Thiruvananthapuram

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Des nouvelles du Kerala, à présent, où le bilan du tsunami qui a ravagé la côte sud de cet état de l’Inde s’est encore alourdi : dans les décombres de Thiruvananthapuram, les secours s’activent dans la confusion la plus totale. L’aide internationale afflue déjà, mais…

Zoltan leva le nez, déposa sur le guéridon le petit volume de mythologie méso-américaine et se pencha en avant pour appuyer sur le bouton de commande du son. La voix sèche, légèrement rayée, envahit son salon. Pendant qu’elle alignait les chiffres de la catastrophe indienne, il quitta son fauteuil et son doigt s’était déjà posé, machinal, sur le dictionnaire de toponymie dravidienne quand un doute le prit. Sans changer de position, il tourna la tête vers le vieux téléviseur : la présentatrice y articulait sur le ton docte d’une dictée de primaire les noms des villages ravagés. Le regard toujours accroché à l’écran, Zoltan saisit le livre qu’il cherchait et revint s’asseoir : sa première surprise avait été de ne pas trouver à son poste le journaliste habituel, celui qui s’était si fameusement ridiculisé avec le Popocatépetl. Mais maintenant qu’il la détaillait, c’était la mise insolite de sa remplaçante qui le frappait : une permanente impeccable et un terne chemisier à fleurs encadraient une figure sévère où de petites lunettes étroites parachevaient le portrait d’une respectable retraitée. Surtout, flagrante au milieu des rides et des dentelles, brillait une totale absence de sourire : de ses lèvres sèches et fermes, les mots sortaient, un à un, domptés, sans la moindre trace de fantaisie, sans le plus petit écart. Soudain Zoltan sursauta, et le dictionnaire lui échappa des mains, tandis qu’il réalisait enfin le plus incroyable de tout : sa prononciation était parfaite ! Elle avait répété au moins trois fois Thiruvananthapuram en quelques minutes, sans plus d’hésitation que s’il s’était agi de son lieu de naissance ! Et maintenant, elle alignait les localités kéralaises avec autant de fluidité : Kanjiramkulam, Shangumugham Beach, Sakthikulangara, Thamaraparambu se succédaient sans heurt, inconscients des ravages qu’ils auraient provoqué dans d’autres bouches.

Estomaqué, Zoltan se leva et, ce qui chez lui était le signe d’un grand désarroi, ne prit même pas la peine de ramasser le livre piteusement échoué sur le tapis. Fébrile, les yeux toujours rivés sur la sévère présentatrice, il composa le numéro d’Yves Liénard. Au bout de quelques secondes, une voix affairée lui répondit :

- Zoltan ? Qu'est-ce que tu veux ? On est en plein JT, là ! J'ai pas vraiment le temps, tu sais ?

- Deux secondes pour un renseignement, tu ne seras pas viré pour ça. Qui est la journaliste qui présente les nouvelles, ce soir ?

- Ah ! Tu viens de faire la connaissance de Constance !

Au bout du fil, la voix paraissait soudain beaucoup moins tendue.

- Constance ?

- Elle remplace Étienne. Tu sais bien : Étienne Vigneron, "Ixtabordel" !

- Ixtaccihuatl… Oui, je me souviens. Comment avez-vous fait pour la trouver, celle-là ? Elle n'a pas vraiment le style de la chaîne !

- Tu peux le dire ! L'âge non plus, d'ailleurs ! Il a fallu ruser avec l'office des pensions pour l'engager ! Pourtant, ça en valait la peine : son image est une catastrophe, mais il n'y en pas d'autre pour te lâcher Thivantapram aussi naturellement que si elle te parlait de Neder-over-Heembeek !

- Thiruvananthapuram, Yves : n'abuse pas, s'il-te-plait ! Il me semblait que vos écoles de journalisme ne préparaient pas à ce genre d'exercices... D'où vient-elle ?

- Elle n'est pas journaliste, je crois que ça se voit ! Elle est incapable de lire le prompteur : à chaque fois, il faut lui préparer le texte dans un petit cahier qu'elle lit à l'antenne ! Tu vois ce que ça donne à l'écran : question accroche du téléspectateur, c'est pas une réussite ! Quant à son look, impossible de la persuader de s'arranger un peu ! Tu as vu ce chemisier ? On dirait...

- Épargne-moi tes réflexions d'agent de communication ! Et réponds à ma question : d'où vient-elle ?

- Et bien… Tu ne me croiras pas mais… Elle est institutrice. Enfin, elle était institutrice, puisqu’elle est à la retraire depuis une quinzaine d’années.

- Une institutrice ? Pour présenter le journal ? Tu veux dire que vous n’avez pas trouvé un seul journaliste diplômé capable d’articuler quatre syllabes sans erreur ?

- Ne le crois pas si tu veux, mais elle est la seule à y parvenir ! On a pas eu le choix !

- Et vos fameuses périphrases ? Les « volcans mexicains » et « la petite ville du Pays de Galles », ça ne marche plus ?

- Pas quand ça concerne cinq événements en moins d’un mois ! Les gens ne s’y retrouveraient plus ! Et comme ce pauvre Étienne y arrivait de moins en moins, il a bien fallu prendre des mesures radicales…

- En privilégiant la rigueur journalistique à votre obsession de l’image ? J’avoue que vous m’étonnez, et dans le bon sens !

Zoltan entendit au bout de la ligne un faible souffle qui devait être un soupir :

- Oui, mais on le paie, crois-moi : elle se sait indispensable, la vieille bique !

- Un salaire exorbitant ?

- Oh, non ! Pour ça, j’aurais presque honte de t’expliquer les détails de son contrat… Non, je parle de son image : le chemisier, les lunettes, le petit cahier… On ne touche à rien ou elle s’en va ! Et puis elle nous fait des caprices : elle prétend influencer le choix des sujets. C’est à peine si elle a bien voulu parler de l’histoire de la grand-mère enceinte, en Albanie. J’imagine que tu te souviens…

- Non, mais ce n’est rien. Et malgré tout ça, vous la gardez ? Juste pour son élocution ?

- Pas seulement pour ça : elle s’occupe aussi du language training des équipes de terrain.

- Du quoi ?

- Le language training : elle leur apprend à prononcer correctement le nom des coins où on les envoie, pour éviter les incidents diplomatiques. Tu as entendu l’histoire de l’équipe américaine au Mexique qui n’a pas obtenu les autorisations parce que le journaliste ne parvenait à aligner toutes les syllabes de leur volcan ? On essaie de ne pas gaspiller des frais de déplacement… Maintenant, si ça ne t’ennuie pas, il faut vraiment que je te laisse !

- Bien entendu. Transmets mes amitiés à Constance…

Zoltan resta un moment, la main sur le cornet du téléphone qu’il venait de remettre à sa place, les yeux fixés sur le poste où l’institutrice énonçait sur un ostensible ton ennuyé les résultats du championnat de foot. Plus il y réfléchissait, plus elle lui inspirait une profonde sympathie… Il se jura de devenir son plus fidèle téléspectateur et, ramassant le dictionnaire, y chercha l’étymologie de Thiruvananthapuram. Pour la pure forme, car il savait très bien ce qu’il allait trouver.

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