Chapitre 28: Cheikh
Abdel
L’hiver faisait doucement place au printemps dans les hautes montagnes d’Afghanistan. Un messager arriva derrière Abdel, qui terminait sa prière de l’après-midi. Le Cheikh, Maulvi Rahimullah, souhaitait le voir. Abdel sentit une bouffée de chaleur l’envahir. C’était la première fois en six mois d'entraînement qu’il allait rencontrer le cheikh en tête-à-tête. Cela ne pouvait dire qu’une seule chose: on allait enfin lui donner l’objet de sa mission finale, celle qui ferait résonner son nom à travers l’Histoire.
Il traversa la cour de récréation de l’école et emprunta l’entrée de la grotte qui donnait sur le labyrinthe sous la montagne. Il trouva la tente de Maulvi après une dizaine de minutes de marche, guidé par les torches électriques fixées au mur. Il écarta le pan de toile et fut accueilli par son chef spirituel.
— Assieds-toi, Abou Souleymane, dit Rahimullah en désignant un coussin épais posé à même le sol.
Abdel obéit, les jambes croisées, le dos droit, le regard fixe. Rahimullah lui tendit un verre de thé fumant avant de s'installer à son tour, ses traits fatigués adoucis par la lumière tamisée de la lanterne posée sur la table basse.
— Depuis ton arrivée ici, tu as prouvé ta valeur. Tu as versé le sang des infidèles, tu as survécu aux épreuves. Mais je veux savoir, Abou Souleymane, qu’as-tu ressenti pendant ta transformation au camp?
Abdel hésita, pesant ses mots.
— Au début, j’étais troublé, Cheikh. Mais j’ai compris que c’était nécessaire. Chaque vie prise est une pierre ajoutée à l’édifice du Califat. J’ai prié, je me suis purifié et j’ai trouvé la paix. Gloire à Dieu.
— Et tu crois que cette paix est ce que veut Allah ? Tu crois que notre guerre est juste parce qu’elle est nécessaire ? lui demanda Ravi
Abdel fronça légèrement les sourcils
— N’est-ce pas vous qui dites que la paix ne peut venir que par la destruction de l’injustice ? Que les mécréants ont choisi leur camp et qu’ils doivent payer pour leurs crimes ? demanda Abdel, incertain.
— Oui, c’est ce que je dis. dit Rahimullah en souriant. Mais toi, que dis-tu ? Crois-tu que le monde que nous imaginons, notre Califat pur et juste, peut naître d’un tel bain de sang ?
Abdel était troublé. N’avait-il pas appris pendant tout ce temps que la violence était partie intégrante de la philosophie du Califat? Ne s'entraînaient-ils par jour et nuit pour tuer les mécréants où qu’il soient? Pourquoi le Cheikh tenait-il tout d’un coup un discours si subversif?
— Cheikh… je crois que la violence est un outil, répondit enfin Abdel. Pas une fin en soi, mais un chemin vers la justice. Les infidèles ne nous laissent pas le choix. Ils nous écrasent, ils nous humilient, ils volent nos terres et notre dignité. Si nous devons frapper pour les arrêter, alors oui, je crois que notre guerre est juste.
Rahimullah inclina la tête, semblant peser chaque mot d’Abdel.
— Peut-être as-tu raison, Abou Souleymane. Peut-être que notre monde est trop corrompu pour être sauvé autrement. Mais souviens-toi de ceci : la violence est une bête. Elle obéit à celui qui la manie, mais elle peut facilement se retourner contre lui. N’oublie jamais pourquoi tu te bats. Pas pour la haine, mais pour l’amour de la paix que nous construirons. Il y a une autre question que je voulais te poser. Parle-moi de tes parents et parle-moi de ta terre natale. Que ressens-tu pour eux ?
Le visage d’Abdel se ferma
— Je les méprise, dit-il froidement. Ils ne m’ont rien donné d’autre que de la honte et du mal. Mon père courbait l’échine comme un esclave, ma mère fermait les yeux sur tout. Et la Belgique… un pays d’hypocrites et décadent, qui n’a jamais cessé d’opprimer les étrangers. La Belgique a été batie sur la torture de millions de congolais, aujourd’hui ce sont ses propres citoyens qu’elle opprime et enferment dans des ghettos, pendant que les bourgeois mécréants s’enrichissent. Ce n’est pas ma patrie, je n’ai plus rien à y faire, Cheikh.
Rahimullah frappa sa tasse contre le sol.
— Comment oses-tu mépriser ceux qui t’ont donné la vie ? Ramihullah avait élevé le voix. Égarés ou non, tes parents méritent ton respect. C’est Allah qui t’a confié à eux. Les mépriser, c’est mépriser ton propre sang.
Abdel baissa la tête, troublé par la colère de son maître.
— Et la Belgique… continua Rahimullah, calmant sa voix. Elle n’est pas ta patrie, mais elle a marqué ton existence. Un homme sans patrie est un homme perdu. Tu peux être soulagé de ne plus y appartenir. Désormais, ton sang appartient au Califat. C’est ici que tu renais, ici que tu trouves ton véritable foyer.
Rahimullah le fixa avec intensité.
— Si tu es incapable de faire la paix avec ton passé, comment peux-tu prétendre construire l’avenir ? Ne perds jamais cela de vue, Abou Souleymane.
— Vous avez raison, Cheikh. Mon passé m’a fait ce que je suis. Mais mon avenir appartient au Califat.
— Le moment est venu pour toi d’accomplir ta destinée. Nos livres d’école compareront Saladin à Abou Souleymane al Belgiki. Gloire à Dieu.
Il fit une pause, scrutant le visage d'Abdel pour s'assurer qu'il comprenait l'importance de ce qui allait suivre.
— Bien sûr, Cheikh, je suis prêt à entendre ce que Allah me réserve.
— Nous ne voulons pas que tu ne deviennes pas martyr ici, en Afghanistan, ni au Turkestan chinois. Le destin qui t’attends est crucial dans notre lutte. Nous avons besoin de toi pour porter la foi d'Allah au cœur des terres infidèles.
Abdel écoutait attentivement son chef en suppliant intérieurement son Dieu que ses prières aient été entendues.
— Tu vas retourner au Caire, puis rentrer en Belgique. Nous te donnerons l'argent et les moyens nécessaires pour frapper là où ça fait mal. Cela prendra du temps, mais nous savons que nous pouvons te faire confiance.
Rahimullah sortit une enveloppe et la tendit à Abdel.
— Voici de l'argent pour ton voyage et pour tes premières dépenses. À ton retour en Belgique, tu seras contacté par un frère qui te fournira les ressources nécessaires pour mener à bien ta mission. Tu vas mener une brigade dans ton pays, tu seras nos yeux et nos oreilles sur place et quand nous l'ordonnerons tu frapperas les mécréants chez eux. Tu devras faire preuve d'intelligence et de détermination pour dissimuler l’objet de ta foi. Nous ne serons plus jamais en contact direct, mais sache que je penserai à toi jusqu’à la victoire et l’on me contera tes accomplissements, si Dieu le veut. C’est tout ce que tu dois savoir pour le moment. Tu partiras pour Kaboul demain à l’aube.
C’était tout ce qu’Abdel avait espéré. Continuer la lutte pour un Califat islamique mondial tout en assouvissant sa vengeance envers cette maudite terre, la Belgique, qui l’avait vu naître, cette machine esclavagiste et coloniale qui ne méritait rien d’autre que de de brûler vive.
— Je ne vous décevrai pas, Cheikh dit-il. Je donnerai ma vie pour accomplir la mission, si Dieu le veut.
— Je n'en doute pas. répondit Rahimullah avec un sourire. Que la paix d'Allah soit avec toi.
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