Chapitre 23: Voyageurs

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Il avait été décidé qu’Aziz et Rachid, les deux lieutenants les plus fidèles d’Abdel, iraient chercher les six migrants ouïghours à Sofia. Ils partiraient le surlendemain. Joe, lui, devait louer le minivan huit places qui servirait pour le transport. Il se rendit à l’Europcar de l’aéroport de Zaventem le lendemain. Il devait également trouver des logements, se procurer des téléphones portables et acheter le nécessaire de première nécessité. On lui demanda d’avancer l’argent et de présenter les factures qui seraient remboursées par l’association. Joe comprit tout de suite qu’ils l’avaient chargé de la mission pour ne pas éveiller les soupçons. Ils avaient besoin de son identité fraîche de son teint blanc bleu belge. Qui se méfierait d’un jeune homme de vingt-six ans avec la tête et les papiers qui vont avec?

Joe y vu immédiatement une opportunité de déployer une petite arnaque de son répertoire, en fait la plus simple et la plus minable. Il l’avait baptisée la combine du plein d’essence. C’est généralement la première que les enfants ou jeunes ados mal intentionnés découvrent, c’était celle qui avait lancé Frank Abagnale (le héros de catch me if you can) sur sa lancée criminelle et Joe l’avait pratiquement utilisée toute sa vie.

Elle consistait à utiliser son propre argent pour s’acheter un bien et présenter une facture gonflée pour garder la différence. Une variante consistait à utiliser l’argent d’autrui pour acheter des biens et les revendre à prix très réduit. La première fois qu’il avait découvert ce subterfuge lamentable était à l’école primaire. Il ne se rappelait plus de ce que ses parents lui avaient refusé, mais il le voulait tellement que son petit cerveau avait concocté ce plan grossier pour les voler. A l'école, tout s’achetait avec une carte magnétique que ses parents rechargeaient tous les mois. Il achetait les friandises avec sa carte et il les revendait à moitié prix à ses camarades. Avec seulement quelques euros par jour, ses parents ne s’en étaient jamais rendu compte. Avait-ce lancé le début de sa carrière de petit escroc? Il ne se rappelait pas avoir arnaqué ses parents avant cet événement, mais il se rappelait exactement de toutes les fois d’après.

Il avait dit aux Musulmans Universels qu’il avait hérité d’une certaine somme d’argent mais jusqu'à présent ils n’avaient jamais demandé le moindre centime. Il comptait sur l’association pour le payer, certainement en cash pour les réservations qu’ils auraient à effectuer. Il n’aurait qu’à avancer l’argent, modifier les reçus et encaisser la différence. Sur la location du van, il pensait gagner plus de mille euros, il n’y avait pas de petits larcins. Il devait aussi trouver une planque pour les migrants, et c’est là que se trouvait la vraie opportunité. Il allait se débrouiller pour faire croire à Abdel que le prix était très bon mais qu’il fallait payer six mois de loyer à l’avance.

Il ferait le même coup au chinois qui lui avaient confié un petit budget pour subtiliser les renseignements sur les terroristes ouïghours. Il estimait que s’il jouait ses cartes correctement il pouvait obtenir entre vingt et cinquante mille euros.

Il avait décidé qu’il utiliserait l’argent pour se tirer fissa, et changer de vie. Il s’était enfin résolu à prendre sa vie en main. Il estimait que ce futur ne se ferait pas dans le Brabant Wallon, il l’attendait plutôt en Asie du Sud ou en Amérique latine. Cinquante mille euros et son petit bas de laine à Hong Kong lui durerait suffisamment de temps pour se mettre au vert. Certainement assez de temps pour que les chinois fassent leur boulot, nettoient les musulmans universels, et qu’ils l’oublient. Un an de voyage dans les meilleurs hôtels, les doigts de pieds en éventails en attendant de trouver un projet. Un projet sans poings dans la gueule et sans menaces de mort.

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Joe attendait depuis des heures dans sa voiture garée rue Eggericx à Bruxelles. Les mains crispées sur le volant, la gorge nouée. Il n’avait pas revu Madame Lune en personne depuis leur première rencontre, mais ils se tenaient au courant par téléphone. Joe lui demandait chaque jour s’ils avaient trouvé ce qu’ils voulaient dans le PC d’Abdel mais les réponses qui lui revenaient étaient vagues.

La mission de récupération des Ouïghours à Sofia s’était prolongée bien au-delà du temps prévu. Il n’y avait eu que de rares nouvelles mais on avait une ETA et elle était dépassée depuis belle lurette. Europcar attendait son van depuis plusieurs jours et Joe n’avait pas envie de laisser tomber sa caution. Quand enfin il vit les phares du fourgon apparaître, une vague de soulagement l'envahit.

La camionnette s’arrêta et Aziz en sortit en premier, suivi par six hommes, les fameux réfugiés ouïghours. Pourtant, à leur allure, il devint rapidement clair que ces hommes n’étaient pas de simples civils persécutés en Chine. Les six hommes étaient massifs, hirsutes et vêtus de vêtements sombres, le regard dur. Ils avaient des visages marqués, mais c'était surtout leur posture qui trahissait leur passé. Joe pouvait presque sentir la tension contenue dans chacun de leurs mouvements. Il se décida à sortir de sa voiture et de s’approcher du petit groupe pour les accueillir et leur faire visiter leur nouveaux quartiers.

— Salut Aziz, Alors ça a été? Demanda Joe.

— Oui oui bien sûr. Ça a été long mais on a eu beaucoup de choses à se dire. C’est fou comme la foi et Allah rapproche ses serviteurs. On est tous super crevés. On va vite les faire rentrer.

— Ok. Joe s’adressa ensuite aux Ouïghours.

— Bienvenue, Il leur dit en anglais, vous devez être épuisés de votre long voyage. Je vais vous faire visiter votre nouvelle maison. Il eut un long blancet des regards de défiance. L’un d'eux cracha au sol, l'autre lui tourna carrément le dos. Aziz se hâta d'intervenir.

— Ils ne parlent pas anglais, dit-il d'un ton qui se voulait rassurant. Et ils ont traversé l’enfer. Il leur faut du temps pour s’adapter.

Joe hocha la tête, mais le malaise s'était installé.

— Je vous aide à bouger les bagages? Demanda Joe en regardant le coffre rempli à ras bord de caisses.

— Non non, ne t’inquiète pas. Donne-moi les clés tout le monde est crevé. Tu peux rentrer chez toi. Répondit Aziz. Joe ne se fit pas prier et retourna à sa voiture.

De retour dans son véhicule, il attrapa son téléphone et envoya un message à Madame Lune :

“Les Ouïghours sont arrivés. Que dois-je faire ?”

La réponse ne se fit pas attendre :

“Rien. On s’occupe du reste. Venez au point de rendez-vous demain après-midi, pour votre débriefing final.”

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