9. "En retard"
À 5500 kilomètres de Paris, dans la capitale de la Poutine, Montréal, il fait beau et, chose incroyable, presque chaud. Martin a revêtu son plus beau costume. Avec sa femme et son fils, ils sont passés chez le fleuriste récupérer le plus beau bouquet de la petite boutique. C’est avec impatience qu’ils attendent maintenant leur fils cadet, Léon, à l’aéroport. À côté d’eux, plusieurs personnes patientent plus ou moins tranquillement, se languissant avec hâte de retrouver leurs proches. Le vol de Léon est annoncé avec du retard. Martin trépigne d’impatience. Mais il se dit qu’il peut bien attendre quelques minutes... Il patiente déjà depuis plusieurs mois, son fils n’étant rentré que deux petites semaines en quatre ans à cause de ses études. « Tu crois qu’il aura encore changé ? » lui demande sa femme. Effectivement, la dernière fois qu’ils avaient retrouvé leur fils, ils l’avaient trouvé tellement grandi. Ce n’était plus leur petit bébé, il était devenu un bel homme indépendant, jovial et rempli d’humanité.
Les minutes sont des heures. Cela fait déjà 30 minutes que l’avion aurait dû atterrir. Sur le tableau d’affichage de l’aéroport de Montréal, le vol AF-356 est toujours marqué « en retard ». Pas plus d’informations. Pendant quelques secondes, Martin se risque à se remémorer tous les crashs d’avions auxquels il a assisté devant son poste de télévision. Non impossible, l’avion est le moyen de transport le plus sûr du monde. Ils ont sûrement dû avoir un soucis avant le décollage ce qui a retardé tout le trajet. Oui ça doit être ça. Ça ne peut être que ça. Il prend sa femme et son fils par les épaules « Vous vous rendez compte... Dans quelques minutes on sera enfin réunis tous les quatre... Après toutes ces années... ! ».
À Paris, Julio découvre malgré lui l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il déteste les hôpitaux. La dernière fois qu’il y a mis un pied, c’était lors du décès de sa grand-mère. Il déteste cette odeur si propre à cet endroit, le balai incessant des médecins, les regards inquiets des familles des patients qui attendent la fin d’une opération importante ou celles qui arrivent les yeux rougit par les larmes, pour dire un dernier au revoir. Il déteste encore plus cette porte derrière laquelle les médecins ont emmené Anna et qu’il n’a pas eu le droit de franchir. Il n’en peux plus de tourner en rond. Un infirmière est venue s’occuper de son épaule quelques minutes après son arrivée. C’est bien, ça l’a occupé. Et surtout il n’a plus mal. Mais là, ça fait au moins 2 heures qu’il tourne en rond. Anna a été emmenée au scanner, puis en salle d’opération. « Une grosse hémorragie cérébrale, il faut opérer immédiatement ». Avaient dit les médecins. C’est tout. Ils sont marrants eux. Est-ce qu’ils s’imaginent l’impact qu’ont eu ces mots sur lui ? Même pas une petite phrase rassurante du genre « Ne vous inquiétez pas, il n’y a aucun risque, Anna ne va pas mourir. ». C’est pourtant pas compliqué de dire ça... ! Mais Julio sait. Il le sait bien que ce genre d’opération est risquée. Il le sait bien qu’Anna est loin d’être sortie d’affaire. Il le sait bien qu’il ne peut pas en vouloir aux médecins. Il le sait bien tout ça. Mais pas facile de rester calme alors qu’il est condamné à tourner en rond dans cette fucking salle d’attente pour une durée indéterminée. Il a déjà fait le tour de toutes les machines à café... ils sont tous aussi mauvais les uns que les autres. Mais il les enchaîne quand même. Si sa mère le voyait... ! Sa mère d’ailleurs, il l’avait appelée en arrivant. Il lui avait tout raconté : son début de vol, calme comme il l’avait rarement vu, puis la panique et enfin le crash. Mais il lui avait surtout parlé d’Anna. Dont il est si rapidement tombé amoureux. Amoureux comme jamais il ne l’a été.
Enfin, après une éternité passée à attendre, un médecin vient le voir. Avec sa blouse blanche et son visage parfait, il ressemble au Docteur Mamour dans Grey’s Anatomy. Comment fait-il pour avoir un brushing parfait après des heures d’opérations, sérieux ? Alors que lui galère tous les matins pour discipliner les siens. Il a un visage si neutre que Julio n’arrive pas à deviner ce qu’il va lui annoncer. « Veuillez me suivre ». Il l’emmène dans une petite salle discrète, au fond d’un couloir, à l’abris des regards. Non. Il connaît cette salle. Dans les films, c’est toujours dans cette salle qu’on annonce les décès. Il marque une pause à la porte. Blanche, immaculée, toujours avec cette salle odeur, elle manque sérieusement de décoration sur les murs. Seuls un petit bureau et trois chaises en métal la compose. Même pas une fenêtre ! Sérieusement ?! Le médecin l’invite à s’asseoir. Julio s’exécute. Docteur Mamour se racle la gorge, le regarde bien droit dans les yeux et prend la parole : « Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Tout d’abord l’opération s’est bien passée. L’hémorragie cérébrale est résorbée. C’est une très bonne nouvelle. De plus, le cœur de votre amie a tenu le coup. Ça aussi c’est une très bonne nouvelle. Il faut vous en réjouir. Maintenant... Anna est toujours dans le coma... Elle est très affaiblie et les prochaines heures seront déterminantes. Je ne peux pas vous dire si elle se réveillera... Quant aux séquelles qu’elle pourrait avoir ou non, ce n’est pas le plus important pour le moment. Le plus important, c’est qu’elle reste en vie. Et ça malheureusement, à part attendre, on ne peut rien faire d’autre.».
Julio ne sait pas quoi penser. Attendre... C’est pire que tout ça attendre ! Il se sent tellement impuissant. Il déplacerait des montagnes si c’était la chose à faire pour la sauver.
« Je peux la voir ? ». Docteur Mamour lui tend sa main « Oui bien sûr, suivez-moi, je vais vous conduire à son chevet. Elle est aux soins intensifs et vous verrez qu’il y a beaucoup de tuyaux autour d’elle... Mais ne vous inquiétez pas, c’est parfaitement normal. ». Normal. Mais oui bien sûr, tout le monde se balade avec des tuyaux partout c’est bien connu.
Une heure de retard. À Montréal, cela fait déjà une heure que l’avion aurait dû atterrir. Personne ne dit rien, toujours cette indication « en retard » sur le tableau d’affichage. Les familles qui attendent leurs proches perdent peu à peu les sourires qui illuminaient leurs visages quelques minutes plus tôt. Martin tient sa femme dans ses bras sans un mot. Est-ce vraiment normal ce silence qui les entoure ? À côté d’eux, Muriel, la maman du jeune Mathéo, l’enfant qui voyageait seul, tord ses doigts dans tous les sens. Elle va finir par en perdre un s’ils n’annoncent pas très vite l’arrivée de l’avion de son petit garçon. Elle supporte de moins en moins d’être séparée de son fils. 6 mois sans lui, c’est trop dur. Certes, c’est elle qui, pour des raisons professionnelles, a décidé de partir s’installer au Canada, mais quand même. Elle sait que la situation n’est pas facile à vivre pour Mathéo aussi. Il commence à en avoir marre de quitter ses copains tous les 6 mois, de changer d’école tout le temps, de changer de pays. Alors Muriel a prévu de lui faire une surprise à son arrivée : elle a pris la décision de rentrer vivre en France. Pour lui, pour le retrouver. Il pourra retrouver une vie normale, voir ses deux parents presque en même temps. Et surtout plus souvent. Elle a hâte de le lui annoncer. Il sera tellement heureux...
Julio suit Docteur Mamour dans des dédales de couloirs. Les blessés du crash commencent à arriver. C’est l’effervescence. Partout des médecins courent, des infirmiers appellent à l’aide, du sang gicle, des gens crient de douleur ou reste silencieux par la mort qui les entoure.
Après un trajet qui lui semble avoir duré des heures, ils arrivent devant un porte vitrée. Docteur Mamour le regarde, lui demande s’il est prêt. À travers la vitre il aperçoit Anna dans le lit. Il y a une tonne de machines qui l’entoure. Non il n’est pas prêt. Il a encore en mémoire son visage blanc et figé sur la place de la Tour Eiffel. Il voudrait que tout cela ne soit qu’un mauvais cauchemar. Qu’il ai simplement imaginé toutes ces horreurs. Docteur Mamour appuie sur un bouton et la porte s’ouvre. Il s’écarte pour le laisser passer. Julio s’approche. Le médecin ne lui avait pas menti : Anna est bien reliée par des dizaines de tuyaux à tout plein de machines. Il y en a même une, bien spécifique, qui l’aide à respirer. Julio voudrait la prendre dans ses bras mais elle semble tellement fragile. Il voudrait lui hurler son amour mais les mots refusent de sortir de sa bouche. Docteur Mamour rapproche un fauteuil près du lit, puis se retire discrètement de la pièce pour laisser le jeune homme retrouver la femme qu’il aime.
Julio regarde Anna. Elle a repris un peu de couleurs. Son visage paraît tellement détendu. Même dans le coma, Julio est sans voix devant la jeune femme. Il lui prend la main. Cette petite main avec ces doigts si fins qu’il a tenu si longtemps un peu plus tôt.
Anna... Elle est belle... Elle est tellement belle. Alors Julio se lance dans une déclaration... la plus belle déclaration d’amour qu’il ait faite.
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