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— Il est franchement sympa, Monsieur Perrier ! On s'en sort grave bien, tu trouves pas ‽ On a quand même cassé sa fenêtre, même si on a pas fait exceprès... equeuceprès... esqueceprès... Oh merde, hein, voilà !

— Tu es beaucoup stressé en ce moment, Bald ? Tu as besoin de plus de séances d'orthophoniste ? Je peux m'arranger pour t'y amener quand papa peut pas, si tu as besoin... s'inquiète Maïeul. Souviens-toi des conseils de Mme Loisel : respire un grand coup, prend bien ton temps, si tu dois t'arrêter à chaque syllabe, tu le fais, c'est pas grave. Tu ne t'énerves pas si tu n'y arrives pas et tu gardes confiance en toi. Tu sais, je suis fier de toi, p'tit frère.

Il fait une accolade à Archibald, qui est rouge de frustration, puis ébouriffe ses cheveux bruns déjà en bataille puisque indomptables, comme les siens. Mêmes cheveux, mêmes beaux yeux verts en amande, mêmes nez aquilins, mêmes sourires charmeurs... Malgré leur petite différence d'âge, beaucoup les prennent pour des jumeaux : parfois, ils les détrompent bien vite, mais lorsqu'ils sont espiègles...

Bras dessus, bras dessous, ils reprennent leur chemin. Une vingtaine de minutes plus tôt, lorsqu'ils étaient sortis de chez Myranda, Archibald avait jugé bon de rester silencieux. Il connaissait par cœur les comportements de son aîné, et il ne l'aurait jamais imaginé marmonner des noms de famille à la con avant de brailler le bon, en face même de leur hôte si indulgent à leur égard au vu des événements récents. Ce brusque changement dans ses manières le tracassait, et il cherchait à le comprendre, car il était persuadé que, consciemment ou non, Maïeul lui taisait quelque chose : il le sentait distant, comme extérieur à lui-même, et même si Maïeul lui avait assuré qu'il n'avait rien fait de mal, il avait beau lui faire confiance plus qu'en quiconque sur cette planète, il était terrifié. Il sentait l'ombre, tapie au creux de son grand frère, qui essayait de gagner du terrain jusqu'à ne laisser de Maïeul qu'une carcasse vide, une carcasse sans âme.

Il croyait Maïeul sur parole quand il lui parlait de Myranda et de son coup de foudre pour elle : son corps, et surtout ses yeux, avaient parlé pour lui. Mais il sentait la tristesse en lui comme un chien flaire un os, et ce n'était pas dû à l'amour qu'il sentait naître et croître en lui, il en avait la certitude. Il croyait voir planer au-dessus de leurs têtes l'ombre du Maïeul en perdition après la mort de leur mère, et il ne comprenait pas pourquoi, puisque Maïeul avait juré ne pas s'être aventuré hors des sentiers battus.

— Et si on allait à la rivière ? avait-il alors proposé, effrayé par ses propres pensées et refusant de laisser la tristesse pénétrer davantage le cœur de son aîné. Il est un peu tard, mais on est en vacances, c'est l'été et il fera jour encore longtemps ! Allez, s'il te plaît, Maille qui Maïeul !

— Commence déjà par arrêter de m'appeler comme ça... avait grommelé Maïeul.

Archibald, sachant la victoire certaine, un immense sourire aux lèvres, avait brandi dans les airs un poing triomphant. Maïeul avait levé les yeux au ciel : il ne pouvait jamais rien refuser à son petit frère !

— Mais on prévient d'abord papi et mamie, et on va prendre le temps de récupérer de quoi pique-niquer parce que j'ai la dalle sévère !

Aussitôt, dit, aussitôt fait. Archibald, les jugeant à l'abri d'éventuelles oreilles indiscrètes, alors qu'ils cheminent à travers bois pour atteindre la rivière, prend la parole pour évoquer leur visite chez les voisins de leurs grands-parents. Il sent une pression, presque palpable, peser sur ses épaules, comme des mains tentant de le faire sombrer sous la terre : il bute sur des mots qu'il avait mis si longtemps à maîtriser. Cela l'angoisse davantage : il a d'autant plus de mal à parler correctement. La colère le gagne, il est contrarié.

L'accolade et les encouragements de Maïeul l'aident, mais il se renfonce tout de même dans le silence, se déroulant mentalement le fil de cette journée haute en couleurs. Maïeul se met un doigt sur les lèvres et en lève un autre en l'air. Il fait toujours ça lorsqu'il est dans un lieu où la nature reprend ses droits : à quelques mètres d'eux, un écureuil monte dans un arbre. Ils sourient benoîtement.

En cet instant le même air émerveillé gagne leurs visages. Il se sentent loin du monde qui les entoure mais près, si près, de leur mère. Elle aimait tant la nature et ses trésors, et elle leur a transmis cet amour.

Maïeul, qui avait déjà ramassé quelques feuilles, glands et autres trouvailles pour son herbier et sa boîte à merveilles durant le trajet, et les avait soigneusement rangés dans son sac, tente de faire le moins de bruit possible pour saisir son appareil photo. Il fait un signe silencieux à Archibald, qui comprend immédiatement : c'est le moment idéal pour se prendre en photo.

Joue contre joue, des sourires éblouissants, la forêt en fond... Que demander de plus ! Maïeul immortalise l'instant. Et il est heureux de constater que son frère est tout aussi comblé que lui : il ne voit plus aucune trace de contrariété sur son visage, et il se sent soulagé. Même si Archibald avait grandi d'un coup à la mort de leur mère, cette absence avait fait naître certains troubles chez lui. Pendant un temps, il n'arrivait plus à parler du tout, puis plus tard, quand il parlait, il butait tellement sur chaque mot que c'était incompréhensible. Depuis, il avait droit à une psychologue, comme Maïeul, mais également à une orthophoniste.

Le voir buter autant sur les mots durant la journée inquiétait énormément Maïeul, qui avait peur qu'Archibald ne régresse. Et immédiatement, au moment où il appuie sur le bouton de l'appareil photo, il sait que ce n'était qu'une journée particulièrement difficile. Tout va bien, Archibald est heureux.

Tout va bien...

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