Chapitre 13: Tête-à-tête
Abdel l'attendait et le fit entrer. Joe fut surpris de ne voir personne lors de la réunion. Abdel avait préparé du thé à la menthe. Ils s’assirent tous les deux et Abdel lança la conversation.
— Je suis content que tu sois venu à notre conférence, dit Abdel.
— Oui moi aussi. Je voulais te dire que je suis le coloc de Wen. Lorsqu’il est mort, j’ai un peu regardé dans ses affaires. J’ai trouvé le flyer de la conférence dans ses affaires et c’est ça qui m’a poussé à venir, confia Joe.
— Wen! C’était un gars formidable, je comprends mieux pourquoi tu es venu. Un gars passionné. Il faut croire qu’il avait ses propres démons. Dommage qu’il soit parti comme ça. Il t’a parlé de son histoire avec la Chine? Pourquoi cette cause était si importante pour lui? demanda Abdel
— Non pas vraiment, il était très discret avec tout le monde. Je ne l’ai malheureusement pas trop connu.
— Il avait des origines ouïgoures, par sa mère. Son père était chinois Han. Il est mort quand il était tout petit. Il a vécu avec sa mère pendant un temps, avant de partir étudier à Shanghai. Son nom Han, Li, a masqué ses origines musulmanes ce qui le protégeait de la persécution. Puis, un jour, sans prévenir, ils sont venu chercher sa mère, il n’a plus jamais entendu parler d’elle. C'était il y cinq ans. Alors il a décidé de s’expatrier, partir loin de l'oppression. Puis son passé l’a rattrapé, et il a décidé de rejoindre notre organisation. Il voulait retrouver sa mère.
— Wow je ne savais pas. On peut vivre à côté de gens et ne jamais les connaître vraiment.
Joe mentait, il n’avait pas fait le moindre effort pour connaître Wen. Cette histoire de mère enlevée était bien évidemment fausse. Wen n’avait jamais eu le moindre sang ouïgour, c’était le mensonge qu’il avait servi à l’association pour s’y infiltrer. Ce qu’on appelle dans les films d’espions sa “légende”. Joe avait demandé qu’on lui en crée une aussi. Les chinois avaient refusé, ils l’estimaient bien trop faillible que pour mémoriser un passé qui n’était pas le sien sans se tromper.
Abdel embraya:
— Tu crois en Dieu, Joe?
— Je dois dire que je ne me suis pas beaucoup posé la question. J’ai fait quelques cours de religion à l’école mais tout ça c’est très abstrait pour moi. Quand on voit toute la misère sur terre c’est difficile de croire qu’un dieu laisse tout faire. Puis c’est impossible à prouver. J’aime penser que je suis rationnel, il me faut des faits pour croire. Par contre je crois à la liberté de culte et personne ne devrait être emprisonné ou perdre ses droits à cause de ses croyances religieuses.
— C’est un bon début, sourit Abdel. Tu sais, dans notre religion, la vie sur Terre est une épreuve qui teste la foi, la patience et la compassion. Les humains ont le libre arbitre, et beaucoup d'injustices sont dues à leurs choix. Les croyants doivent travailler pour le bien-être de tous en pratiquant l'aumône et en soulageant les souffrances. La sagesse divine dépasse la compréhension humaine, et les épreuves peuvent être des occasions de croissance spirituelle.
— Mais quel est le but de Dieu alors? Si nous avons le libre arbitre et qu’il n’intervient pas autant dire qu’il n’existe pas? Je ne comprends pas son utilité.
— Dieu guide les humains à travers les prophètes et les écritures sacrées pour qu'ils mènent une vie éthique et spirituelle, ce qui leur permet d'accomplir leur rôle en tant que gardiens du bien.
— Je vois, il s’agit plutôt d’un guide qu’une entité toute puissante.
— Disons qu’il est quand même un peu des deux, répondit Abdel.
— Pourquoi les musulmans du monde sont traités aussi mal? Palestiniens, Ouïgoures? Les guerres en Afghanistan, Irak, Syrie? Demanda Joe, conscient qu’il dirigeait la conversation. Il se sentait balourd et espérait de tout son coeur que Abdel ne se doute de rien. Mais Abdel semblait ravi de pouvoir continuer son exposé.
— Depuis toujours, on a voulu nous opprimer, nous imposer une culture et des valeurs dont nous ne voulons pas. Depuis la colonisation nous sommes des citoyens de seconde zone, tu sais comme il est difficile de louer un appartement ou trouver un job quand on est arabe en Belgique? On nous met dans des ghettos, même en France dans le pays de la soi-disant liberté et de la fraternité. Tu sais combien de drones américains bombardent les populations civiles quotidiennement au Pakistan? On essaye de nous déshumaniser et de nous mettre en prison à travers le monde. Nous qui n’aspirons qu’à la paix et l’autodétermination.
— J’admet que cette injustice est difficile à avaler. Mais pourquoi tant de peuples du moyen-orient choisissent la violence? Tuer des innocents n’est jamais la solution. Joe se sentait plus à l’aise dans l'exercice du débat.
— Tu es un peu naïf Joe. Cette paix a un prix à payer. Certains de nos frères doivent prendre les armes et c’est bien malheureux mais toi et moi ne vivons pas l'oppression. Nous, nous connaissons la liberté et la sécurité quotidienne.Comment se mettre dans la peau d’hommes et de femmes qui n’ont connu que la violence? Et puis, ta vision de notre lutte est une vision colonialiste qui doit être déconstruite. Quand les Ukrainiens prennent les armes contre les Russes, le monde entier applaudit. Quand les musulmans de Syrie se rebellent, on les traite de coupeurs de tête. Le partisan est blanc, le terroriste arabe. Tu vois Joe?
— Je n’y avais jamais pensé de cet angle, répondit Joe pensif.
— C'est pour ça que je fais partie des musulmans universels. On rassemble de l’argent, on essaye d’aider nos communautés à travers le monde comme on peut. Je te rassure on a rien à voir avec les barbus possédés qu’on te montre à la télé.
— J’aimerais beaucoup aider moi aussi.
— Joins-toi à nous, on fait une soupe populaire les vendredi à la gare du nord à Bruxelles près du parc Maximilien.
— Excellent je viendrai.
— Commençons par là, si tu t’impliques on aura plus de travail pour toi.
Joe avait quitté la salle un peu secoué. Ce n’est pas tous les jours qu’on boit le thé avec le patron d’une organisation terroriste. Cette conversation ne l'avait évidemment pas convaincu de l’existence de Dieu, encore moins d’un dieu mulsulman. Il était cependant difficile de ne pas adhérer à la cause ouïgoure et palestinienne. Comment laisser des millions de gens pourrir en prison au su et au vu de tous sans rien faire? Joe savait que Abdel était un terroriste, qu’il ne tuait peut-être pas les infidèles de ses propres mains mais que c’était un complice. Et il lui avait fallu tout juste quelques minutes de conversation pour justifier la mort d’innocents. Pour bien lui rappeler qui était ceux qu’il infiltrait et les risques qu’il encourait, madame Lune lui avait montré des vidéos de meurtres cruels, les exécutions publiques des apostats, le démembrement des homosexuels et les visages vitriolés des femmes adultères. Malgré ce que pouvait sous-entendre Abdel, il ne faisait définitivement pas bon vivre sous la loi divine de Allah.
On avait commencé doucement, on avait parlé de foi, et de la souffrance des musulmans. Abdel lui avait servi un amuse bouche, bientôt viendraient l’entrée et le plat principal. Joe se demandait quelles seraient les étapes suivantes dans sa radicalisation, il espérait ne pas devoir aller trop loin pour récupérer les listes. Il ne croyait pas capable de blesser, et encore moins de tuer. Mais Joe était prêt à descendre dans le terrier du lapin. Il n’avait pas le choix. La mort par les chinois, ou la mort par les djihadistes. Car il ne fallait pas l’oublier, s’il était dans cette misère, ce qui avait tout déclenché, c’était la mort de Wen Li.
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