvertement.
Il ne fallut que quelques jours pour que « l'attraction spéciale » de La Jouvencelle devienne l'une des filles les plus demandée. Mais comme étant la plus chère, les gens qui pouvaient se payer ses services se comptaient sur les doigts de la main et avaient pour consigne d'être discret à son propos, sous prétexte de conserver le mystère auprès du reste de la clientèle et ainsi, faire monter le désir.
En journée, où les affaires tournaient au ralenti, Papa, assis sur un tabouret dans la cour, en profitait pour entretenir son épée, qu'il avait gardé en souvenir de l'époque où il était Inquisiteur pour l'Ordre. Il veillait à ce que, même après toutes ces années, la lame soit plus tranchante que jamais. Alors qu'il avait presque terminé l'entretien de son épée, une petite voix se fit entendre derrière lui :
-Monsieur Cadell ?
Papa, ou plutôt Cadell, sursauta, avant de se retourner et de voir l'anima, vêtue d'un manteau à capuche pour cacher ses « particularités » à d'éventuelles fidèles de l'Église.
-Ne fais plus jamais ça, dit-il d'un ton ferme, la main sur son cœur. Je déteste... qu'on me prenne par surprise.
-Pardonnez-moi, pardonnez-moi, implora-t-elle d'une petite voix et presque au bord des larmes. Je ne voulais pas vous effrayer. Je vous en prie, ne me frappez pas.
-Je n'ai pas l'intention de... Oublions. Il y a un souci, Colette ?
-Non, vraiment pas. Je... Je voulais juste vous remercier pour ce que vous aviez fait pour moi, l'autre soir, avec mon dernier client.
-Je n'ai rien fait de plus que mon travail, petite, lança-t-il avant de reprendre l'entretien de son épée.
-Pardon, Monsieur Cadell, mais puis-je vous poser une question ?
-Bien sûr. Je te répondrais dans la mesure du possible.
-Que faisiez-vous, avant tout ça ?
-Avant ? J'étais un vagabond. Je gagnais ma croûte en mendiant et parfois, je participais à des combats. Rien de prestigieux. Des petits combats de taverne, où les poivrots pariaient sur celui qui tiendrait encore debout.
-Non, ça, je le sais... Les... Les autres m'ont raconté tout cela. Mais je veux dire... avant que vous deveniez vagabond.
Cadell se tut subitement. Il n'avait parlé à personne de son passé en temps qu'Inquisiteur de l'Ordre. Il fallait dire que pendant longtemps, les fidèles de Lumina n'étaient pas les personnes les plus appréciées et qu'il a fallu attendre le massacre des orcs, qui terrorisaient la population de Pendragon jusqu'à Auditore, pour voir émerger les premières vraies opinions favorables venant du peuple. Tout en ignorant toutes ces atrocités que l'Église et l'Ordre se sont bien gardés de divulguer. Taire son passé était devenu un réflexe et de toute façon, il n'en n'était pas vraiment fier.
-Je ne tiens pas à en parler, avoua-t-il.
-Pardon, mais il est étrange qu'un videur, autrefois vagabond, possède une telle arme. Et votre façon de l'entretenir... On dirait...
Cadell se releva brusquement et jeta un regard presque meurtrier à l'encontre de l'anima, qui se tut, effrayée par le visage dur qui était apparu à la place de celui bienveillant qu'affichait habituellement celui que les prostituées surnommaient affectueusement « Papa ». Sans ajouter un mot, il retourna à ses occupations de videur et conseilla à Colette de se préparer pour ce soir.
Les jours passèrent et les relations entre Cadell et Colette commencèrent à devenir étranges. Si toutes les filles de l'établissement se montraient bienveillante avec le vieil homme, l'anima l'était deux fois plus, malgré l'incident de l'autre jour. Quand elle ne travaillait pas, elle passait son temps libre à vouloir discuter avec lui, lui proposait de lui faire à manger ou des choses plutôt futiles à ses yeux. Certaines soupçonnèrent même que les deux étaient amants, chose que Colette démentit, surtout auprès de la maquerelle qui n'appréciait pas qu'une relation pareille se développe entre ses employés car mauvais pour les affaires. Chaque soir, Colette ne voulait personne d'autre que Cadell pour garder sa porte, quand elle recevait des clients dans sa chambre et qu'il fallait qu'un videur veille à ce qu'ils ne prennent pas la fuite au moment de payer. Le vieil homme ronchonnait la plupart du temps mais finissait toujours par accepter, trop bon pour refuser. Plus il passait du temps avec elle, plus il se rendit compte qu'elle était douée dans ce qu'elle faisait. Pour une fille de joie, avoir un joli minois, de belles formes ou être douée dans un lit étaient les qualités requises. Mais il fallait aussi savoir charmer les clients, en leur disant ce qu'ils voulaient entendre ; en les flattant aussi bien hors des chambres que dedans. Et Colette appris cela très vite car, du peu qu'il avait surpris, elle jouait la belle séductrice pour la clientèle alors qu'en vrai, elle montrait une attitude douce proche de celle d'une enfant. Ce qui mettait encore plus mal à l'aise Cadell quand il devait s'assurer qu'un client avait bien payé, quand ce dernier quittait la chambre en remontant son pantalon et qu'elle était là, encore nue et en sueur. Cadell n'était pas très à l'aise à voir les filles de l'établissement nues, les traitant presque comme si c'était les siennes, mais cela était encore plus dur quand c'était Colette. Chose qui amusait la maquerelle, qui lui fit remarquer, un jour, sur un ton plaisantin, qu'il avait beau être un vieil homme, il avait encore le cœur et l'âme d'un jouvenceau.
Un soir où l'établissement était exceptionnellement fermé, Cadell s'apprêtait à se coucher, lorsqu'on vint frapper à sa porte. Se demandant qui pouvait bien venir le déranger à cette heure tardive de la nuit, il alla ouvrir et fut estomaqué en voyant Colette sur le pas de sa porte.
-Inconsciente ! souffla-t-il en la faisant entrer précipitamment. Imagine qu'on t'ait vu !
-Ne vous inquiétez pas, dit-elle en tentant timidement de le rassurer. Il fait nuit noir et...
-Ce n'est pas la question, petite ! Déjà que l'on risque de gros ennuis si l'Église apprend que tu es ici... Mais moi, je risque beaucoup si la patronne se rend compte que tu es venu seule dans ma cabane !
Se rendant compte de sa bêtise, elle murmura un « pardon » qui semblait sincère mais ajouta ensuite qu'elle voulait lui parler seul à seul. Pas vraiment d'humeur à l'écouter, Cadell lui conseilla de retourner dans sa chambre mais elle refusa. Il insista, en haussant un peu le ton, mais elle campait sur ses positions et refusa de partir, même quand il la menaça d'utiliser la force s'il le fallait. Mais rien à faire, elle refusait toujours de partir tant qu'ils n'auraient pas parlés. Elle avait mis de côté sa timidité pour s'affirmer mais cela ne convainquit pas Cadell, lorsqu'il remarqua qu'elle tremblait légèrement. Jugeant que cela avait assez duré, il la prit par le poignet et s'apprêtait à la traîner de force à l'extérieur, mais elle le repoussa et lui lança :
-Je sais qui vous êtes !
Cadell s'immobilisa et regarda la non-humaine, qui le soutenait du regard.
-Tu ne sais rien, lui dit-il.
-Si, au contraire, affirma-t-elle avec une voix tremblante. Je sais que vous étiez dans l'Ordre !
Dès qu'elle prononça ces mots, le vieil homme lui plaqua sa main sur la bouche, de peur qu'on l'ait entendu à l'extérieur, et les fit tomber tous les deux sur son lit. Il guettait le moindre bruit mais rien de plus que le chant des grillons. Il la regarda, droit dans les yeux, allongée sur le lit et ne cherchant pas à fuir. Il enleva sa main et la conversation se poursuivit :
-Qu'est-ce que tu sais, exactement ? lui demanda Cadell, sur un ton menaçant.
Colette fut d'abord hésitante puis lui dit :
-Je sais que vous étiez Inquisiteur. Que vous avez refusé de tuer les membres d'une caravane d'animi qui se dirigeaient vers le nord de Pendragon, il y a une vingtaine d'années.
Cadell blêmit. Quasiment personne ne savait pour cet incident. Ce jour-là, il avait tué son frère d'armes, l'Inquisiteur Thornal, et les hommes qui les accompagnaient. Ils allaient tuer des marchands et leurs familles qui ne demandaient rien à personne, sur le chemin du retour après avoir exterminer un petit groupe d'orcs qui avait échappé aux massacres. À la fin, il ne restait plus que lui et des cadavres, avant de laisser cette vie derrière lui et de prendre la route sans but précis.
-Comment sais-tu ça ? Réponds ! Il n'y avait aucun survivant, ce jour-là ! Réponds !
-Parce que j'étais là ! J'étais là...
-Co... Comment ?...
-... J'étais caché. Sous le cadavre de mes parents. Ils m'avaient caché quand vous avez commencé à vous battre. Je vous entendais vous battre avec les autres, pendant que ceux que je connaissais se faisaient tuer. Je me souviens de votre grande épée, pourfendant ces monstres qui avaient tués ma famille et mes amis. Et je me souviens de vous, après que ce soit fini...
-Je... je...
-Vous ne vous rappelez pas ?
Cadell secoua doucement la tête. Il se souvenait qu'il s'était battu mais les évènements étaient flous, dans ses souvenirs. Pris dans la rage du combat, il lui était impossible de décrire ce qu'il avait fait. Comme si sa mémoire voulait le préserver d'évènements trop pénibles pour lui...
Il sentit alors une main sur sa joue, celle de Colette. Elle lui raconta qu'à la fin, il ne restait que lui parmi les cadavres, le regard dans le vide et couvert de sang. Qu'elle était sortie de sa cachette macabre pour aller vers lui, le remercier d'avoir essayé de les protéger, mais qu'à ce moment-là, elle était incapable de dire s'il avait vraiment conscience de ce qui l'entourait. Qu'elle l'eût juste entendu murmurer un faible « va-t'en » à ce moment-là. Qu'elle l'eût serrée un court instant dans ses bras et lui avait dit qu'elle ne l'oublierait jamais. Même après tout ce temps, elle ne pensait pas le revoir mais en revoyant cette épée, qui était gravée dans sa mémoire, elle était convaincue que le vieil homme, que les filles d'ici surnommaient « Papa », était son sauveur.
Cadell se releva, encore secoué par ce qu'il venait d'apprendre. Sans dire un mot et le regard à moitié perdu dans le vide, il alla vers la porte, l'ouvrit et demanda à la jeune fille de partir. Colette se leva mais ne partit pas. À la place, ses lèvres se déposèrent sur celle du vieil homme. Celui-ci s'apprêtait à la repousser mais cette dernière lui demanda de ne pas le faire, les joues rouges. Elle referma doucement la porte et entreprit un baiser plus fougueux.
Cadell était stupéfait qu'une fille aussi jeune et timide devienne soudainement entreprenante. Il se demandait même s'il n'était pas en plein rêve. Certes, de nombreuses filles de La Jouvencelle lui avait fait du charme mais c'était plus par jeu. Colette était sincère dans ses baisers et encore plus dans ses caresses. Le vieil homme était tétanisé, ne sachant pas quoi faire et se demandant si ce qui était en train de se produire était convenable ou pas. Si son esprit essayait de lutter, son corps répondait d'une façon différente. Finalement, il se laissa entraîner et partagea son lit avec elle.
Malgré son âge, il arrivait encore à donner du plaisir, puisqu'elle miaulait en le serrant contre lui. Elle lui griffait gentiment le dos quand elle sentait ses lèvres effleurer son cou. Il caressait sa peau si douce alors que la fourrure de la queue de cette fille-chat le chatouillait. Elle lui murmurait des mots doux quand il se perdait dans ses seins... À faire tout cela, Cadell se sentit rajeunir intérieurement, éprouvant des choses qu'il n'avait pas ressentis depuis fort longtemps et qu'il voulait continuer à ressentir pendant encore un instant, une nuit, un jour, une éternité.
Il ignora combien de temps cela dura mais une fois terminé, il s'endormi de suite. Il avait beau avoir fait cela avec une certaine vigueur, il n'était plus un jeune homme. Son sommeil fut apaisant et réconfortant. De temps en temps, il se réveillait en sentant la queue de cette fille se frotter contre son pied ou ses grandes oreilles de chats lui titiller les narines pendant son sommeil. Puis il regardait ce visage innocent qui, plutôt, était méconnaissable sous le désir et se rendormi.
Le lendemain matin, il était seul dans son lit mais trouva sur son épée une petite fleur.
***
Depuis cette nuit, Cadell et Colette entretenaient une liaison qu'ils gardaient secrète. Faisant en sorte de ne pas montrer le moindre de signe de favoritisme entre sa bien-aimée et les autres filles du bordel, le vieil homme assurait toujours ses fonctions. Bien entendu, quand Colette recevait un client, la jalousie brûlait en lui comme un feu mais elle le rassura toujours en disant qu'il n'y avait aucun sentiment quand elle le faisait avec eux. Chose que Cadell devait savoir au fond de lui mais vieillir n'empêchait pas la jalousie. Lorsqu'ils étaient seuls, ils discutaient et s'embrassaient voire plus. Elle voulait mieux le connaître et lui, n'aimait pas parler de ses années peu glorieuses au sein d'une communauté qui condamnait à mort ceux comme sa chère et tendre. Elle lui révéla qu'un jour, elle aimerait arrêter de vendre ses charmes, fonder une famille, loin de la persécution. Avec lui. Lui ne sut que dire et elle ne le força pas à dire quoi que ce soit à ce sujet, disant qu'il avait sûrement le temps d'y penser. Oui, le temps...
Le soleil n'allait pas tarder à se coucher complètement et La Jouvencelle commençait à être pleine à craquer. Au rez-de-chaussée, la clientèle buvait et mangeait tandis que les filles leur tenaient compagnie, légèrement vêtues quand elles l'étaient. Certaines flattaient les clients en gloussant, tout en faisant mine de jouer les sottes, d'autres dansaient pour l'assemblée afin de déclencher ou d'entretenir l'excitation. Quand cette dernière était à son comble, elles emmenaient les clients aux étages, dans les chambres, pour faire ce qu'elles avaient à faire. La maquerelle restait en bas, pour discuter ; pour flatter ses convives et les inciter, de manière plus ou moins subtile, à vider leurs bourses. Les videurs, pour leur part, s'assuraient que personne ne joue les trouble-fêtes, s'en prenne aux filles ou qu'un petit malin ait la mauvaise idée de partir sans payer. Cadell, comme à son habitude, surveillait la porte de Colette, en train de satisfaire ardemment un client qui avait payé une fortune pour l'avoir toute la nuit. Comme de nombreuses fois, les miaulements d'excitations de la jeune fille – simulés ou pas, réveillait le jeune homme qui sommeillait en lui. Et il pensa à se verser quelques sauts d'eau froide plus tard. Plus qu'à l'habitude. La jalousie était toujours présente mais ce mélange d'excitation et de honte était présent aussi, comme à chaque fois.
Hormis son excitation mit à l'épreuve plus qu'à l'ordinaire, tout ceci partait pour être une soirée comme les autres dans ce bordel très fréquenté.
C'est alors que Cadell entendit une porte s'ouvrir violemment. Il crut d'abord que cela provenait d'une des chambres mais il entendit subitement un homme crié, d'une voix forte : « L'Ordre arrive ! L'Ordre arrive ! ». Sur ces mots, la moitié de la clientèle quitta les lieux comme des rats quittant un navire. Certains prévinrent leurs camarades dans les chambres, qui filèrent aussitôt alors qu'ils avaient encore leur pantalon aux chevilles. Sur ordre de la maquerelle, Cadell fit sortir de force le client de la chambre de Colette, qui se plaignait au début mais se ravisa lorsque que la maquerelle elle-même lui rendit son argent, chose qu'elle ne faisait jamais d'habitude. Cadell ordonna à Colette de ne pas sortir, sous aucun prétexte, avant de refermer la porte.
Dans les minutes qui suivirent, l'Ordre débarqua. Une petite troupe d'une vingtaine d'hommes et de femmes, portant tous un uniforme bleu et un plastron avec un soleil blanc gravé dessus. À leur tête, une femme d'un âge avancé, balafrée, chevelure grise attachée sous forme de chignon, vêtue d'une armure de plates arborant aussi un soleil blanc. Les clients qui étaient restés baissaient les yeux quand elle passait devant eux, les narines relevées comme si une odeur pestilentielle flottait en permanence dans l'air. Les filles tournèrent la tête et firent mine de l'ignorer tant bien que mal. Les autres videurs s'étaient rassemblaient au rez-de-chaussée et fixaient les membres de l'Ordre, comme pour les mettre au défi de s'attaquer à eux. La maquerelle, furieuse, interpella celle à la tête de cette troupe de l'Ordre :
-Qu'est-ce que cela signifie ! beugla-t-elle. Vous faîtes fuir mes clients ! Pour qui vous vous prenez ?!
-Silence, la mère maquerelle ! lui dit la balafrée avec un ton glacial. Ou tu vas comprendre ce qu'il en coûte de te mettre une Inquisitrice à dos.
Si tôt cela dit, la maquerelle se tut et se contenta de lui lancer des regards noirs. L'Inquisitrice passa parmi les filles, caressant leurs joues avec son gantelet, affichant un air méprisant à leur encontre. Cadell, toujours à l'étage, observait en faisant en sorte de ne pas attirer l'attention.
-J'ai ouïe dire que l'une de tes putes...
-L'une de mes « filles », rectifia la maquerelle, outrée qu'on les appelle ainsi.
L'Inquisitrice la regarda et se retint de rire puis poursuivit :
-L'une de tes putes, répéta-t-elle en insistant bien sur le dernier mot, serait une non-humaine.
-Une rumeur justifie cette « descente » ?
-Je n'ai pas à me justifier auprès de traînées. Et dans ton intérêt, tu ferais mieux de me dire si, oui ou non, tu caches une de ces saletés de non-humain dans ce trou-à-rat que tu oses appeler « établissement ».
-Vous croyez m'effrayer ? J'ai connu des bandits de grand chemin bien plus menaçant que votre vieille carcasse !
Il n'en fallut pas plus pour que l'Inquisitrice lui fasse regretter son impertinence d'un revers de sa main gantelée de métal. Les filles sursautèrent et les videurs voulurent l'aider mais les membres de l'Ordre leur barrèrent la route. L'Inquisitrice saisit la maquerelle à la gorge, avant de la plaquer contre le mur, en conservant son calme.
-Crois bien que je n'éprouve aucun plaisir à venir fouiller cet endroit, où une bande de catins s'amusent à écarter les cuisses pour quelques pièces d'or. Et crois bien que si ta misérable bâtisse tient encore debout, c'est parce que personne au sein de l'Ordre ou de l'Église ne s'est pas penché sur ton cas.
La maquerelle se débattait, en train de se faire étrangler par cette unique main. Plusieurs videurs voulurent l'aider mais ils se firent corriger dans les règles, pour les plus chanceux. Des membres de l'Ordre n'avaient pas hésités à se servir de leur arme pour les calmer de manière définitive. Les clients qui avaient eu le cran de rester voulurent maintenant s'enfuir lorsque le premier corps tomba lourdement sur le sol et les filles furent tassés dans un coin, avec pour ordre de se taire. L'Inquisitrice ordonna ensuite à ses hommes de fouiller les lieux pour trouver toute trace d'un non-humain, alors qu'elle continuait à étrangler d'une main la maquerelle. Cadell restait caché à l'étage. Son visage plongé dans ses mains, il se répétait sans cesse ces mots : « Ce n'est pas ton combat ! Ce n'est pas ton combat ! ». Tous les souvenirs liés à sa vie dans l'Ordre remontèrent, les horreurs qu'il avait commises, la culpabilité qui le rongeait et qui semblait avoir disparu, il y a encore de cela quelques temps... Il songea à fuir, en montant à la mansarde et passer par les toits. Il vagabonderait de nouveau sur les routes, comme avant. Alors que les soldats de l'Ordre enfonçaient les portes, le vieil homme s'apprêtait à fuir, avant de voir sa chère Colette mettre son nez hors de sa chambre, à l'entente de toute cette agitation. D'un côté, les soldats qui arrivaient pour fouiller les prochaines chambres. De l'autre la possibilité de fuir en laissant tout le monde derrière, y compris la petite anima...
Mais Cadell s'y refusa. Il n'allait pas fuir et les abandonner comme ça. Il devait faire quelque chose pour eux, même si c'était désespéré. C'est alors que son regard croisa celui de Colette, effrayée en pensant à ce qu'on lui ferait si elle était découverte. Les souvenirs du sort que réservaient les adeptes de la Lumière Éternelle aux non-humains comme elle se bousculaient dans sa tête. Il fit rapidement sortir Colette de sa chambre et lui indiqua comment s'enfuir d'ici, pendant qu'il ferait diversion. Colette paraissait hésitante à le laisser derrière mais il ne lui laissa pas le choix et pendant qu'elle montait jusqu'à la mansarde, lui attirait l'attention des soldats, qui le firent descendre avec les autres.
-Moi qui pensait que les dégénérés qui travaillaient ici ne dépassaient pas un certain âge..., fit remarquer l'Inquisitrice après avoir passé à tabac la maquerelle, qui était devenue méconnaissable à cause des bleus.
-Un vieil homme doit bien se trouver un toit sur sa tête, lui fit remarquer Cadell.
-Certes... Mais je vous vois mal faire écarter les cuisses à ces catins, en guise de paiements.
-Ce n'est pas parce qu'elle vende leurs charmes que cela fait d'elles des filles faciles.
Ces mots provoquèrent l'hilarité parmi ceux de l'Ordre et surtout de l'Inquisitrice.
-Vous n'allez pas me faire croire que parce qu'elles vendent leur corps ne font pas d'elles des traînées, dit-elle en saisissant le visage de l'une des filles.
-Vous ne savez rien d'elles, lui lança Cadell avant de se faire frapper au ventre.
-En effet. Et honnêtement, je me fiche de qui elles sont et ce qu'elles ont vécus. Mais vous semblez d'humeur bavarde alors je vous laisser faire.
-Cadmilla est une jeune mariée dont l'époux ne gagne pas assez dans les champs pour nourrir seul sa famille, alors elle vient travailler ici. Oli vivait dans la rue et serait morte de faim si elle n'avait pas connu cet endroit. Luce...
-Assez ! Qu'importe les bons côtés qu'elles peuvent avoir, elles n'en restent pas moins de sales putes. Des putes qui cachent peut-être un non-humain, qui plus est !
L'Inquisitrice alla voir où en était les recherches, après avoir ordonné qu'on fasse sortir tout le monde. Ils ne trouvèrent aucune trace de Colette, qui, vraisemblablement, avait réussi à fuir à temps. Mais cela n'empêcha pas l'Inquisitrice d'ordonner qu'on brûle l'établissement et qu'on pende la maquerelle, sous seul prétexte qu'elle était soupçonnée d'avoir aidé un non-humain. Alors que les flammes dévoraient La Jouvencelle et qu'on passait la corde au cou de sa tenancière sur l'arbre le plus proche, un soldat de l'Ordre, qui avait fouillé la cabane où dormait Cadell, revint avec son épée pour la présenter à sa supérieure. L'Inquisitrice était sur le point de lui remonter les bretelles pour de telles broutilles mais lorsqu'elle vit l'arme en question, elle fut comme tétanisée. Elle l'examina avec minutie, comme un orfèvre examinant les défauts de l'une de ses créations. Cadell sentait son cœur battre à toute allure.
-Qui !? hurla soudainement l'Inquisitrice en montrant l'épée à deux mains. À qui appartient cette arme ! Qui vit dans cette cabane !
Personne ne répondit mais les anciens employés de La Jouvencelle connaissaient tous la réponse. Voyant que personne ne daignait lui répondre, elle exigea qu'on lui apporte sa lance, qu'elle utilisa pour empaler au hasard l'une des prostituées. Des cris d'horreurs s'élevèrent, puis elle menaça de continuer jusqu'à ce qu'on dénonce celui qui vivait dans cette cabane. Il ne fallut pas longtemps pour que l'une d'elles dénonce Cadell, qui se fit vite immobilisé par les soldats. L'Inquisitrice s'approcha et mit la pointe de sa lance sous la gorge du vieil homme.
-Où as-tu eu ça ? lui demanda-t-elle d'un ton menaçant.
Cadell se tut. Elle enfonça la pointe de sa lance dans l'épaule. Il sentit l'acier froid pénétrer sa chair et son sang couler mais ne dit toujours rien. Elle recommença plusieurs fois, sur plusieurs parties de son corps. Elle lui fit également quelques entailles, entre quelques coups donnés par ses hommes, mais Cadelle ne lui disait rien.
-Tu sais à qui appartenait cette arme ? lui demanda l'Inquisitrice. À un lâche. Un pleutre trop faible pour voir plus loin que son propre intérêt. Un traître à sa race, qui préférait sauver une abomination plutôt que de rendre nos vies plus sûres. Un hérétique qui a tourné le dos à sa foi envers la Déesse, en prétextant vouloir préserver sa propre moralité. Et je me suis promis, au nom de tout ce qui est sacré sous la Lumière Éternelle, que je tuerais moi-même cette infâme pourriture de mes mains !
En l'écoutant, Cadell ne put s'empêcher de rire aux paroles de cette femme, si hautaine, malveillante et sûre d'elle, tout en étant ridicule à ses yeux.
-Le problème est bien là, Sharon. À force de t'abreuver des paroles des prêtres sans les remettre en cause en permanence, tu ne vois pas plus loin que la haine qu'ils inculquent.
Cadell regarda droit dans les yeux son ancienne disciple du temps où il était Inquisiteur, d'âge semblable mais ayant pris un chemin bien différent. Sharon caressa se balafre en tremblant légèrement, une lueur de colère se reflétant dans ses yeux.
-Des décennies que j'attends ce jour, lui dit-elle avec une grande satisfaction. Tous ces discours que vous m'avez servis... Tous dans le but de me faire douter des saintes paroles. Vous, mon mentor, l'Inquisiteur que j'admirais... Vous m'avez trahi, ainsi que vos frères et sœurs.
-Je n'ai fait que quitter une bande de fanatiques qui justifie le massacre d'innocents par une soi-disant suprématie.
-Encore ces paroles hérétiques... Ce poison que vous avez déversé dans mon âme et qui m'a fait douter, à l'époque. Je remercie les prêtres et les autres Inquisiteurs de m'avoir remis sur le bon chemin.
-Le bon chemin ? Tu es si aveuglée par leur « lumière » que tu ne vois que ce qu'on daigne te mont...
-ASSEZ !!
Elle lui transperça le ventre avec sa lance et Cadell tomba à genou devant elle, saignant à ses pieds et jurant de douleur. Sharon eut un sourire dément, en voyant son ancien mentor, en train de se vider de son sang.
-Je n'ai pas réussi à vous tuer, après que vous ayez déserté peu de temps après l'extermination des derniers orcs, dit-elle en caressant de nouveau sa balafre. Mais cette fois, les choses seront différentes. Je vais faire en sorte que vous ne répandiez plus votre poison et votre hérésie. Ensuite, je reprendrai ma tâche de purification de ces terres.
Cadell se mit à rire de nouveau.
-Tu n'as pas changé, Sharon. Comme la dernière fois... Tu parles trop.
Ses yeux s'illuminèrent d'un coup d'une lueur blanche. Les hommes qui le tenaient furent projetés puis son épée fut attirée dans ses mains. Une aura blanchâtre l'entoura et annonça à ceux de l'Ordre qu'il allait leur montrer pourquoi il fut autrefois Inquisiteur.
La suite de l'histoire demeurait floue et le peu de témoignage des évènements ne s'accordaient jamais. Certains affirmaient qu'un client mécontent, pris de panique irrationnelle lors d'une descente de l'Ordre, avait malencontreusement fait sauter La Jouvencelle et ses alentours à l'aide d'une amulette magique, d'autre soutenaient que l'un des videurs avait combattu l'Inquisitrice Sharon en usant de magie, causant toutes ces destructions. Mais la version officielle, répandue par l'Ordre, était qu'un non-humain était responsable des évènements, entraînant la mort d'innocents et de valeureux soldats de l'Ordre morts pour défendre les humains présents, et en blessant grièvement l'Inquisitrice Sharon Walker.
***
Cadell marchait le long de la route, un capuchon sur la tête et son épée attachée dans le dos. À ses côtés, Colette, cachant son apparence particulière sous un manteau à capuche.
-Tu vas vraiment mieux ? demanda-t-elle, inquiète.
-Mais oui, assurait-il en se tenant néanmoins le ventre. Dans quelques jours, il ne restera qu'une cicatrice.
-Nous devrions peut-être nous reposer un peu avant...
-Non, non. Ce qu'il faut faire maintenant, c'est partir le plus loin possible.
-Pour aller où ?
-Je dirai à l'est, là où l'Ordre et l'Église n'ont aucune influence. Et si ça ne marche pas, nous irons au nord.
Colette lui souria, se pressant contre lui durant leur marche.
-Qu'importe où nous allions. Tant que nous sommes ensemble...
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