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— Tu as la main glacée !

— Excuse-moi.

 Je frotte mes mains l'une contre l'autre pour les réchauffer. Keira me regarde, lèvres plissées. Elle regrette d'avoir haussé la voix. Parfois elle s'emporte, comme ça, pour un rien. Elle regrette l'instant d'après, mais jamais ne s'excuse. Elle m'embrasse seulement la joue, l'histoire de dire : passons à autre chose.

 Je n'ai jamais été le genre de copain contre qui se blottir quand il fait froid. Contre qui s'appuyer tout court. Corps anguleux, inconfortable. Elle, c'est tout le contraire. Silhouette en rondeurs, mains douces, chaudes, naturellement tactiles, naturellement caressantes, propices au contact. Des mains qui savent en saisir d'autres, caresser une joue, embêter gentiment, jouer avec mes cheveux. Ça me plaît, ça m'a plu dès le premier jour. Mais aussi, ça me gène. Impression de ne pas être à la hauteur, de ne pas la mériter, d'être voué à la décevoir et à la faire souffrir. Elle est vive, elle a du répondant et de l'humour, elle aime passionnément, elle rit. (Et ce n'est pas beau. Ce n'est pas charmant. Ce n'est pas fait pour.) Elle a appris tout cela. Ou plutôt, tout cela, on a su lui apprendre. Elle n'a jamais eu à s'en soucier, à le chercher elle-même, trop tard, réalisant que ses gestes sont rigides, que ses paroles sonnent faux, tombent mal, que ses mimiques sont nerveuses. Elle a eu l'enfance que je n'ai jamais eue. C'est une idée qui me rend malade, parfois, et je me surprends à la détester pour ça. Puis à me détester moi-même et mon manque d'aisance, mon manque de naturel flagrant, ma défiance perpétuelle. La haine trouve son chemin jusqu'à ma mère. À chaque mal-être, c'est elle que je blâme. Alors, je m'en veux doublement : comment transmettre à son enfant ce qu'on a perdu ? Ce dont il ne nous reste qu'un vague souvenir ? Ce qu'on ne sait même plus imiter ? L'Absent, lui, je ne l'ai jamais tenu responsable. Petit, je me suis mis l'idée en tête que ce ne pouvait pas être de sa faute. Quelque chose de plus grand le tourmentait ; oui, voilà, quelque chose que nous autres, on ne peut pas saisir.

— Tu m'écoutes ?

 Keira réapparaît devant mes yeux. Soucieuse. Depuis qu'on a recommencé à se voir, elle a l'air plus heureuse, mais pas plus sereine. Elle marche sur des œufs. Comme si chaque mot pouvait m'être douloureux. Pouvait m'éloigner d'elle. Je suis bien conscient qu'elle a peur, mais je ne sais pas quoi lui dire.

— Non, désolé.

 Elle soupire. Je n'étais pas comme ça, quand on s'est rencontrés. Maintenant, je n'arrive plus à suivre. Sortir de mes pensées demande un effort considérable.

 Keira a repris mais je n'ai pas tout suivi.

— Avec Gab et Lili, on s'est dit que ce serait sympa d'y aller. C'est un peu absurde... Et glauque ? Mais ça va être l'évènement de l'année. Et puis, apparemment, c'est ce qu'elle aurait voulu. Qu'on se mette une mine en sa mémoire. (Elle lève les yeux au ciel, moitié amusée, moitié scandalisée.) Enfin bref... Frans, si jamais je meurs avant toi, promets-moi de jamais avoir une idée pareille. De bonnes vieilles funérailles dans une Église, tu sais, ça m'ira très bien.

— Qui organise la soirée ?

— David, Yassin et Carla. Ses meilleurs potes, de ce que j'ai compris. Moi, je connais David, il était dans mon cours de théâtre en quatrième. Carla, de vue ; elle passe sa vie en soirée. Yassin, je sais pas qui c'est. Paraît qu'il est dans le lycée, mais je ne l'ai jamais croisé.

 J'aurais pensé qu'entendre son nom me glacerait le sang. Face translucide, cernes violets, gueule hurlante. Carla. Je ne frémis même pas. Il y a une semaine, la voisine d'en dessous était scandalisée : des jeunes ont balancé une brique par la fenêtre de son salon. Constat : vitre brisée, table basse amputée d'un flanc. Télévision épargnée de justesse. Paraît qu'il y avait un message sur la brique. ON N'OUBLIERA PAS. J'aurais voulu répondre que moi non plus.

 En toute honnêteté, je n'ai pas peur de Carla et de ses amis. J'ai déjà témoigné à la police : on m'a laissé partir. Je n'ai rien à voir avec cette histoire. En revanche, je crains son fantôme à elle. La fille de l'escalier. Comme si le monde des morts était plus susceptible de m'atteindre. Je rêve d'elle. Plus souvent que je ne rêvais de Keira, quand j'en suis tombé amoureux. La soirée repasse en boucle. Les scènes se mélangent. Si bien que même éveillé, je ne me souviens plus clairement. Son corps apparaît dans toutes les pièces, le cou renversé, lacéré. Comme si je l'avais vu, ce corps. Mais je ne l'ai pas vu. J'ai entendu des bruits de couloir, voilà tout. Un corps retrouvé derrière une benne, le lendemain matin. Marre de sang, cris affolés des passants. Une fille égorgée traîne au bas d'un immeuble. Retour à la réalité : le sang circule à l'intérieur de nous. Répandu tout autour, on constate, stupéfait, horrifié, l'inhumanité d'un cadavre, d'une carcasse molle et déchirée. Un frisson mortifère nous parcourt l'échine, on sent ses propres os trembler, on se découvre faillible, chétif, brisable. Peut-être pour ça que les passants hurlent. Cri de détresse quand la réalité est fragmentée. Le paisible quotidien bousillé. Extrême violence cachée au coin d'une rue. On ne l'aurait pas soupçonnée. Tout comme on ne soupçonne pas qu'elle puisse loger chez soi. Dans une pièce de sa maison, entre des murs qui nous ont vu grandir.

— Je crois que tu n'es pas invité, annonce Keira, un peu déçue. 

 Je hausse les épaules. « Normal, je ne les connais pas. » Je crois que je le dis. Je ne suis pas sûr. Keira continue de parler ; je n'entends déjà plus.

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