Chapitre 20: Institution
Pour les parents d’Abdel, cette condamnation représentait un dernier espoir. Peut-être que cette année en foyer pour jeunes délinquants pourrait sauver leur fils du chemin destructeur qu’il avait décidé d’emprunter. Abdel, qui croyait jusqu’alors maîtriser son destin avec les cartes qu’on lui avait distribuées, fut stoppé net dans sa carrière florissante de bandit. Sa colère, étouffée par la choc de la condamnation refit surface peu après avec une violence inouïe. Il se l’était juré : il ferait son année, puis, une fois sorti, il mettrait le feu au monde entier.
Enfermé entre quatre murs, et entouré de criminels, Abdel se trouvait dans un environnement où l’agressivité était omniprésente. Dès ses premiers jours dans la maison de correction, il s’était battu, encore et encore, pour prouver sa force et maintenir le respect. Les affrontements éclataient pour des broutilles, mais pour Abdel, c'était surtout une manière de défouler la rage qui l’habitait. Chaque coup qu'il portait était une insulte envoyée à la face d’une société qui l'avait abandonné. Mais malgré tous ses efforts pour se défouler, cette violence ne suffisait plus à étancher sa soif de revanche.
La maison de correction ou “ Institutions publiques de protection de la jeunesse” en français dans le texte, n’était pas seulement un centre de détention, c’était aussi un terrain d’expérimentation pour de nombreux programmes de réinsertion, financés par l'État. L’objectif était de redonner un sens à la vie de ces jeunes délinquants, les remettre sur le droit chemin, leur offrir une chance de s’éloigner de la criminalité. C’était aussi un moyen pour les politiciens de garantir des emplois aux inaptes et de distribuer des emplois à leur entourage dans le besoin. En général, ces associations étaient tout à fait inoffensives et employaient simplement des incompétents à ne rien faire. Mais comme toujours, les opportunistes malveillants trouvèrent une façon d'exploiter cette faille du système.
L’un de ces programmes était géré par une association financée en partie par l’Arabie Saoudite, en collaboration avec la région wallonne. Officiellement, il s’agissait de reconnecter les jeunes à leur spiritualité, leur inculquer des valeurs à travers la religion pour les aider à se reconstruire. Officieusement, c'était un moyen de diffuser le wahhabisme parmi les jeunes en Occident. Cette ASBL, à l’image de nombreuses autres, faisait régulièrement appel à des humanitaires, des volontaires ayant travaillé dans des zones de conflit, afin de partager leurs expériences et encadrer les jeunes. C’est ainsi qu’Abdel rencontra Rami.
Rami n’était pas un assistant social ordinaire. Ancien volontaire pour Médecins Sans Frontières, il avait passé des années dans des zones de guerre, principalement au Moyen-Orient. Là-bas, il avait côtoyé de près la souffrance humaine : des civils massacrés, des enfants sans abri, des familles anéanties par la violence. Il n’était ni médecin, ni soldat, mais son rôle avait été d’apporter des soins et de témoigner des horreurs de ces conflits. Fort de ces expériences, Rami avait été recruté par l'association pour aider les jeunes délinquants belges à se réinsérer, en utilisant la religion comme un outil de rédemption. Rami, à l’âme écorchée servait d’idiot utile aux plan des saoudiens.
Au début, Abdel restait sceptique. Il n'avait jamais pris la religion au sérieux, et il voyait mal en quoi cela pouvait changer quoi que ce soit à sa situation. Mais Rami savait comment s’y prendre. Plutôt que de prêcher, il entretenait de longues conversations avec les jeunes. En sessions de groupe ainsi qu’en tête-à-tête hebdomadaires, il déployait son programme. Entre sessions de boxe et groupe de paroles, Rami découvrait les profils des jeunes laissés pour comptes et choisissait ses poulains avec soin. Abdel, au début silencieux, finit par s’ouvrir comme tous les autres.
— Tu sais, Abdel, ta colère ne te mènera nulle part si elle n’a pas de sens. Tu es en prison dans ton esprit autant qu’ici, dans cette maison de correction. La vraie liberté, tu la trouveras en te mettant au service des autres.
A force de persévérance. Abdel commença à se confier à Rami. Il lui raconta la perte de son frère, Tubize, sa bande organisée, le viol et l’injustice de sa condamnation. Pour une fois depuis longtemps quelqu’un l’écoutait, Rami ne voyait pas en lui le cliché du sauvage de banlieue, mais simplement un adolescent en mal de reconnaissance. Abdel qui avait été si furieux se sentait enfin apaisé de trouver à travers Rami la guidance qu’il avait perdue avec la mort de son frère. Rami devint sa bouée de sauvetage. Pour Rami, apprivoiser le jeune détenu fut comme voler la glace d’un enfant. Il avait suffit de changer son discours légèrement pour orienter la rage en quelque chose de plus insidieux.
— Je sais que tu es en colère, Abdel. Tu crois que cette rage va te sauver? Regarde où elle t'a amenée jusqu’à présent. Au lieu d’une colère aveugle, je te propose de la structurer, de la dominer, de la projeter, d’en faire un but, le début d’une odyssée formidable.
Un jour, Rami vint avec une tablette. Il introduit Abdel à des vidéos. Ces vidéos montées par “la maison mère” contenait des images d’horreur, de bombardements en Syrie et en Irak, des enfants mourant sous les décombres, des familles déchirées, des quartiers entiers rasés par les frappes aériennes, des milliers de ouïghours torturés dans des camps de concentration.
— Tu es en colère parce que la Belgique t’a trahi, parce qu’ils te refusent un emploi ou une maison décente ? Regarde ces gens. Ils n’ont même pas le droit de vivre. Ton malheur est insignifiant, Abdel. Il est ridicule face à la souffrance de nos frères.
Chaque jour, Rami lui en montrait davantage sur la réalité du monde extérieur. La morosité de la Belgique n’était qu’un caillou dans une chaussure comparé à la souffrance de millions d’opprimés. Rami ne prêchait pas la paix ou le pardon. Pour lui, la religion n'était pas seulement un moyen de guérir par l’introspection. C’était un outil de résistance.
— La vie n’est qu’un champ de bataille, Abdel. Ceux qui attendent une solution en pensant que tout ira bien se mentent à eux-mêmes. Allah n’a jamais promis une vie facile. Il a promis des épreuves, et les épreuves sont faites pour les combattants.
Abdel se sentait pris dans ce discours, captivé par cette vision d’un Islam qui ne demandait pas de se résigner, mais d’agir, de combattre pour sa place.
—Les politiciens de ce pays ne te donneront jamais ce que tu mérites. Ils te détestent. Ils détestent ta famille, ta religion. Tu n’as qu’une solution : être plus fort qu’eux.
Rami continuait à le marteler :
— Ce monde est un champ de bataille, et si tu ne te bats pas, tu es déjà mort. Je l’ai vu là-bas, de mes yeux. Ceux qui se battent survivent. Ceux qui prient en attendant que tout change sont balayés. Alors maintenant, Abdel, c’est à toi de décider. Tu veux être de ceux qui prient ou de ceux qui agissent ? Ton histoire ne s’arrête pas ici, dans cette prison. Tu as été brisé, mais tu peux te relever. Il y a des causes qui en valent la peine. A ta sortie tu vas retourner jouer les caïds, et te refaire arrêter, continuer ce cycle minable jusqu’à ta mort? Ou tu vas suivre la voie qui t’as mise sur mon chemin, renier ton ancien monde et lutter pour les laissés pour compte? Embrasser la liberté et la justice pour tous? Abandonne ton existence médiocre et consacre là à ce qui en vaut la peine. Ta foi a tellement plus à t’offrir que cette prison.
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