1
La lucidité est la blessure la plus rapprochée du Soleil.
René Char
— Le problème, mon chéri, c'est que tu t'accroches comme un dingue.
Frans regarde ses pieds, assis à l'autre bout de la table à manger. Il a l'air frêle sur sa chaise.
— Tu comprends ?
— Oui, Maman.
— Tu es têtu. Tu as toutes ces idées sur le monde et sur les gens. Tu t'y accroches comme une moule à son rocher. Comme si ça pouvait les faire t'aimer vraiment, les gens.
— Je fais ça ? (Il pleure.)
— Puisque je te le dis. Évidemment, tu t'en rends pas compte. Tu es jeune. C'est beau d'espérer quand on est jeune. C'est beau de croire à ces choses-là. J'y ai cru aussi, tu sais.
La mère tire sur sa cigarette avant de reprendre, le regard plongé ailleurs, vers un coin de la pièce où l'ombre est totale.
— La vérité c'est que personne ne t'aimera jamais assez. Toi, t'es un mutant. Je t'ai déjà dit ce que c'était, un mutant ?
Frans hoche la tête. Ses yeux immenses capturent la scène avec horreur.
— Un type qui rêvasse, un type qui pense que les choses changeront pour le mieux et peut-être même grâce à lui, tiens. Un type qui s'en est pas assez pris dans la gueule, en somme, qui chouine dès que ça fait mal et commence une révolution à la moindre contrariété. Mais ça, il faut pas t'en vouloir mon chéri, c'est de ma faute aussi.
Il n'émet plus aucun son. Je m'approche de lui et ne l'entends même pas respirer. (Comme ce soir où, penché sur son bureau, il traçait les spirales. Même état de transe. Celui dont parlait Keira, défoncée dans la baignoire, la main plongée dans sa poitrine.)
— Je t'ai trop couvé, après qu'IL soit parti. C'est pour ça que t'es comme ça, maintenant. Mutant. Jamais satisfait de ce que t'as déjà.
Elle écrase son mégot dans le cendrier avant d'accorder un bref regard à son fils.
— Je plaisante, hein. Tu sais que je plaisante ? Mutant, c'est pour rigoler.
Elle ne sourit pas le moins du monde, pourtant. Sans attendre de réponse, elle se racle la gorge, se lève brusquement – quelque chose de précipité dans ses mouvements, d'imprévisible et dangereux – et part s'affaler sur le canapé. Frans demeure assis. Derrière lui, la télévision s'allume et projette un carré lumineux sur le parquet. Les flashs colorés contrastent avec son expression sinistre.
— Frans.
Le concerné sursaute, se raidit sur sa chaise.
— Ne pleure pas. Ta Keira, là, elle se lasse de toi. Tu ne peux pas lui en vouloir. Regarde-toi. On ne te voit jamais sourire. En tout cas, moi, je ne te vois jamais sourire. Tu es tout maigre et déprimant. Elle te l'a déjà dit, non ? Elle te l'a sûrement reproché. Et ce n'est sûrement pas la première à t'en faire part, non ? Ta tristesse, ta foutue tristesse dont tu ne veux pas dire la raison, elle m'en rappelle une autre. Tu sais de laquelle je parle ?
La mère et le fils se tournent le dos. L'une s'adresse à la télé, les yeux inondés de reflets polychromes. L'autre a les joues inondées ; il prend appui sur le rebord de la table à manger comme s'il pouvait chuter à tout moment.
— Hein, tu sais ? Je parle de la SIENNE. Sa tristesse à LUI. Je parie que ça te fait peur, quand je dis ça. Tu marches sur ses pas, Frans. Alors laisse tomber, franchement. Laisse tomber les gens. Ou tu les entraineras comme IL m'a entrainée, comme IL nous a entraînés.
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