Chapitre 2 : Convergences
À l’El Café des Délices, la salsa enflammait la piste, les Khals se laissant emporter par son rythme effréné. Sous la chaleur d’une nuit tropicale, la terrasse vibrait, imprégnée d’arômes de viande grillée, d’épices enivrantes et de café noir. Les palmiers bruissaient sous une brise délicate, accompagnant les mouvements fluides des danseurs collés serrés.
Des fantômes aux contours évanescents, au charme élégant et sensuel, déambulaient en chemises hawaïennes amples et shorts légers. Portant des plateaux chargés de cocktails enchantés et d’assiettes débordant de mets, les employés se dispersaient à travers les tables, provoquant un agréable frisson chez les clients.
Depuis un recoin tamisé, Caronte, le propriétaire de l’établissement se tenait immobile, ses traits marqués par la méticulosité.
Un spectre passa. D’un claquement de doigts, il l’interpella :
— Rafraîchis les boissonnes ¡ mijo ! Ils sont ici para dépenser, pas pour attendre, ¿ Qué estás esperando ?
Le serveur s’excusa avant de se dissiper. Satisfait d’avoir donné ses instructions, Caronte laissa sa vigilance parcourir la salle, ses sens aiguisés détectant tout mouvement.
La porte d’entrée s’ouvrit.
Alors que la musique envoûtante se poursuivait, la scène changea soudain de ton avec l’arrivée de la famille royale sous les voûtes de séquoia.
Drapée de luxe, elle se comportait avec une aisance familière. Ils se regroupèrent autour d’une table finement ciselée, où leurs breuvages de prédilection apparurent sans qu’ils aient eu à passer commande.
Kayna Darck, mélancolique, triturait machinalement une mèche de cheveux, son attention rivée sur les nuances rosées de son lait-fraise, puis contempla la lune voilée par des nuages épars, ressentant une appréhension qu’elle ne pouvait expliquer.
— Alors, tonton Enlil part vraiment ? s’attrista-t-elle.
Adossé à sa chaise, Darrius s’étira et tâcha d’adoucir sa peine :
— Oui, ma petite. Heureusement cela ne durera pas longtemps, quelques semaines tout au plus.
— Pour lui, ça sera des années... C’est interminable, s’indigna la princesse.
— Il ne les verra même pas filer ! Je sens que son garçon aura un tempérament du diable... sans vouloir faire de mauvais jeux de mots !
— Tu sais, Papi, j’adore ce que nous sommes, ce que nous symbolisons... mais parfois, les sacrifices me paraissent exorbitants.
— Hélas, on en arrive tous là ! C’est le signe de ta sagesse malgré ta jeunesse. Figure-toi que tout à l’heure encore, ta grand-mère en avait assez d’être la Créatrice.
Caressant de ses prunelles sa digne héritière, Mamie tenta de la convaincre du bien-fondé de cette décision :
— Quitter tout cela représentera un défi immense pour ton oncle.
Warren sincèrement heureux du bonheur de son grand frère se pencha en avant :
— Il doit être nerveux, non ? Devenir papa est un gros changement. J’ai hâte de rencontrer mon neveu !
— Peut-être que ce sera bientôt ton tour ? lança Kelly, son intérêt pour la vie amoureuse de son dernier-né et le rêve d’un mariage royal manifeste.
Constatant le trouble de son benjamin, Kieran porta son cocktail à ses lèvres : et avec une pointe d’ironie, se faisant l’avocat du Néant, il replaça Enlil sur le tapis :
— Franchement, Maman, tu es certaine que c’est une bonne idée qu’il élève un enfant ? Surtout si cela n’est pas au programme du vaste Plan cosmique établi ?
— Tu as peur qu’il change, n’est-ce pas ?
— Soyons réalistes, deux minutes. La paternité le rendra peut-être plus patient, mais aussi moins dangereux. Vous savez que sa sauvagerie est notre atout. En bataille, il se détache des considérations morales. Cette distanciation, c’est souvent elle qui nous assure la victoire.
Lyana, le visage durci par le mécontentement, ne put s’empêcher de répondre avec fermeté :
— Mon chéri ! Voyons ! Ce n’est pas juste une question de stratégie. Enlil aspire à cette expérience depuis des années. Sa force, il l’a prouvée en vous élevant, toi et Warren, après la disparition de votre mère et l’amnésie de votre père. Même quand il était traité comme l’ennemi numéro un du Palais, il n’a jamais faibli.
— Je discute simplement, mon amour. Ce garçon, dont l’héritage combine des lignées de Dark, Druides, Djine, et Démon, avec en plus une filiation angélique, me trouble. Sa nature complexe pourrait être dangereuse.
— Il s’agit de ton neveu tout de même ! s’énerva son épouse
— Je dis juste qu’Enlil se contrôle grâce à l’affection inconditionnelle qu’ils nous portent. Ce gosse-là... il arrivera à nous déjà forgé par un passé dont nous serons absents. Une fois les Anciens écrasés, qu’est-ce qui retiendra ce Darck, parfaitement inconnu, de nous trahir ?
— Assez, Kieran ! s’indigna Lyana. Fais confiance à ton frère et fiche la paix à cet enfant. Évoquer un destin incertain pourrait inciter le cosmos à réagir.
Elle se tapota le front trois fois, un réflexe de sa vie de prêtresse trinitale. N’en tenant pas rigueur à son tempérament sauvage qu’il chérissait, le Roi s’approcha et effleura timidement les lèvres de sa femme.
La matriarche, pleine de fierté pour l’épanouissement de son cadet, adressa un signe approbateur à sa belle-fille et ferma le débat :
— Enlil reste Enlil. Ce gosse... il arrivera avec ses propres histoires et nous l’accepterons...
Avant que la conversation ne puisse reprendre sur les amours de Warren, une sensation glaciale parcourue Kelly, faisant hérisser les petits cheveux à la base de sa nuque. Ses phalanges se crispèrent sur le bord de la table, tentant de repousser cette sensation malaisante.
L’atmosphère se tendit soudainement, et la colère se répandit chez le clan royal.
— Qui oserait nous attaquer ? s’énerva la Princesse.
Kelly déposa lentement son verre, ses doigts quittant la surface lisse avec précaution :
— Vous l’avez ressenti ?
Darrius, arborant son masque de guerrier, confirma et, en pointant le firmament, indiqua :
— Enlil l’a également perçu…
Kieran se redressa, scrutant l’horizon :
— Nous devons le rejoindre.
Presque simultanément, ils se levèrent, brisant l’ambiance paisible du café. Kayna frotta son bras, tâchant de chasser le froid qui s’y était insinué – présage glaçant d’un danger imminent.
— Partons, grommela-t-elle.
Des volutes colorées enveloppèrent les Seigneurs. La terrasse baignait de reflets dorés, violets, rouges, bleus et verts, qui se dissipèrent en une pluie scintillante s’élevant vers le zénith. Envoûtés par ce phénomène, les Khals explosèrent en applaudissements. Les éclats de rire résonnaient, les verres se soulevaient, et cet instant devint une célébration improvisée, ignorant la menace invisible qui guettait.
À l’extérieur, l’ambiance évoluait subtilement. Des chuchotements nerveux parcouraient la foule, et des regards inquiets se levaient vers le ciel, où les Darck avaient disparu. Un frisson arpenta la ville. Khalarie se mit en mouvement, tel un serpent immense s’éveillant, ses habitants se pressant vers le Palais, cherchant à échapper à un danger indéfini.
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