Le protecteur de l’empire
Vis-tu, les croisés aux tuniques amarantes,
saccager, brûler la cité implorante ;
La deuxième Rome saigna pour l’ego papal,
ces bons chrétiens massacrés et offerts aux pals.
Vis-tu, l’astre rougeoyant luire au levant.
Le très haut courroucé par les fausses prières,
condamna l’usurpateur du trône de saint Pierre.
Le déchu traversa les abysses en un an.
Vis-tu, la désolation naître dans son sillage.
La terre s’ouvrit, pour laisser éclore le fruit
d’hubris de ceux par qui Jéhovah fut trahi ;
les laissant au jugement de son plus bel ange.
Geste de l’apocalypse - Frère Hilarion de Nov
Sergueï percevait plus qu’il n’entendait le martèlement. L'air semblait vibrer à chaque coup, lui donnant l'impression de sentir son cœur s'emballer ou ralentir à l'unisson de l’étrange mécanique.
Son regard se porta sur la source de ses palpitations : Des incisives comme des poignards, une langue tombant bien en dessous du menton, au milieu d’une face grotesque surmonté de cornes de cerf. Ce diable était représenté enchaîné ; encerclé de lances symbolisant son emprisonnement et sa servitude. Malgré tout, la figure inhumaine de la bête affichait une expression de triomphe malsain. Le jeune homme connaissait le double sens que cet emblème trahissait.
La signature des maîtres horlogers était toujours la même, ils les fixaient sur les cœurs de leurs créations afin de signifier le danger de leur art. La patine de rouille qui le recouvrait lui donnait un aspect antique qui tranchait avec celui du métal en dessous soigneusement entretenu et huilé.
Sous cet emblème, au centre d’une machinerie complexe, un fragment de roche maudite était emprisonné, frappé par d'innombrables pistons pour donner vie à la montagne de métal qui se trouvait devant lui.
Le construct, à la silhouette vaguement humanoïde avait de quoi rendre nerveux, il s'agissait d'un modèle particulièrement grand, capable d'affronter cents hommes en armes. Ces quelques mouvements animés par un servant, invisible au cœur de la montagne de rouage, n'empêchaient pas le déluge de neige qui s'abattait sur l'esplanade du Kremlin de couvrir son sommet d'une épaisse couche de neige et de givre.
Le jeune Sergueï en tête de sa délégation, se trouvait si près de l’un des poings de métal qu'il pouvait voir les entailles laissées par des épées et des armures, certainement juste avant que cette main ne se referme sur un infortuné.
Le froid se faisait plus mordant encore, toute la délégation semblait danser sous l'effet du vent chargé de glace. Le page chargé de tenir l'étendard peinait à le conserver levé dans cette tourmente.
Le jeune boyard quitta des yeux, le monstre de métal pour revenir à celui dont il attendait le jugement. Leur sauf-conduit entre les mains, L’Opritchnik se lovait entre les jambes de la machine à l’abri du blizzard. Penché sur le papier, ce dernier ne lui laissait voir que son crâne rasé irrégulièrement, marqué par des cicatrices. L'homme avait perdu un œil au combat et gagné une profonde balafre. L'infirmité lui avait sans doute valu ce poste pour son impact psychologique sur les arrivants. Le personnage personnifiait à merveille sa sinistre hiérarchie.
Du reste, l'uniforme noir décoré de crânes de chien à la taille aurait suffi à donner des sueurs froides à tout russe de noble ligné ; Sergueï involontairement compta ; Dix ; Onze ; Douze crânes : Un crâne pour chaque Boyard exécuté.
L'officier relevait un œil torve. Ces doigts tordant en tous sens le sauf-conduit, cherchant un indice de falsification. Le sceau était authentique, l'écriture celle d'un prince, du moins une copie fidèle enregistrée par ce dernier sur une machine à cylindre, lui permettant de faire commerce de ses faveurs.
L’officier, visiblement déçu lâcha :
— Veuillez entrer Sir Sergueï Borisovitch.
La délégation eut un soupir de soulagement et s'ébranla sans attendre son reste. Sergueï passa à côté de l'officier, d'un pas assuré pour ne rien montrer de l'inquiétude qu'avait fait naître ces instants d'attente.
— Merci, Off… commença Sergueï
Il fut interrompu du mouvement foudroyant du construct, son bras s'abattit avec la rapidité d'une flèche. Sergueï figé par l’effrois se vit mort ; écrasé par cette main de métal colossale. Mais lorsque le fracas du métal s'éleva, ce fut juste derrière lui. L’instant de silence qui suivit ne fut interrompu que par les sanglots du page qui suivait Sergueï ; celui-ci était choqué, mais indemne, derrière le mur de métal ainsi érigé.
— Votre sauf-conduit ne vous donne pas le droit de pénétrer accompagné Sir, vos suivants restent sur l'esplanade.
Le ton jovial indiquait que l'opritchnik était content de son effet, il avait réussi à humilier un Boyard de plus.
Sergueï connaissait la haine qui était inculquée aux opritchniki envers leurs aînés de noble lignée, cette milice de puînés était là pour combattre le pouvoir des traîtres et de certains princes face au Tsar. Les petits Boyards comme lui avait surtout à craindre d'être pris comme cible par un Officier en mal de reconnaissance de sa hiérarchie.
— Attendez-moi à la chapelle d’Artème d’Antioche. dit Sergueï à sa petite délégation. Priez pour ce saint et son combat contre les païens.
Le jeune homme reprit seul sa marche en direction de la grande porte. Les grands battants entrebâillés, ne laissaient rien voir de ce qu'il se passait derrière. La blancheur de la neige qui s’accumulait sur les aspérités de la porte, contrastait avec l'obscurité qui régnait à l'intérieur.
Il s'enfonça dans les ténèbres.
Au travers de l'étroite ouverture de la porte, le vent se heurta à la chaleur des braseros en tourbillonnant. La différence de température transforma les flocons de neige sur sa peau en gouttes glacées. Le jeune homme s'essuya de sa manche couverte de givre. Il en profita pour débarrasser sa barbe blonde des morceaux de glace agglutinés. Tout son visage passa de l'engourdissement à la brûlure. La neige tomba lourdement de sa capuche alors qu'il se découvrait.
Il pénétrait dans le saint des saints, la salle du trône du Tsar. Ces craintes se muèrent en inconfort, en découvrant le mur d’hommes observant les nouveaux arrivants. L’odeur de la neige fondue évoquant celle de la boue et de l’acier mêlé, laissa rapidement place à celle de sueur et de fumée. Alors que ses yeux s'habituèrent peu à peu à l'obscurité, il leva les yeux au-dessus de la foule, la magnificence de la salle le figea ; telle une nef de cathédrale, elle s'étendait sur près de cent sajènes, encadrée par des colonnes titanesques décorées d’innombrables niches présentant les figures de guerriers alliés ou ennemis tombés durant les campagnes de notre très saint Tsar.
Sans même avoir besoin de chercher, le regard du jeune homme vint se fixer sur le trône et son occupant ; Une silhouette nimbée dans un cylindre de lumière. Devant l'assemblée des Boyards russes et des nobles étrangers, le père de la Russie, le Tsar se tenait droit comme un I sur son piédestal. Ainsi dressé en pleine lumière, les jambes rendues floues dans la fumée des encensoirs. La silhouette évoquait un archange veillant sur l'empire des hommes. Sergueï chassa cette idée qui relevait de l'idolâtrie., une pensée hérétique qui pourrait lui valoir de finir en enfer.
Sergueï avait fait un long voyage pour exposer une requête au prince de tous les princes et non pour s'extasier devant son image. Sa requête valait plus que sa propre vie, la vie de ses vassaux et féaux dépendait de l'aide de l'armée de l'empire. Il fallait trouver les bons mots pour décrire ces terres perdues, si loin à l'est, bien au-delà de Kazan ; Des terres presque totalement consacrées à l'agriculture vivrière qui ne permettaient pas de lever beaucoup d'impôts pour l’empire. Ces terres des confins de l'empire étaient exigeantes, si dures à ameublir au début du printemps et si collantes au soc des charrues. De modestes chaumières avaient étaient érigées par les courageux colons venus prendre les terres conquises par le Tsar aux Tatares. Le Père de Sergueï avait reçu de la main du Tsar la charge de gouverner ses terres en son nom.
Lui-même avait hérité de cette charge l'hiver précédent, sans vraiment y avoir été préparé. Son père été mort d’une fièvre soudaine le laissant aux commandes de ses terres. Depuis deux mois, la situation avait empiré, la région subissait à nouveau des raids Tatares. Une horde venue réclamer leurs terres au nom de leur parenté, avec les seigneurs évincés. Chaque raid réduisait à néant les efforts des villages, les privant de bras valides ou de leurs femmes.
Sergueï se sentait concerné tout particulièrement par le destin de ces captives emportées après les pillages. Il craignait qu'il n'arrive la même chose à celle que plus tôt dans l'année, il avait aimé. Sergueï se voyait encore, apprêté d'habits de fête, dansant avec des jeunes filles qui fêtaient leurs passages à l'âge adulte et le retour des temps chauds. Le visage de Faïa l'avait marqué comme au fer rouge et c'est sans honte qu'il avait été son premier homme, allongé dans les herbes hautes, au bord d'un étang. Il se souvenait de ses doigts fin ; serrant de manière compulsive la couronne de fleurs qu'elle portait peu avant ; de son parfum. Il ne l'avait pas revue après, mais son image était restée dans son esprit.
Sergueï se mit en marche, il lui fallait traverser la foule qui le séparait du souverain de toutes les Russies, sans tomber dans quelques chausse-trapes ; il fallait redouter le vil caractère des courtisans, un regard pouvait attirer sur vous leurs foudres et leurs moqueries. Ces nobles sans terre ou bourgeois avides de faveurs trompaient leur ennui en ruinant les chances de réussite des pèlerins aux vertueuses intentions.
Il n'était pas question de se présenter devant le Tsar Ivan avec le moindre handicap. C'est donc le regard bas qu'il se mit en marche, rentrant la tête dans ses épaules. Il s’inséra dans la lente procession qui portait présents et hommages des Chrétiens d'orients à leur empereur et protecteur. Devait-il mettre sa capuche, dans cette foule de crânes tonsurés ? Ses boucles blondes étaient bien trop voyantes. Mais cacher son visage pouvait lui donner des airs de coupable ou de bouc émissaire en cas d'attentat.
Sergueï en était à cette réflexion lorsqu'une main se posa sur son épaule. Il baissa son regard sur des doigts de couleur brune, bien trop longs pour être humains. Le cœur du jeune homme se serra. La main osseuse émergeait d’une manche ornée de plumes de paon. La silhouette impie se dressait à plus de deux têtes au-dessus de lui. Un visage de cuir griffé presque lisse, seulement habité par un regard d’obsidienne, noir miroir : Un Yézidi ! Comment un adorateur du diable pouvait-il se trouver dans ces lieux, un être si dangereux qu'il pouvait affronter une lance et s'en sortir vivant.
— « Homme Russ qui ne me connaît pas, sache que je crains pour ta vie, prends maintenant la fuite, mieux vaut affronter la glace et le vent que ce qui t'attend. »
Le ton était doux, comme soufflé au creux de l'oreille par un parent attentionné qui cajolerait un enfant. Mais ces paroles sortaient d'une si fine ouverture qu'on la devinait à peine au bas de son visage. Une face façonnée non pas par dieu, mais de la main même de l'archange Samaël, le déchu. Reconnaître l'œuvre du serpent hors du jardin d'éden permettait de s'en prémunir.
— Je ne suis pas un homme prêt à se laisser effrayer par des menaces en présence de saints hommes. Laissez-moi continuer ma route… Abomination !
Sergueï aurait voulu que ces paroles fussent fermes, mais elles laissaient paraître sa peur dans un flot de mots trop rapide.
— Homme Russ, oublie ta haine pour ton serviteur, nous voyons juste de plus haut que toi et ma vision s’est portée sur les cieux qui viennent au devant de toi.
— Vos menaces ne prennent pas, ces lieux sont pleins de bons chrétiens, prêts à me défendre de vous. Levez votre main avant qu'un incident ne vous coûte votre tête et lance l'armée de mon suzerain contre les vôtres.
Cherchant du regard autour de lui, le jeune boyard s’étonna de ne trouver personne pour s’intéresser à l’échange ou à la présence de la créature.
— Votre destin en est ainsi scellé, allez et faites bonne route, homme Russ.
Le ton étrange de sa réponse fit frémir Sergueï, mais il eut le soulagement de voir la pression de la main se relâcher laissant Sergueï libre de repartir.
Sergueï observa du coin de l'œil la créature s'écarter, ce qui lui permis de découvrir qu'il faisait partie d'un groupe d'une dizaine de Yézidis, tous accoutrés d'étranges tuniques à plumes. Au centre, un être encore plus grand, à la peau blanche fixait Sergueï de son regard noir, certainement un personnage important de leur clan. Sergueï comprit qu'il s'agissait d’une délégation diplomatique venue pour porter un message au grand Ivan. Tout autour de ces monstres, des nobliaux et gens de cour s'agglutinaient, attirés par l'exotisme et l'étrange.
Certainement par oisiveté, ces fous risquaient le salut de leurs âmes en frayant avec ceux qui autrefois humains, s'étaient depuis longtemps éloignés des chemins du créateur grâce au pouvoir de la pierre maudite.
S'il pouvait comprendre la foi de certains Mahométans, y compris ces maudits Tatares, qui adoraient Dieu de façon hérétique. Sergueï savait que les Yézidis avaient pris une toute autre voie, ils s'étaient détournés de l'adoration de Dieu pour celui du porteur de lumière. Ils avaient utilisé le pouvoir offert par l’Ange déchu au travers de la Lux Labis pour devenir plus puissants et soumettre les contrées où ils vivaient, dans les montagnes au nord du Califat de Bagdad.
Comme tous les peuples corrompus, leurs apparences n'étaient plus celles d'hommes. Les Yézidis étaient élancés et fins, bien au-delà des limites qu'avait fixées le Seigneur. Leurs bras se terminaient en serres menaçantes tandis que leurs têtes glabres semblaient ne porter que de vagues souvenirs de nez, bouches ou oreilles. Le tout censé leur donner l'apparence du dieu paon qu'ils adoraient. Une figure d’oiseau aux plumes incandescentes, représentant le pouvoir de l’Ange déchu. Sergueï avait entendu dire qu’ils étaient pyromanciens, capable d'enflammer l'air autour d'eux et de brûler vif leurs adversaires. De vrais démons…
Pris d’un frisson, Sergueï observa le cœur d’autres groupes alentour. Perdus dans la foule de Boyards, des ambassadeurs de multiples nations ennemies, des guerriers de Roche de la Sublime Porte, massives créatures à la chair semblable à du granite sculpté d'arabesque, des démons Franc, des Saxes, tant de créatures impies venues parler dans cet assemblé au nom de leur peuple aux pouvoirs infernaux.
Inquiet dans ce pandémonium, Sergueï commença à avancer plus rapidement pour atteindre l’extrémité de la pièce cyclopéenne. Il leva les yeux vers le plafond de la salle et se surprit à le chercher tout en marchant. Un brouillard semblait flotter à 30 sajènes du sol et ne laissait rien deviner de la hauteur réelle de la pièce entre ces arcs-boutants. On pouvait de temps en temps discerner des lueurs traversant l’étrange nuage, sans pouvoir distinguer autre chose que des formes vaguement sphériques. S’agissait-il d’appareil construit par un maître horloger pour quelque usage étrange ou un système d’éclairage ? La question ne trouverait pas de réponse en ce jour pour le jeune noble. Son attention se tourna à nouveau vers le Trône.
À une dizaine de pas, l'homme qui représentait la lumière se dressait devant lui. Son portrait se fit précis et le poids des années fit voler en éclat l'image du Tsar de Sergueï. Il semblait impossible que cet homme aux traits si creusés par les années soit le souverain légendaire ; qu'il soit le conquérant de jadis qui avait repoussé les hordes des Tatares et avait fait, au cours des années qui avait suivi, de sa nation l’espoir de l’humanité. Impossible de donner un âge humain à ce visage tellement raviné qu’il semblait avoir été lacéré de mille lames de haut en bas, de sa barbe filasse à son front fripé surmonter de la Tiare de Monomaque. Était-ce vraiment lui le héros du peuple qui avait nettoyé le royaume des vautours, grands boyards félons, traîtres à leur nation, comploteurs à la solde des latins ou du grand turc ?
Sergueï se demanda s’il ne devait pas accorder quelque crédit aux rumeurs sur la santé mentale du Tsar. On disait qu’il avait fini par être lui-même perverti par l’influence de la Lux voila des années ; il s’agissait d’une des rumeurs expliquant la destruction de Novgorod et de sa population en 1570 par le Tsar. Mais la plus probable et la plus simple justification de son acte était celle d’avoir combattu par ce sacrifice d’homme russe la progression de l’influence des corrupteurs latin venus des terres lituaniennes sous la coupe de l’Ordre teutonique.
Qu’est-ce que cette réflexion pouvait finalement changer à la situation du jeune homme ? Qu’il soit ou non fou, Ivan IV ne pouvait pas laisser ses terres et celles de ses vassaux sans défense contre l’ennemi hérétique. Il arrivait en vue de l’assemblée la plus compacte de nobles, ceux dont le rang exigeait qu’ils soient présents au plus près de leur Prince. Beaucoup de Grands Boyards étaient morts de la main même du Tsar pour payer leurs actes odieux envers le peuple russe. Parmi les survivants présents en ce jour, bien peu arboraient encore le moindre sourire en présence de leur suzerain.
Sergueï traversa les derniers rangs qui le séparaient du Tsar. Il n'aurait jamais pu obtenir une audience officielle. Le jeune homme se préparait donc à parler rapidement de son cas pour ne pas être bouté hors de la salle avant même d’avoir exposé toute sa situation.
Alors que d’un léger coup d’épaule, il parvenait à se glisser entre deux solides gaillards, il étouffa un hoquet de surprise. Comme jaillie de nulle part, une femme venait de se dresser juste devant lui. Le feu monta aux joues de Sergueï lorsque son regard remonta de ses pieds en se promenant sur la silhouette de la diablesse. Car il s’agissait bien là d’une succube tout droit sorti des flammes de l’enfer. Un corps élancé, des muscles parfaitement déliés et de fines attaches prouvaient la noblesse de ses origines. Elle s’exhibait nue devant toute l’assemblée des Boyards qui ne semblait pourtant pas en être scandalisée. Le jeune homme ne put s’empêcher de s’attarder sur la toison de la belle, sur sa gorge rebondie ainsi dévoilée, sur son cou de cygne, sur un menton délicieux, une bouche magnifiquement ourlée, un petit nez mutin, avant de se figer d’horreur sur le regard de givre de la démone.
Il savait désormais devant quoi il se trouvait. Les yeux énucléés, emplis de globes de Lux blanches, étaient couverts d’un givre qui gagnait les tempes et les sourcils. Il y a une différence entre écouter les fables parlant des dames de compagnie de l’empereur et se retrouver face à l’une d’elles. Elle n’avait plus rien à voir avec la jeune princesse qu’elle était quand on l’avait enlevée à sa famille en paiement d’une dette auprès du Tsar ou de l’Opritchina.
Mélange des connaissances alchimiques et d’horlogeries les plus jalousement gardées, cette femme était l’une des chiennes de garde d’Ivan. Pas une des quatre Furies n’avait failli à sa tache. Le sourire de la femme ne fit pas oublier à Sergueï son regard de roche ; on le disait capable de percer le temps et l’espace, de permettre a sa porteuse de voir l’avenir et les évènements cachés au-delà de la vue d’une mortelle.
Un rire ramena l’esprit de Sergueï à sa mission. Combien de temps était-il resté figé devant la Furie ? Il n’en était pas sûr, mais il tenta de reprendre un peu de prestance, se raclant maladroitement la gorge. Celui qui avait émis ce rire se dressait au-dessus de lui. Le tsar se penchait sur lui comme un père se penche sur l’un de ses enfants, amusé de la maladresse du bambin.
— Pardonnez mon outrecuidance Lumière de l'occident et vainqueur de l'Orient, père du peuple Russe, digne héritier de Lourik…
— Voyez, princes des Russ - le coupa Ivan - encore un homme qui ne sait où poser le regard dans cette salle.
Les rires fusèrent parmi les boyards du second rang, mais aucun de ceux présents au premier ne cilla, de peur qu’on puisse mal interpréter leurs réactions.
— Tsar de toutes les Russies, ton serviteur le plus humble n’est là que pour te servir, je t’importune pour te délivrer de tristes nouvelles à l'est de Kazan. .
Sergueï sentit un mouvement de recul derrière lui ; les grands Boyards prenaient du large. Un mouvement d’air dans son dos lui fit comprendre que la mort fondait sur lui. Le visage blond repassa devant ces yeux, un sourire toujours léger sur les lèvres. Les couleurs perdirent de leur éclat d’un seul coup, il ne semblait plus rester qu’un camaïeu de rouge. Le jeune homme tenta en vain de retenir la vie qui s’échappait de son corps par sa gorge tranchée net.
Il tomba à genoux en émettant un râle sourd. Pendant ce temps le tsar posait sur lui un regard doux, dépourvu de haine. Sergueï cherchait autour de lui une échappatoire à sa mort qui venait à grand pas. Il se retourna ; son bourreau, resté derrière lui, ne lui laissant qu'un dos exquis pour répondre aux interrogations de Sergueï. La main droite de la furie semblait faite d’or, couvert de mille rubis, mais en les voyant se mouvoir, Sergueï compris qu’il s’agissait des gouttes vermillions de son propre sang. Une main passa sous son menton et ramena son regard désormais brouillé vers son souverain.
— Petit Sergueï, que ta vie s’achève sans haine pour ton humble serviteur.
Le visage du Tsar exprimait une souffrance bien pire que celle que le jeune boyard ressentait. Sergueï, alors que ses idées s’embrumaient, voulut avoir pitié du prince, mais cherchait toujours une raison à sa mort. Comment le Tsar connaissait-il son prénom ? Comme si le Tsar connaissait ces questions, il continua de parler à Sergueï, au creux de l’oreille.
— Tu nous as déçus petit homme. Tu t’es enfui de ton domaine par manque de foi en mon pouvoir, alors qu’une cohorte de Streltsi était en route. Tes gueux ont pris peur et ne pensant plus revoir ta frimousse, se sont rendus aux Tatares. Tu as perdu les terres que je t'avais conquises.
Déjà le nobliau ne voyait plus. Mais il connaissait sa faute et résigné laissa la mort le prendre sans broncher. Alors que son âme immortelle commençait à glisser hors de son corps, il entendit une dernière phrase du père de la Russie.
— Ta faute est pardonnée, aie fois en la larme que je verse pour toi, endors-toi petit prince.
Ivan se redressa doucement en s’appuyant sur son lourd bâton ferré. Le regard grave il regardait le corps affaissé
— Je ne suis pas cruel avec vous par pure fantaisie, Boyards ! Si je vous traite comme les derniers chiens de la Création, c’est pour assurer le salut de vos âmes. Si vous êtes les derniers en ce monde, ne craignez pas l’autre, car à l’heure du jugement les derniers seront les premiers.
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