Chapitre 17: Les musulmans universels

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Pendant les semaines qui suivirent, Joe se rendit quotidiennement au local de “Musulmans Universels Frères Unis”, le nom officiel de l’ASBL fondée par Abdel. La plupart du temps, Joe rendait service à la communauté musulmane de Belgique. Ils allaient dans les Marolles ou près de la gare du Nord pour organiser des soupes populaires pour sans abris, Joe aidait aussi les sans-papiers dans leurs démarches administratives et leur dispensaient des cours de français.

Joe pour une fois, se sentait utile. Il se levait le matin avec un but précis et en fin de journée il se couchait avec le sentiment du devoir accompli. Il n’avait pas renoncé à ses joints pour autant, mais pour la première fois de sa vie, il était confronté à la misère du monde et il avait le sentiment de la combattre. Lui qui ne payait pas son loyer, qui avait reçu une voiture à dix-huit ans et qui n’avait jamais eu vraiment de vrais problèmes se rendait compte de la chance qu’il avait. Bien sûr, il était au courant des problèmes du monde, comme le commun des mortels: les petits africains qui meurent de faim, le SIDA, les guerres au moyen-orient (dont il ignorait tout le contexte géo-politique). Une chose était de voir les zodiacs débordants de migrants traverser la méditerranée à la télévision, il en était une autre de rencontrer les protagonistes en vrai.

Joe fit la rencontre de la famille El-Amari. Ils avaient quitté la Libye déchirée par la guerre, emportant avec eux des souvenirs d'une vie difficile mais heureuse. La traversée de la Méditerranée avait été leur seul espoir d’une vie meilleure, une promesse de sécurité en Europe Occidentale. Mais le voyage s'était transformé en tragédie. Leur plus jeune fille, Leila, avait été engloutie par les vagues lors de la traversée en bateau. Une tempête avait frappé leur embarcation en pleine nuit, ses liens n’avaient pas résisté aux secousses du bateau et elle était passée par-dessus bord. Les passeurs ne s'arrêtèrent pas, personne ne voulait risquer la vie de trente personnes juste pour une enfant. C’était le prix à payer. Amina, l'aînée, avait été arrachée pendant l’une des longues nuits d'attente dans leur traversée à pied. Les jeunes filles enlevées finissaient bien souvent vendues commes esclaves. A l’heure qu’il était, elle se trouvait probablement dans un tripot de Dubaï ou de Hong Kong, si elle avait survécu. Mahmoud et Saida, et leurs deux fils restants, Icham et Issa, étaient arrivés en Belgique épuisés et le cœur brisé. Ils avaient dû apprendre à vivre avec le poids de la perte et de l'incertitude, tout en gardant l'espoir d’une vie meilleure. Joe prit plaisir à leur obtenir une petite allocation et passa beaucoup de temps à aider Icham et Issa à pratiquer leur français. Cette famille n’était qu’un exemple parmi des milliers voire des millions d’autres à travers le monde. Comment ne pas bouillir de colère quand tous les jours des enfants meurent sous les bombes? La radicalisation de Joe par immersion commençait à faire son effet.

Grâce à ses talents informatiques, Joe trouva rapidement sa place comme support technique de l’association. Il aidait les gens de la communauté à remplir les formulaires en ligne, à postuler pour les aides sociales et à traduire les documents officiels. Mais rapidement il fut aussi chargé du site web et du groupe Facebook de l’association. Il postait les différents évènements et les actualités du groupe. Joe avait maintenant accès à pas mal de contenu à travers le Google Drive et le Canva de l’organisation mais tout était lié au travail humanitaire de l’association. Il avait beau fouiller dans les différents dossiers dans le cloud, il n'y avait aucun indice suggérant une quelconque implication avec l’Etat Islamique du Milieu.

Joe avait aussi fait des avancées notables dans son intégration au sein du groupe. Il connaissait désormais presque tous les membres. Certains étaient honnêtes et idéalistes, tandis que d’autres montraient une face plus agressive du mouvement. Aziz appartenait à cette seconde catégorie. Aziz, le petit délinquant au parcours scolaire “difficile” qui était là pour fumer du shit et glander sur son téléphone tout en accusant la société de ne lui avoir donné aucune chance avait immédiatement détesté Joe. Joe le blanc-bec de bonne famille qui ne pouvait pas comprendre la difficulté des enfants d’immigrés et la détestation de la société belge à son égard. Aziz était certainement bien engagé dans sa radicalisation, une transformation que Joe comptait bien utiliser à son avantage. Lors d’une de soupes populaires à la Gare du Nord, Joe avait essayé d'en savoir plus sur Aziz.

Aziz venait de Ganshoren, un quartier difficile de Bruxelles. Ses géniteurs, accro à l'héroïne, avaient bien failli le tuer quelques fois par accident ou par omission. Après quelques visites des travailleurs sociaux, le juge de la jeunesse décida de placer l’enfant turbulent en foyer dès l’âge de dix ans. Après avoir redoublé deux, trois fois, il avait arrêté ses études à l'âge de 17 ans, laissant derrière lui toute ambition académique. Son quotidien, il le passait à fumer des pétards, à faire des petites missions pour les dealers du coin. Passer du temps à Louvain-la-Neuve excédait Aziz. D’un côté, il méprisait la vie décadente et insouciante des étudiants, de l’autre il enviait leur liberté et le futur qui les attendait dans une société qui était pensée et fabriquée sur mesure pour eux. Joe ne put s’empêcher de contempler Aziz comme son reflet dans un miroir. Ils n’étaient pas si différents finalement. Petits boulots illégaux, et énormément de temps passé à ne rien foutre. Une société qu’ils partagaient et dans laquelle ils ne se sentaient pas chez eux. Joe avait choisi l’indifférence et l'égoïsme d’une vie digitale, Aziz avait choisi la haine.

Selon Aziz, ses parents n’étaient pas responsables de la précarité dans laquelle il avait été plongé depuis la plus jeune enfance. S’il y avait un responsable c’était cette société qui l’avait éloigné de ses parents, ces kouffars qui l'avaient mis en prison pour enfants alors qu’il n’avait rien demandé. Ces ordures qui traitaient les immigrants en difficulté comme du bétail. Cette injustice avait semé en Aziz un ressentiment profond et une colère qui l'empêchaient d’être un agent actif de la société, le piégeant dans un cycle de frustration immense. Pourquoi travailler, et s’intégrer dans une société où tout est truqué depuis le début? Pourquoi jouer à un jeu dans lequel il perdrait avant même d’avoir jeté le premier dé? Aziz était un être profondément blessé, luttant pour trouver sa place dans un environnement qui semblait n'offrir aucune échappatoire à sa condition. Aziz représentait à lui tout seul cette faille du système. Son manque d’éducation ne lui avait pas permis de développer son esprit critique. A chaque fois qu’une remise en question se produisait, c’était comme une vague immense qui se dressait devant lui, et avec elle cette inexorable peur de la noyade. Si les mulsumans universels étaient la vitrine charitable d’un groupe djihadiste, Aziz en était l’odeur nauséabonde du siphon. A travers Aziz, Joe était de plus en plus convaincu du caractère haineux du petit club religieux humanitaire.

Tous les musulmans universels n’étaient pas de mauvais bougres, par exemple Ahmed et Rachid l'avaient accueilli à bras ouverts. Tous deux étudiants en science-éco à Louvain, ils étaient volontaires et, contrairement à Aziz, aidaient l’organisation de leur mieux. Il était très difficile de savoir si ces deux là adhèraient aux thèses djihadistes. Originaires d’un milieu modeste, ils étaient éduqués et semblaient sincères.

Malgré sa différence de milieu, Joe était très bien accueilli à l’association, les volontaires sérieux se faisant rares, deux bras valides et disponibles étaient une véritable aubaine. Il n’empêchait que les théories extrémistes étaient de plus en plus mises en avant durant les réunions. Joe avait une idée claire sur ce qui nourrissait la colère des musulmans universels. La thèse la plus populaire, attribuait l’oppression que subissaient les musulmans à travers le monde à l’impérialisme américain et à la colonisation de l’afrique et du moyen-orient par l’Europe. Cet impérialisme et colonisation qui allaient toujours bon train en Libye, au Pakistan et maintenant en Chine. Par conséquent, tout citoyen européen, américain, chinois et tout autre nation complaisante étaient et resteraient historiquement coupables d’avoir ruiné la civilisation arabo-musulmane. Toute la société occidentale avait été bâtie sur le sang des oppressés et des martyrs. Pour arrêter ce massacre culturel et humain, il était essentiel que la société islamique renaisse à tout prix. Y compris par la guerre et la révolution s’il le fallait. Des milliers de leurs frères avaient sacrifié leur vie en établissant l’Etat Islamique du Levant en Syrie et en Irak. Cela n’avait pas été vain, et le Califat renaîtrait comme le phoenix, là ou des frères résistaient, la Shariah vaincrait. C’était en tout cas ce que les imams déclaraient sur les vidéos Youtube diffusées constamment dans la pièce principale du centre. Au début, on ne s’était pas permis de montrer ces vidéos en présence de Joe, Mais les jours passant et les langues se déliant, on avait admis Joe dans le cercle plus fermé et il assistait maintenant aux prêches numériques des recruteurs en colère.

L'islam les aidait à se soutenir mutuellement la puissance de leur foi leur permettrait de persévérer et de vivre selon leurs principes. Les fêtes étudiantes étaient critiquées, il n'était pas formellement interdit de fréquenter les cercles estudiantins et il était également interdit de fréquenter les filles. On évitait soigneusement de parler du passé de chacun, il semblait clair que certains d’entre eux étaient des petites racailles qui avaient dû tremper dans les petits méfaits avant de rejoindre l’association. L’important n’était pas les origines des membres mais plutôt ce qu’ils étaient prêts à sacrifier pour la cause. Rares étaient ceux qui portaient le Kamis, et la longue barbe traditionnelle avait souvent été troquée contre un bouc soigneusement taillé. Joe, cherchant à s'intégrer, décida de se laisser pousser le sien.

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