Chapitre 10: La lettre

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Abdel regardait le plafond bleu ciel délavé de sa chambre. Couché sur son lit, il devait être cinq heures de l’après-midi. Ses parents n’allaient pas tarder à rentrer du travail. Il avait enfin arrêté de pleurer. Quand il avait lu la lettre, il n’y avait d’abord pas cru. Comment son frère, son meilleur ami, avait pu lui cacher son secret? En plus de la perte de son frère aîné, c’est surtout la déception de ne pas avoir fait partie d’une grande portion de sa vie qui le chagrinait le plus. Comment avait-il pu ignorer les signes de son mal-être? Pourquoi ne l’avait-il pas emmené avec lui?

Comme tous les vendredis, Abdel était rentré plus tôt de l’école. Après avoir déposé son cartable dans la cuisine, il avait sorti une pizza du frigo qu’il avait mise dans le four. Abdel vivait avec ses parents et son frère aîné dans une maison bel étage près des chemins de fer aux abords de la gare du Tubize. Tubize, bien que située dans la province cossue du Brabant Wallon était l’une de ces villes belges qui avait connu leur essor au 19ème siècle. Cet essor, effondré depuis belle lurette, avait englouti avec lui les emplois et les industries. Tubize avait décrépi au point qu’aujourd’hui, la délinquance et l’addiction y régnaient en maître disséminé entre les d’immeubles industriels et les haut fourneaux laissés à l'abandon. Tubize, était particulièrement sinistre pendant la nuit, qui en hiver, durait de seize heures jusqu'à neuf heures du matin.

Abdel avait quitté l'école à treize heures et pris le bus jusqu’à l'arrêt en bas de la rue. La gare n’était pas très sûre, mais ses parents, d’avantage par nécessité que pas réelle confiance, avaient décrété qu’il était assez grand pour se débrouiller tout seul. Après avoir enfilé sa pizza au fromage de marque magasin, il monta dans sa chambre pour jouer à la console. Il remarqua tout de suite le lit qui était fait et qui n’était pas comme à son habitude une boule de couvertures jonchée sur le matelas. La couette était parfaitement tendue en carré et dessus était posée une enveloppe qui l’attendait. Elle lui était adressée, doucement il l'ouvrit, sortit le papier A4 quadrillé et le déplia. Il lu:

Mon cher frère,

Quand tu liras cette lettre, je serai déjà en route pour l'Irak. J'ai pris la décision de suivre une voie qui m'appelle depuis longtemps.

Je crois en une cause plus grande, une mission divine qui donne un sens à ma vie. Ce combat est plus grand que nous tous. C'est une guerre sacrée contre l'injustice et l'oppression. Il est temps que je fasse ma part.

Ne pleure pas pour moi, car c'est une cause noble et juste. Réjouis-toi plutôt de savoir que je combats pour la vérité et la justice sous la bannière d'Allah. Ceux qui ne se lèvent pas contre le mal sont complices de sa propagation. Ne l’oublie jamais. Peut-être que quand tu seras un homme tu pourras me rejoindre. En attendant, prends bien soin des parents.

Ce chemin, c'est le seul qui ait du sens pour moi maintenant. Allah est grand et il guide ceux qui ont le courage de le suivre.

Prends soin de toi et garde la foi. Que la paix soit avec toi.

Mourad.

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Il avait évidemment partagé la lettre avec ses parents, Yasmina et Moktar, qui ne furent pas surpris. Mais pour qui ce fut un épisode additionnel dans la tragédie qu’avait été l’éducation de Mourad. Eux, qui s’étaient démenés toute leur vie pour offrir une vie heureuse à leurs enfants avaient été repayés de la pire des manières. Mourad avait toujours été turbulent et solitaire. Déraciné de son Maroc natal alors qu’il n’était qu’un enfant, il n'avait jamais pu trouver sa place au sein de la société belge qui s’était pourtant démenée pour assurer son intégration. Son père l’avait si bien éduqué: ni violent, ni alcoolique, souvent présent et modérément religieux. Mourad n’avait pas été un cas d’école de la radicalisation. Leur père allait à la mosquée et emmenait parfois ses fils, sans jamais vraiment pousser leur foi dans la direction des imams.

Mourad, qui n’avait pas fait une mauvaise scolarité, était loin d’être un génie. Il était assidu et comprenait vite mais c’est vers ses quinze ans qu’il prit le premier mauvais virage. Son athénée, une “école difficile”, l'avait aspiré doucement mais sûrement dans la délinquance. Comme tout parcours, cela commença plutôt innocemment, par son premier pétard à la sortie de l’école, peu après il obtint son premier job de guetteur et finalement de petit revendeur. Il aimait contempler le poster de Tony Montana dans sa chambre avec sa naïveté d’adolescent, mais il ne bluffait personne. Pour les belges bien nés, il n’était qu’un bougnoule violent parmi d’autres. Les années passèrent sans condamnations majeures. Il avait finalement été attrapé en volant d’une voiture volée avec ses copains du quartier le jour de son dix-neuvième anniversaire. Son père, le cœur brisé, n’avait été le voir qu’une seule fois en prison.

C’était là, dans la solitude et la honte qu’il trouva refuge chez les djihadistes. La fraternité dans un environnement hostile lui avait finalement donné un sentiment d’appartenance. La théologie de bas étage, adaptée au public pénitentiaire, lui avait fourni une philosophie et une raison d’être. Les prières et les commandements divins, une discipline que rien jusqu’ici n’avait pu lui insuffler. Dans un autre temps, ou dans une autre dimension, l’armée aurait bien pu faire le job. Mais l’armée belge ne séduisait plus personne depuis bien longtemps. Les djihadiste promettaient le paradis et les multitudes de vierges, l’armée belge une pension misérable et une couchette à Beauvechain.

Abdel sortit de prison au bout de six mois, ce qui était cher payé pour une première offense, mais une aubaine pour les recruteurs islamistes qui avaient ramolli son cerveau juste à point. Il était à peine rentré à la maison depuis trois semaines quand Abdel avait trouvé la lettre.

Les parents déshonorés, ne s’étaient plus jamais présentés à la mosquée et s’étaient complètement retirés de leurs cercles sociaux respectifs. Les médias étaient venus les interroger une fois, quand l’opinion publique s'était intéressée aux combattants étrangers. La père, humilié, n’avait pas osé se montrer devant les caméras. La mère, les larmes aux yeux, avait averti les autres familles du danger que représentaient les recruteurs et les mauvaises fréquentations. La dernière question de la journaliste avait été:

— Que diriez-vous à votre fils si vous pouviez lui parler? La mère répondit:

— Mon fils, je comprends qu’on ait abusé de tes faiblesses, mais nous t’avons éduqué avec toute l’empathie et la gentillesse au monde. Si tu lèves la main sur qui que ce soit pendant que tu fais la guerre en Irak, tu ne seras plus jamais le bienvenu ici, rentre tant qu’il en est encore temps. Je t’en supplie.

Le plus dur pour la famille en deuil fut d’expliquer les raisons de Mourad au jeune Abdel et de gérer sa santé mentale qui se dégradait inexorablement alors qu’il n’avait encore que treize ans.

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