Llanrhaeadr-ym-Mochnant
« Entre Londres et Reykjavik, la guerre des toponymes :
Alors que Britanniques et Islandais entament à Reykjavik le sixième jour des discussions bilatérales destinées à régler le remboursement de la dette de la banque islandaise Icesave, un invité surprise semble apporter avec lui une étonnante source de tension supplémentaire. L’Eyjafjallajökull, le fameux volcan dont les émanations perturbent encore le trafic aérien outre-manche, a en effet bien failli provoquer la suspension de la séance d’hier quand un délégué britannique, oubliant son micro branché, s’est autorisé une remarque pour le moins inélégante. Qu’ils aillent se faire voir, eux, leurs banques et leurs volcans ! Quand vous voyez déjà les noms qu’ils donnent à leurs foutues montagnes, comment voulez-vous tenir une discussion sérieuse avec ces gens ? La confidence, recueillie par des journalistes locaux, a vite provoqué l’émoi, au point que les Islandais ont menacé de quitter la table des discussions si des excuses officielles n’étaient pas formulées directement. Bien que cette exigence ait été remplie, on signale d’étranges conséquences à l’histoire : des guides locaux refuseraient leurs services aux journalistes incapables de prononcer correctement le nom du volcan maudit. Autant s’y entraîner tout de suite… »
« Pays de Galles : les plus graves inondations depuis cinquante ans :
Au pays de Galles, les inondations les plus graves depuis un demi-siècle ont forcé l’évacuation totale de la petite ville de Llanrhaeadr-ym-Mochnant. Toute la vallée de la rivière Tanat est ainsi touchée par ces graves intempéries. On dénombre encore cinq disparus dans la région des chutes de Pistyll Rhaeadr, toutes proches. »
Zoltan tourna la page dans un grand bruit de papier froissé. Il eut encore le temps d’attraper quelques informations sur l’activité croissante du volcan Tangkubanparahu qui semblait devoir menacer la ville de Bandung, en Indonésie, quand un imperméable beige détrempé fit irruption dans le petit café. À l’intérieur du manteau, et à peine moins humide, il reconnut son ami Yves, qu’il attendait depuis une bonne demi-heure.
- Je suppose que je peux m’estimer heureux que tu ne m’aies pas complètement planté. Juste fait attendre la moitié de ma pause de midi…
Le journaliste ne semblait pas d’humeur à rire.
- Pourquoi ? Tes dictionnaires vont se plaindre ?
Il s’assit lourdement. Puis, sur un ton fatigué :
- Excuse-moi, je suis un peu à cran, en ce moment. Ils nous font une vie pas possible, à la chaîne, avec ces catastrophes dans des bleds imprononçables. Tu as entendu la dernière ? Ce volcan indonésien, près de Bandung ? Ils appellent ça le Tengunpan…
- Le Tangkubanparahu.
- Tu sais quoi ? Tu m’écœures ! Comment tu fais ?
Zoltan soupira. Mais cette fois, les balbutiements de son ami l’amusaient plus qu’ils ne l’irritaient, et ce fut avec un sourire en coin qu’il répondit :
- Je suis linguiste. Et puis, je fais un peu d’effort aussi. Tu n’as pas dit pourquoi ils vous mettent la pression : quel rapport avec ces quelques toponymes inoffensifs ?
- C'est ça, moque-toi... Ils sont tellement inoffensifs, comme tu dis, qu'on ne trouve pas un seul présentateur capable de les articuler correctement ! Quand ça se limitait au volcan islandais, il suffisait d'une périphrase et tout le monde comprenait, mais là... Comment veux-tu que le public s'y retrouve si on lui parle sans cesse des "volcans mexicains", du "volcan indonésien" ou de la "petite ville du Pays de Galles" ?
- Quoi ? Llanrhaeadr-ym-Mochnant ? Celle-là aussi, vous n'y parvenez pas ? Mais où est-ce que vous allez les chercher, vos présentateurs ?
- Mets-toi à leur place ! Quand, en plein direct, tu dois passer de l'Ixtacmachin à Lanredtruc alors qu'il n'y a même pas assez de place pour les faire tenir sur une seule ligne du prompteur ! Et quand on t'avertit d'un développement de dernière minute et que tu dois improviser ! D'habitude, ils y arrivent, mais là, c'est tout simplement trop !
Il but une gorgée du café de Zoltan, qui oublia de protester, et poursuivit d'une voix confidentielle :
- D'ailleurs, on risque fort de devoir aller les chercher ailleurs, justement...
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Que les études de journalisme ne te préparent pas à aligner quatorze consonnes en cinq syllabes. Il est de plus en plus question de recruter des logopèdes et des linguistes.
- Pour présenter le JT !?
- Les linguistes, oui. Les logopèdes, ce serait pour les entraîner. Je te dis ça en toute amitié, évidemment : pour l'instant, c'est juste une idée en l'air ; mais si ça se concrétise, il faut que tu postules !
- Vous vous passerez bien de mes services : je ne me vois pas dans le rôle...
Soudain, Zoltan sembla distrait. Il s'abîma un moment dans ses pensées pendant qu’Yves en profitait pour terminer le café. Puis, en un mouvement, le linguiste se redressa et renversa le fond de la tasse sur la chemise de son ami.
- Mais bon sang, qu'est-ce qui te prend ? Je suis bon pour repasser chez moi, maintenant ! Une chemise de foutue !
Zoltan n'avait pas bougé d'un cil. Il semblait contempler une idée invisible, posée juste sous son nez.
- Tu as remarqué ? Tous ces endroits...
Yves s'affairait à éponger la belle tache brune avec toutes les serviettes qu'il pouvait trouver.
- Quoi, tous ces endroits ? Ils me fatiguent, ces endroits, et toi avec !
- Ils sont tous le cadre d'un récit mythologique...
- De quoi tu parles, maintenant ? Qu’est-ce que ça peut bien faire avec…
- …Popocatépetl et Ixtaccihuatl étaient deux amants séparés par la mort et que les dieux ont changés en montagnes. Ils étaient d’ailleurs des lieux de cultes pour le dieu Tlaloc et la déesse Calchiuhtlicue et…
- Calquoi ?
Zoltan agita une main agacée :
- Calchiuhtlicue, la déesse aztèque des eaux, ça n’a pas d’importance ! Llanrhaeadr-ym-Mochnant, c’est dans le coin des chutes de Pistyll Rhaeadr, et d’après la légende, on y trouverait encore un couple de géants enfermés dans les rochers qui la surplombent. Selon certaines étymologies, le terme gallois rhaeadr signifierait « l’eau de Rhéa ». Rhéa, la déesse grecque ! Étrange, non ? Quand à l’Eyjafjallajökull, et bien…
- Bon, ça va, j’ai compris ! Non seulement ces bleds sont imprononçables, mais en plus on en a fait tout un folklore dont personne n’a rien à faire ! Et alors ? Qu’est-ce que ça va changer au problème ?
Le linguiste sembla revenir à lui. Il posa sur son ami un regard irrité :
- Quel problème ? Vos démêlés pitoyables avec la toponymie ? Et bien vous engagerez des gens sérieux pour les prononcer correctement et il n’y aura plus de problème ! Je te parle de questions de fond, moi ! Ce ne sont pas vos paillettes qui m’intéressent !
Yves jeta sa dernière serviette sur la table et s’affala sur sa chaise dans un grand soupir :
- Et il y croit, en plus ! Zoltan, franchement… Je veux bien admettre qu’on a l’air ridicule, avec ces questions bêtement techniques, mais de quoi tu parles, là ? Tu es occupé à supposer que toutes ces catastrophes dans des endroits impossibles à prononcer, ce n’est pas du hasard ? Et tout ça parce que quelques-uns sont liés à un récit mythique ? Mais enfin, on doit pouvoir trouver une légende locale pour n’importe quel tas de cailloux ! Comment veux-tu que ce soit autre chose qu’une suite de coïncidences ?
- Pas quelques-uns, tous ces lieux ! Ils ont tous un rapport avec la mythologie ! Même le Tangkubanparahu est le centre d’un cycle fondamental dans la culture javanaise ! Et ce ne sont pas que quelques légendes locales, mais des mythes fondateurs et liés aux plus grandes divinités : Tlaloc, Calchiuhtlicue, Rhéa… Il y a… Il y a forcément un lien !
Le journaliste le gratifia d’un sourire apitoyé.
- Bon, bon, calme-toi. Je crois qu’on va arrêter de s’échauffer l’esprit avec ces histoires. Tu finirais par y croire vraiment… Et moi, je n’ai pas encore mangé et il me reste peu de temps. On commande ?
Zoltan se tut un moment, les yeux dans le vide. Puis, il tourna vers son ami un regard morne :
- Non. Je n’ai plus faim. Et puis tu as assez pris de ma pause. Finalement, c’est toi qui as raison : je crois que mes dictionnaires vont se plaindre. Salut !
Il avait déjà passé la porte quand Yves comprit qu’il allait en plus devoir payer le café.
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