Des jours s’étaient écoulés, rythmés par les nuits blanches de Joe, entre joints, jeux vidéo et séances de séries sans fin. Ses journées avaient fini par se confondre avec ses nuits. C’était comme ça que Joe encaissait les coups durs. Après quelques jours, le blues finissait toujours par passer. Depuis tout petit, il avait appris à ne pas trop s'épancher, plutôt par fainéantise que par quelconque trouble du comportement. Selon lui, tout passait, surtout les chagrins et les déceptions. Alors au lieu de broyer du noir, il valait mieux occuper son esprit à coups de dopamine.

Le cannabis, qui affecte la mémoire à court terme, lui permettait carrément d’oublier ses ennuis jusqu’à ce qu’ils deviennent supportables. Ce qui finit par arriver au quatrième ou cinquième jour quand Joe émergea de sa transe. L’effet de son dernier joint s’était estompé et il était temps de rouler le suivant. Dehors, il faisait nuit noire. Était-ce tôt le matin ou tard dans l’après-midi? Joe ne savait plus. L’odeur acide de la beuh embrumait toujours la pièce et imprégnait ses vêtements et ses draps.

Totalement avachi dans le fauteuil éventré de sa chambre, il réalisa que c’était en fait un bruit étrange qui l'avait tiré de son délire. Une mélodie, étouffée, semblait provenir de l'un de ses placards. Curieux, il se leva lentement et se mit à fouiller ses armoires. Après quelques minutes, il fit sauter un panneau mal ajusté du mur et découvrit un smartphone qui illuminait l'obscurité du double fond.

L'alarme du téléphone était un réveil programmé à l’avance, avec un message affiché sur l’écran en chinois : 警报 . Une rapide recherche sur Google translate révéla la traduction: “Alarme”. Il examina le téléphone plus attentivement.Il ne connaissait ni la marque, ni le modèle. Une nouvelle recherche Google établit qu’il s'agissait d‘un téléphone ZTE bas de gamme. Une chinoiserie sans grande valeur. C’est à ce moment qu’il se rendit à l’évidence. Ce téléphone appartenait à son colocataire décédé. Était-ce une piste laissée délibérément à son attention ou simplement une cache qui devait lui servir plus tard? Les réponses devaient se trouver quelque part dans la mémoire du smartphone.

Joe tenta de déverrouiller le téléphone, mais il était protégé par un code. Il essaya quelques combinaisons, 1234, 0000, 1111… en vain.

Sans le code ou l’empreinte de Wen, il semblait très difficile, voire impossible, d’accéder au téléphone. Joe alla chercher conseil sur Reddit et sur Discord et après quelques heures et quelques réponses de participants anonymes, il comprit que le téléphone n’allait pas pouvoir être débloqué sans le mot de passe. Il se rappela avoir vu dans un film un espion trouver une empreinte, la copier avec du papier collant pour l’appliquer ensuite sur le capteur. Il se démena pendant plus d’une heure pour trouver une empreinte de Wen et bidouiller le capteur, sans succès. La seule solution restait de réinitialiser le téléphone aux paramètres d’usine, et prier pour que les programmes spécialisés de récupération soient assez efficaces.

Lorsqu'il ouvrit finalement la mémoire depuis son PC, après avoir réinitialisé le téléphone, le menu se mit à charger. Après quelques secondes, la petite roue de chargement s'arrêta de tourner. Trois fichiers firent leur apparition dans le menu de navigation.

*****************************************************

Joe ne pouvait contenir son excitation. Il tenait enfin une piste. Le premier fichier était un fichier texte, electrum.txt, qui contenait une suite aléatoires de mots en anglais et qui, pour le profane, pouvait sembler tout à fait énigmatique.

room lie professor magazine watch angel friend eager solid after burning elaborate

Le deuxième, flyer.pdf était un document papier, plus précisément un tract d’invitation pour une conférence organisée par une association appelée les “Musulmans Universels” pour soutenir la cause Ouïghoure. La conférence devait avoir lieu la semaine suivante dans les auditoires Montesquieu à Louvain-la-Neuve, ici-même.

Et le troisième, untitled.csv contenait un tableau:

44.405493, 26.080868, RO, 2015, FALSE

50.670468, 4.620214, BE, 2023, TRUE

50.082107, 8.647666, DE, 2022, TRUE

47.215852, -1.537828, FR, 2018, FALSE

41.377932, 2.167784, ES, 2014, TRUE

Joe, qui n'était pas né de la dernière pluie, reconnu dans electrum.txt une “seed”, ou l’adresse d’un portefeuille de crypto-monnaies. Electrum étant l’un des logiciels les plus utilisés qui permettait de stocker et de recevoir des bitcoins. Il utilisait lui-même ce logiciel pour ses transactions. La première chose qu’il fit, fut d’importer le wallet grâce à la suite de mots dans une nouvelle session. Quand le montant apparut sur son écran, il faillit tomber à la renverse. Le wallet contenait cinquante trois bitcoins, soit un peu plus de deux millions d’euros.

“Je sais reconnaître un mobile quand j'en vois un. Tu m'étonnes qu'ils aient fouillé tout l'appartement," songea-Joe. "Mais pourquoi cacher ça dans ma chambre? Tu comptais vraiment me le donner, ou tu voulais juste le planquer? Est-ce que tu m'as légué ton secret avant de mourir, Wen?" Joe fronça les sourcils. "Non, tu ne me faisais pas confiance à ce point. Après tout, je n'étais même pas vraiment ton ami... juste un coloc à peine supportable."

Joe regrettait maintenant d’avoir dû effacer tout le contenu du téléphone, il avait sans doute contenu d’autres secrets. Malheureusement, le mal était fait. Un mal qui lui avait tout de même rapporté deux millions d’euros complètement intraçables. En plus, il était maintenant sur une piste bien concrète. La suite de chiffres dans untitled.csv était visiblement des coordonnées GPS. Il entra une à une les coordonnées dans Maps qui l’informa des différentes localisations. Il ne trouva rien de particulier dans les endroits à l’étranger, mais celle située en Belgique pointait vers une maison derrière la place des sciences pas très loin de la gare, ici-même à Louvain-la-neuve. Il était un peu plus de trois heures du matin. Il n’irait pas ce soir.