Chapitre 16: Tubize

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Quatre années s’étaient écoulées depuis le départ de Mourad pour le djihad. Un an plus tôt, la famille avait reçu un appel en pleine nuit.

— Abou Ismael est mort en shahid sur le front de Mossoul. Réjouissez-vous, Abou Ismael est maintenant un martyr, et sa famille est honorée dans l’au-delà. Allah Akbar. Puis on avait raccroché.

Mourad était le seul survivant du foyer qu’il avait bâti pendant son court passage dans la guerre d’Irak. Sa femme et ses enfants avaient été tués sous les frappes aériennes de la coalition. Cette nouvelle, pourtant tragique, n’eut que peu d’impact sur le cercle familial de Tubize. Cela faisait des années qu’ils n’avaient plus de nouvelles de Mourad. Ses proches, résignés, attendaient cet appel depuis des mois, presque soulagés de la conclusion de l’épisode fanatique de Mourad. On ne parlait plus de lui depuis longtemps. Seul Abdel aurait voulu en parler, pour exorciser sa douleur et faire le deuil de ce frère aîné qu’il avait tant aimé. Il conservait une boîte de photos de Mourad, des souvenirs d’une autre vie, qu’il regardait parfois, se remémorant les rires innocents de leur vie d’avant.

Abdel grandissait dans cette ville grisâtre et morose en banlieue de Bruxelles. Entre l’eau noire du canal qui entourait la ville, les énormes hangars aux vitres brisées et les cheminées à l’abandon, le gris et la crasse submergeaient le quotidien d’Abdel. Autrefois un garçon vif et curieux, il tomba dans une profonde dépression à l’âge de quatorze ans. Ses parents, Moktar et Fatima, observaient impuissants la transformation de leur fils. Abdel cessa de fréquenter l’école pendant presque une année entière et peu à peu au lieu de s’instruire il se mit à traîner dans les rues.

Ce fut à cet instant, tout comme son frère aîné avant lui, qu'Abdel prit conscience que ses choix de vie se résumaient à deux options : trimer comme un esclave, comme ses parents, pour un salaire de misère, ou prendre son destin en main, en marge de la société. Incapable de trouver en lui la volonté de se battre pour une vie honnête, déjà englué dans la consommation de drogue et d’alcool, il se dirigea naturellement vers les petits larcins. À l'image de son frère, il se laissa happer par la spirale de la criminalité. Plus il s'enfonçait dans ce monde, plus sa colère, longtemps refoulée, explosait au grand jour.

Malgré ses errances, Abdel finit par retourner à l’école, mais il enchaîna les échecs, les visites dans le bureau du directeur, et les retenues. Il expulsait son mal-être à coup de poings dans la gueule et de pavés dans les vitrines. Les enseignants, débordés et désillusionnés, ne voyaient en lui qu’un cas perdu parmi tant d’autres. A dix-sept ans, Abdel sentait le poids de la société belge, qui rejetait les jeunes comme lui. Pour lui, les Arabes n’avaient pas leur place ici. Il voyait bien que la majorité des élèves issus de l’immigration étaient poussés vers l’enseignement professionnel, des filières sans issue qui les confinaient à des jobs manuels. Comme tous les autres avant lui, il allait passer vingt ans de cursus scolaire pour au final, travailler à la chaîne ou réparer des chiottes pendant les quarante années suivantes. Pour Abdel, c’était une perte de temps, un gâchis intolérable.

Dans son quartier, une génération entière était parquée dans des écoles médiocres, et les rares enseignants idéalistes ne pouvaient lutter contre le manque de moyens. Autour de lui, Abdel voyait des signes de délabrement : ses parents, après une vie de dur labeur, vivaient dans un appartement minable, surplombé par les bruits constants des chemins de fer. Tubize elle-même s’enfonçait dans le déclin, malgré les promesses des politiciens. Les magasins fermaient, la drogue circulait librement, et la violence gangrenait les rues. Dans ce contexte, pourquoi Abdel n’aurait-il pas suivi ce chemin tracé d’avance par un système qui l'avait abandonné ?

Même son frère, un étudiant au potentiel décent, avait suivi la voie de la guerre. Il conclut qu’il n'y avait donc pas d'autre échappatoire. Comme Mourad avant lui, Abdel trouva une place dans les rues. Avec ses amis, il se livrait à des rackets organisés, extorquant les commerçants et intimidant les jeunes du quartier. Ils montèrent un réseau de petits trafics : contrebande de cigarettes, cambriolages, arnaques en ligne, tout était bon pour amasser de l’argent. Abdel devint le chef de cette bande de délinquants, gagnant le respect par sa brutalité et sa sincérité. Là, il trouva pour la première fois une forme de réconfort dans cette fraternité de rue, et une reconnaissance qu'il n'avait jamais connue ailleurs.

Grâce à ses règles strictes et à une répartition équitable des gains, Abdel devint un leader apprécié. De petits crimes en plus grands, il augmenta son influence et assembla autour de lui un réseau grandissant. C’est durant cette période qu’il rencontra Aziz, transfuge de Ganshoren qui devint rapidement son bras droit et son meilleur ami.

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