UN JOUR COMME LES AUTRES...

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  Lena parvint au même constat que l’écrasante majorité des élèves de sa classe : madame Dubios n’était pas faite pour enseigner ! Elle représentait, selon l’adolescente, l’archétype de la professeure ringarde, persuadée que ses lycéens la vénéraient. Et il n’était jamais bon de cultiver incompétence et suffisance pour qui visait la transmission d’un savoir, quel qu’il soit.

  De prime abord, Dubios inspirait davantage les moqueries que le respect. Son minuscule corps trapu se retrouvait chaque jour engoncé dans des chemises à motifs floraux et des jupes colorées qui lui descendaient jusqu’aux mollets. La cinquantaine bien tassée, son visage en paraissait pourtant dix ans de plus, vieilli par un maquillage trop chargé. À cela s’ajoutaient les intonations stridentes de sa voix de crécelle et le cliquetis constant de ses multiples bracelets dorés. Une véritable épreuve pour l’ouïe et la concentration de Lena.

  La jeune fille s’indignait de sa manière systématique de rabrouer les trois ou quatre élèves qui souhaitaient suivre ses cours avec assiduité. À chaque faute linguistique, les claquements de langues agacés et les roulements d’yeux de Dubios décourageaient ces élèves qui passaient, en fin de compte, pour de parfaits idiots. À son grand désarroi, Lena appartenait à ce groupe restreint de privilégiés.

  Pourtant, Dubios se montrait d’une étonnante sympathie — ou d’une naïveté spectaculaire, cela dépendait du point de vue — envers des élèves moins méritants. Comme lorsqu’elle prenait pour argent comptant les pitoyables excuses de Lola qui ne rendait jamais ses devoirs à temps. Quant aux baisers que celle-ci échangeait sans vergogne avec son petit ami Tony, Lena n'en parlait même pas ! Bien sûr, le couple ne s’embrassait que lorsque la femme leur tournait le dos. Mais celle-ci était-elle sourde au point de ne pas discerner ces bruits déplacés de succion, ponctués de sons semblables aux sauts de bouchons de champagne ? Lena avait tendance à le croire, car Dubios ne proférait jamais ni remarques ni sanctions d’aucune sorte. À sa décharge, si le reste de la classe se trouvait tout aussi gêné par leur comportement, aucun élève ne semblait enclin à en débattre avec celui qui répondait au doux surnom de Tony la brute…

  Lena se força à se redresser sur sa chaise et plissa les yeux pour observer avec attention les lèvres de l’enseignante. Elle tentait tant bien que mal de saisir l’idée générale présente dans cette logorrhée. Peine perdue ! Au bout de deux heures d’espagnol, la jeune fille ne parvenait plus à se concentrer. Par bonheur, il ne restait plus que deux jours avant les — ô combien attendues — vacances de février. Elle allait pouvoir souffler un peu ! Elle savait néanmoins qu’elle devrait travailler dur pour obtenir une note décente au prochain contrôle d’espagnol. Et pour Lena, la décence signifiait un minimum de seize de moyenne...

  Son esprit se focalisa à nouveau sur la professeure qui évoquait, en français cette fois-ci, un de ces derniers voyages à Séville.

  J’hallucine, quel est le rapport entre cette anecdote et le cours d’aujourd’hui ?

  Dans toutes les autres matières, Lena culminait en tête de classement. Que cela soit en Physique-Chimie, Mathématiques ou Sciences naturelles, elle y était à son aise. Se spécialiser dans ces domaines n’avait pourtant pas été un choix délibéré de sa part. Comme beaucoup de jeunes, l’adolescente avait suivi les recommandations appuyées de ses parents. Il s’agissait d’une orientation somme toute logique ; sa propre mère jouissant d’une renommée scientifique mondiale.

  L’idée d’un cursus dans les sciences humaines et sociales lui avait traversé l’esprit, car Lena s’intéressait beaucoup à ses semblables. D’où venaient-ils ? Quels étaient leurs histoires, leurs forces, leurs failles ou leurs secrets ? Comment pouvait-elle les aider ? Elle avait toujours fait preuve d’empathie envers les autres. Une qualité qui ne contrebalançait pas son extrême timidité.

  Un doux euphémisme lorsqu’on considérait son malaise presque viscéral à engager une conversation avec des inconnus. Le simple fait de présenter ses travaux devant sa classe lui provoquait des cauchemars récurrents. Interagir dans un groupe de plus de trois élèves lui semblait insurmontable ! Lena se retrouvait alors pétrifiée, incapable d’échanger et de défendre son point de vue quand cela s’avérait nécessaire. Elle devait bien l’avouer, se réfugier dans les chiffres ou les éprouvettes était bien plus simple à gérer, en définitive.

  Lena enviait parfois les jeunes filles les plus populaires du lycée. Celles qui arpentaient les couloirs entourées de leur bande d’amis ou voguaient sur les réseaux sociaux suivies par de nombreux followers. Lena n’aspirait pas à devenir la figure de proue d’une foule d’admirateurs. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer toute la richesse que l’on pouvait puiser d’une telle profusion d’interactions humaines. Encore fallait-il que celles-ci soient sincères… Tout comme l’était sa relation avec Roxane.

  A force de persévérance et d’humour, cette jeune fille pétillante à la peau laiteuse et aux traits fins avait su amadouer la timidité de sa camarade. Ses grands yeux noisette reflétaient un esprit vif et son rire communicatif diffusait une réelle joie de vivre. Avec elle, Lena n’avait plus l’ombre d’une réticence à s’exprimer.

  L’absence de Roxane durant ce cours de Dubios assombrit davantage l’humeur de Lena. Contrairement à elle, Roxane avait eu le fabuleux instinct de choisir l'italien en seconde langue. Tandis que Lena subissait les aberrations professorales de Dubios, son amie savourait deux heures en compagnie de monsieur Alessandro Verni, appelé : il Magnifico. Son charme et son écoute avaient conquis ses élèves, la gent féminine en particulier. Il se targuait de transmettre, en douceur, une réelle exigence de travail appréciée de sa hiérarchie. Les techniques d’apprentissage du beau milanais et sa manière de rendre plus vivants ses cours, avaient permis une remontée spectaculaire de la moyenne des classes dont il avait la charge.

  Plusieurs coups de marqueur, portés sur un coin de son bureau, tirèrent Lena de sa rêverie.

  Oh, non !

  — ¿ Señorita Legrand, me escuches ?

  Toutes les têtes se tournèrent vers Lena, qui sentit une vive chaleur envahir son visage.

  — Si… claro, Señora Dubios, bafouilla-t-elle.

  Elle se félicita mentalement d’avoir songé à prononcer son nom à l’espagnole, avant de prendre conscience de son erreur monumentale. Pourquoi avait-elle répondu « oui » ? C’était pourtant faux, elle n’écoutait rien du tout !

Pitié ! Faites qu’elle ne me pose aucune question…

  — Señorita Legrand, articula la professeure. ¿Puedes explicar a la clase, las diferencias entre los guerrilleros y los terroristas, por favor?

  Loupé !

  Un long silence accueillit ses propos. Lena prenait le temps de rassembler ses idées tout en intimant à son cœur de ne pas jaillir hors de sa poitrine. Elle croisa ses mains moites sur ses genoux.

Courage ! Oublie qu’ils te dévisagent tous. Tu auras bientôt dix-sept ans, tu ne peux plus trembler chaque fois qu’on te demande de t’exprimer en public !

  À l’instant où sa bouche s’ouvrit enfin, une sonnerie stridente retentit dans l’établissement. Lena retint avec difficulté un profond soupir de soulagement. La fin du cours sonnait comme une délivrance ! Madame Dubios, après un ultime claquement de langue rageur, tourna les talons dans un tourbillon de tissu jaunâtre.

  — Comme vous avez semblé passionnée par le sujet du jour, mademoiselle Legrand, j’attends une copie-double sur cette question à la rentrée ! Sauf si vous préférez nous préparer une présentation orale, bien sûr...

  Cette fois, le cœur de Lena manqua un battement. Quelques rires moqueurs s’élevèrent dans le brouhaha des élèves qui rangeaient leurs affaires, les plus pressés avaient déjà franchi le seuil de la porte. Lena, quant à elle, tentait encore de ralentir sa respiration pour retrouver son calme. À son tour, elle fourra ses fournitures scolaires dans son sac et sortit.

  Comme à l’accoutumée, Rox l’attendait un peu plus loin, adossée contre le mur du couloir menant au réfectoire. Elle l’accueillit avec un sourire contrit.

  — Oh oh… Je parie que Dubios t’a demandé de parler devant tout le monde.

  — Comment as-tu deviné ? grogna Lena.

  — Simple déduction ! Si tu sors du cours d’espagnol, l’air ronchon et les joues couleur tomate bien-mûre, c’est qu’elle t’a encore eue dans le viseur.

  Lena poussa un soupir d’agacement tandis qu’elles slalomaient entre leurs congénères pour rejoindre le self.

  — J’en ai marre de me mettre dans des états pareils ! Surtout que j’aurais pu lui clouer le bec, j’avais d’excellents arguments !

  — Et si t’obliger à prendre plus souvent  la parole en public était un moyen de combattre ta timidité maladive ?

  — Tu crois sérieusement que Dubios essaie de m’aider ?

  Les deux amies s’arrêtèrent un court instant pour se fixer droit dans les yeux.

  — Non, impossible ! s’exclamèrent-elles à l’unisson.

  Elles pouffèrent de rire et reprirent leur chemin bras dessus bras dessous. Quelques minutes plus tard, chacune glissait son plateau vide sur les rails en aluminium de la cafétéria. En entrée, Rox choisit une salade de pâtes et Lena opta pour des crudités. Puis, ce fut une belle part de pizza pour l’une et des haricots verts accompagnés d’un fin filet de poisson pour la seconde.

  — C’est dans ces moments-là que je constate les ravages de ton conditionnement familial, la taquina Roxane en se saisissant d’un yaourt liégeois.

  — Et moi, je ne veux pas t’entendre te plaindre de tes pseudo kilos en trop aujourd’hui, je te préviens !

  — Je dis juste que si j’étais toi, je profiterais du déjeuner pour me farcir tout ce qu’il t’interdit de manger le reste de la journée.

  — Mon père ne m’interdit rien, Rox. C’est juste que… Aïe !

  Quelqu’un d’immense venait de lui rentrer dedans. Lena connaissait déjà le nom du responsable bien avant de se retourner : Tony, la brute !

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