Chapitre 2 - Soupe de poisson
Le soir-même, ou plutôt le lendemain, vers deux heures du matin. Joe ouvrit la porte d’entrée de son appartement qui donnait dans le salon/cuisine. Il rentrait de soirée. Lui n’avait pas grand chose à célébrer mais la plupart de ses amis fêtaient leur réussite ou le début des vacances. Appeler ses fréquentations des “amis” était un bien grand mot. Comme tout le monde, il noua de vraies amitiés à l’école secondaire. Au début, il avait eu du mal à trouver sa tribu, mais il finit tout de même, vers sa troisième année, à se constituer un club d’amis serré avec certains élèves de son école qui habitaient son quartier. Petit à petit, il s’en était éloigné. D’abord c’était la honte de ne pas réussir ses études qui l’avait détaché de ses relations. Puis il y eut les joints qui le rendirent amorphe et sans réelle volonté de sortir. C’était ensuite ses activités criminelles qui avait été le deuxième grand frein à garder le contact avec ses amis. Par on ne sait quel miracle, Il avait tout de même réussi à garder Géraldine à ses côtés. Ils s’étaient rencontrés lors de sa première première année d’université. Elle était d’abord réellement tombée amoureuse, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer son côté bad boy. A dix-neuf ans il n’y avait rien de plus excitant pour elle que de décevoir ses parents par sa vie affective. C’était la seule chose de sa vie qu’elle pouvait contrôler. Les règles ne s’appliquaient pas à Joe, qui naviguait le monde à sa façon. Un jour, c’est finalement le syndrome de la sauveuse qui avait pris le dessus, il était tellement dur d’admettre une erreur longue de cinq années. En bonne catholique, elle était persuadée qu’un beau jour elle arriverait à changer Joe et le façonnerait à l'image paternelle. Dans son fantasme, Joe travaillerait dans l’entreprise de son père, qui le prendrait sous son aile, ils finiraient par s’entendre et à la fin il devenait un bon petit bourgeois bien présentable et docile. Dans sa rêverie, Joe s'achetait lui-même ses chemises chez Massimo Dutti et emmenait les enfants au Hockey le dimanche.
Joe, lui, méprisait cette petite vie qu’on lui forçait. Accepter la médiocrité d’une vie moyenne lui donnait la nausée. Il ne pouvait s’empêcher de la vivre pourtant. Tiraillé entre faire ses propres choix et vivre la vie de ses parents par procuration. C’est peut-être pour s’offrir une alternative, bien que de courte durée que Joe sortait toutes les nuits sur Louvain, pas grand chose à faire d’autre le soir dans une ville estudiantine. Avec quelques biftons pour payer les tournées il était facile de se faire des amis d’un soir auprès des étudiants fauchés, surtout là où la bière était la moins chère du pays.
Ce soir, il était rentré bien bourré, il l’avait réalisé par le temps qu’il avait mit à trouver le trou de la serrure avec sa clé. La soirée avait été un beau succès. On avait commencé par quelques jeux à boire et finalement on était tous allés à la grande Casa pour danser et continuer à picoler. Joe s’effondra dans le fauteuil du salon et remarqua enfin Wen qui était en train de cuisiner.
— Tu fais à manger? C’est intéressant comme odeur… dit Joe
— T’en veux? Soupe de poisson. répondit Wen
— Allez d’accord. Au fait merci, de m’avoir aidé avec les chinois aujourd’hui. Se rappela, Joe.
— De rien. Fit Wen
— Je remarque qu’on a jamais vraiment parlé depuis que tu es arrivé. T’as quel âge? Joe avait la parole facile avec quelques verres dans le nez. Lui qui depuis des mois avait ignoré son colocataire à chaque occasion qui s’était présentée.
—vingt-huit. Wen avait un léger accent chinois mais son français était impeccable.
— Ton français est incroyable! S’étonna Joe
— Je l’étudie depuis presque vingt ans, quatre heures par jour. J’espère bien qu’il est bon. Répondit Wen, un peu offusqué.
— Mais dis-moi, t’es pas tout jeune mon petit Wen. C’est quoi ton plan tu vas rester en Belgique?
— Je dois retourner en Chine et travailler pour le gouvernement c’était le deal. J’ai signé pour au moins dix ans. Répondit Wen
— Et bien, ça rigole pas, et tu vas faire quoi au gouvernement? Demanda Joe.
— Y’a beaucoup de boulot. Comme je parle français, certainement les relations internationales avec la francophonie, on fait beaucoup de business avec les pays africains francophones. Sans doute gérer des projets d'infrastructures, des routes, aider les populations locales, produire sur place, amener la prospérité dans le monde.
— La colonisation au 21ème siècle. ricana Joe.
Wen avait appris à ne pas relever les commentaires désobligeants des belges qui n’avaient aucun tact. Pour Wen, les Belges étaient d’une décadence scandaleuse. Eux qui avaient été une puissance mondiale au 19ème siècle, étaient tombés si bas qu’ils en étaient arrivés à produire des individus comme Joe, des milliers de trentenaires adulescents et incultes
— Et toi? Demanda Wen.
— Tout le monde voudrait que je fasse quelque chose, mais je ne sais pas. Je vis pour aujourd’hui et demain sans penser à après-demain. Je n’ai pas vraiment de plan et cela me convient pour le moment, je ne sais pas si je ferai de grandes choses dans la vie. Je pense pas à faire des choses grandioses, m’amuser, profiter du temps que j’ai. Ne pas me préoccuper, c’est le rêve. Je n’ai pas d’ennuis.
—Tu n'as pas d’ennuis, non, seulement des problèmes avec des clients albanais. Tu es débrouillard, tu devrais te préoccuper plus du monde autour de toi. Il n’y a pas de honte à vivre une vie moyenne. Pour le moment ta vie a l’air en dessous de la moyenne. Tu as fait quoi aujourd’hui par exemple?
— Aujourd’hui, je me suis levé, j’ai cuisiné un plat japonais raffiné
— Un plat japonais raffiné? Tes ramens dégueulasses? pouffa Wen.
— Parfaitement! Ensuite j’ai eu des réunions avec mes fournisseurs chinois et mes clients, comme l’homme d'affaires que je suis. Et puis je suis allé me détendre en ville et maintenant je partage une soupe avec mon colocataire étranger en parlant de politique internationale.
— Des réunions hein? Demanda Wen.
— Des réunions d’affaires, par-dessus le marché! dit Joe pointant son index vers le plafond.
— Cela fait de moi ton secrétaire? Je vais te prendre une commission si tu continues à te foutre de moi. Et tes parents, ils en pensent quoi de ton négocie?
— Ils finiront bien par m’accepter avec le temps. Je gagne beaucoup plus d’argent qu’un étudiant lambda. Ils ne me reconnaissent pas encore à ma juste valeur. Mais je vais leur prouver qui je suis un jour. Et toi tu as de la famille?
— Plus maintenant, je n’ai jamais connu mon père et ma mère est morte il y a quelques années.
— Ah désolé je ne savais pas. Dit Joe Embêté.
— Tu ne pouvais pas savoir. Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as. Tu sais ce qu’il m’arriverait à moi si je commençais à tremper dans des activités criminelles?
— Au goulag!
— Déjà on me renverrait en Chine, c’est clair et puis l’accueil au retour ne serait pas des plus chaleureux. Mais, moi je n’ai plus de parents à decevoir.
—Mouais c’est bien, mon petit Wen, fais ta vie, change le monde. La mienne roule nickel. Pour les conseils de carrière j’ai déjà ma mère, ma copine et la police fédérale. Je vais me coucher. Merci pour la soupe c’était très bon. Bonne nuit.
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