Chapitre 13 : Un Deal de Sang

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À l’orée du mont Sinaï, Ragië quitta le passage secret et entama sa descente. En s’éloignant des hauteurs, il espérait retrouver la douceur du printemps, mais une morsure glaciale, surprenante en cette saison, l’attaqua. Le bruit sec de ses articulations résonnait, amplifiant la prudence de ses pas. Une humidité lourde et inhabituelle à cette altitude rendait sa respiration difficile. Nul doute, on entravait sa progression. Son attention se porta sur le firmament…

Des nuages massifs et sinistres s’amoncelaient, témoignant d’une magie insidieuse perturbant l’ordre naturel des choses. En avançant, une silhouette indistincte se matérialisa au loin, mais assez tangible pour éveiller sa méfiance. Ragië se figea, focalisant tout son intérêt sur l’entité. Lorsqu’il tenta de percer le mystère, une vague de mana argentée imprégnée de perversion le submergea, renvoyant brutalement sa conscience à son corps.

Poussé par une résolution inébranlable, Ragië décida de l’affronter. À chaque pas, la figure devenait plus nette, réveillant une peur ancienne, enfouie au plus profond de son être, menaçant d’éroder sa confiance. Plus fort qu’il ne l’aurait voulu, il s’écria :

— Halte-là ! Que fais-tu en ces terres désacralisées par la Reine des Enfers ?

L’individu se précisait. Une vieille femme, au dos voûté par les années. Ses haillons, faits de tissus déchirés et de peaux tannées par le temps, flottaient sous le vent. N’obtenant pas de réponse, il se fit plus virulent :

— Quel genre d’être es-tu ?

L’ancêtre le dépassa sans un mot et alla s’installer avec aisance sur l’un des rochers bordant le sinueux chemin. Un instant, elle l’analysa, paraissant satisfaite de ce qu’elle voyait, puis, d’un timbre éraillé et hérissant le poil, elle susurra :

— On m’appelle Kara ! Tu peux me remercier de croiser ta route, Nécromancien !

Il n’en revenait pas ! Ce nom résonna, éveillant des réminiscences des rites obscurs de Lilith :

— Comment me connais-tu ? Je ne pense pas te devoir quoi que ce soit !

— Rien de ce qui se déroule en ce monde ne m’échappe, mon cher ! Figure-toi que je viens t’arracher à l’illusion qui t’enserre plus solidement que des chaînes d’infèrnite.

— Ha bon ! Raconte-moi donc ! Car je n’en vois aucune.

— Ta grand-mère est une fieffée menteuse qui te tient sous son joug. Elle te manipule. Ne sois pas naïf...

— Lilith m’a ramené à la vie, m’a donné un but ! cracha-t-il, malgré une légère hésitation.

Et si Kara disait vrai ? Secouant cette pensée dangereuse, il reprit plus fermement :

— Pourquoi te croirais-je une étrangère aux paroles venimeuses ?

Narquoise, Kara papillonna des cils :

— Elle t’a dupé, pauvre enfant. Tu n’es qu’un pion dans ses machinations, une marionnette créée pour satisfaire ses ambitions infernales. Tu le ressens, n’est-ce pas ? Ce lien invisible qui te manœuvre, cette entrave qui ronge ton âme à la moindre inspiration ?

Loin de se détourner du panorama une fois les œillères tombées, une révolte intérieure réveilla une aspiration ardente à l’affranchissement. Ce besoin, aussi soudain qu’irrésistible, le consuma, bien qu’il ne parvint qu’à l’accepter partiellement. S’y confronter paraissait impossible, car Lilith restait sa famille ; sans elle, la solitude le submergerait dans ce monde si étranger.

— Même si c’était vrai, je n’y peux rien.

Kara ricana :

— Peut-être, concéda-t-elle finalement. Mais je peux te libérer de ce joug, à une condition. Tu devras me prêter serment par un pacte de sang.

Cette proposition fit vaciller ses certitudes. Assailli par un torrent de questions, de doutes et de ressentiments, il peinait à se stabiliser. S’unir à la Faiseuse d’Antagonistes ! L’idée même évoquait une chute vertigineuse vers un gouffre sans fond. Se teintant d’un défi à peine dissimulé, le Nécromancien s’enquit :

— Et si je refuse ?

Elle soupira profondément, laissant ses paupières se fermer, avant de les rouvrir avec une moue où se mêlaient l’exaspération et l’affliction, lui donnant presque l’aura d’une grand-mère protectrice :

— Alors, continue de subir l’emprise de Lilith, jusqu’à ce qu’elle t’utilise puis te jette, comme elle l’a fait avec tous ceux qui ont eu la malchance de croiser sa route. Le choix t’appartient, petit. Réfléchis bien.

Cette occasion, ce moment de reprendre le contrôle de son destin, devait être saisie :

— J’accepte, déclara-t-il. Que ce serment soit scellé par le sang.

Tel un coup de tonnerre, elle ordonna :

— Suis-moi !

Elle se retourna, et soudain, elle parut moins racornie, plus vaillante, moins ancienne. Un peu perdu, Ragië emboîta le pas. Ils n’eurent pas à cheminer longtemps. À flanc de montagne, dissimulée par le paysage, ils approchèrent d’une chaumière délabrée. La bâtisse, modeste et recroquevillée, dégageait des ténèbres qui ébranlèrent son visiteur. Ses murs exsudaient une moisissure fétide, dégoulinant d’une substance mûre, presque visqueuse. Pour toute argumentation, un âne rabougri, côtes saillantes, buvait dans une auge croupie. Les larves y grouillaient, tandis que l’effluve nauséabond mêlait les relents de pestilence et de mort.

À l’intérieur, l’espace confiné suintait une noirceur suffocante. Au centre, un chaudron immense bouillonnait, libérant des vapeurs toxiques qui infiltraient ses poumons. Les étagères, surchargées de restes en décomposition, exhibaient un spectacle macabre de chairs pourrissantes, d’ossements dispersés, et d’herbes imbibées de sang séché.

Des bocaux crasseux, disséminés çà et là, renfermaient un liquide trouble où flottaient des amphibiens, trahissant une malveillance innée. Sur les meubles, des serpents ondulaient sensuellement, leur cuir produisant un frottement sinistre.

— Tu ne vas pas me faire avaler un de ces trucs. C’est hors de question !

— Ah, les jeunes...

Un ricanement, bref et acéré, s’échappa avant qu’elle se place devant la marmite putride. Avec une précision rituelle, ses mains s’élevèrent, projetant une ombre dénaturée et mouvante, exhalant des relents imperceptibles autrement. Puis, une litanie vibrante fit trembler les fondations du logis.

Kara, sentant l’instant crucial approcher, fit glisser un athamé d’obsidienne de son manteau usé. La lame absorbait toute lumière. Avec assurance, elle entailla sa paume, laissant s’écouler un liquide épais et noir, source de ténèbres. Elle tendit le poignard cérémonial au Cavalier, qui, sans hésiter, s’incisa. Un filet de son essence vitale se déversa le long de ses doigts. Lorsque leurs plaies se rejoignirent, les manas s’entrelacèrent en filaments, scellant un lien éternel dont la portée échapperait longtemps au Nécromancien.

— Je prête allégeance à la Faiseuse d’Antagonistes, et j’honore ainsi Kara la Pernicieuse.

Un rictus la déformant, elle fixa l’ombre chancelante de Ragië puis sans prévenir s’écria tel une furie :

« Misera creatura, parata est agonia tua... »

À la suite de quoi, théâtrale, elle plongea la main dans sa sacoche, en ressortant une pincée de cendres noires qu’elle dispersa avec soin. Les particules infiltrèrent les narines de Ragië, le rongeant. Une toux convulsive le secoua, tandis qu’elle restait figée, indifférente.

« Cineres inferni, suffocet et devoret animam tuam »

Les cendres infiltrèrent son lobe temporal, déclenchant une avalanche de représentation macabre : des corps mutilés, des morts atroces, vestiges de son errance à travers le monde tel un zombie. Il tenta de crier, mais seuls des râles étouffés s’échappèrent de sa gorge brûlante, trahissant le tourment qui le consumait de l’intérieur.

Soudain, les visions furent remplacées, le projetant au sein d’une réalité tout aussi cruelle. La cabane trembla sous l’emprise de Kara, saturée par les effluves âcres du péché.
Des souvenirs étrangers envahirent Ragië : Aëgir, jadis maître des océans, marqué par des batailles innombrables. Le battement frénétique de son cœur ralentit, pour annoncer un verdict inéluctable, son trépas. Kelly Darck, figé dans un rictus barbare, apparut.

La souffrance psychique le submergea, surpassant toute torture physique. Respirer devenait une épreuve. Malheureusement, une vérité froide le frappa : il n’était pas l’Empereur des eaux, Nérisse n’avait jamais été son épouse, Orin n’était pas son fils, Avalon ne fut pas son foyer. Il n’était qu’un cadavre animé, imprégné d’une essence Mortelle et d’un fragment d’âme du Fondateur. Une fusion contre nature, un être en guerre constante avec lui-même, façonnés par des forces au-delà de son contrôle.

Se délectant de sa détresse, Kara s’avança :

— Pensais-tu vraiment échapper à Lilith aussi aisément ? Ta faiblesse est manifeste ! Endurcis-toi !

« Viscera tua evanescent, carnem tuam consumant! »

À ces mots, Ragië fut pris de convulsions, ses muscles se contractèrent jusqu’à la limite de l’effondrement. Sous sa peau, des veines ébène se mirent à serpenter, tandis qu’une bile pétrole jaillissait de sa bouche, gage de la corruption qui le rongeait en coulisse. Lilith avait pris plus que sa vie : elle avait arraché son identité. Il se raidit, son souffle saccadé trahissant la bataille intérieure.

— Tu n’es qu’un pantin brisé, incapable de résister. Quelle ironie… toi, l’instrument de Lilith réduit à cet état misérable ! Prouve-moi le contraire, lutte !

Elle ressortit la dague d’obsidienne et traça un cercle autour de Ragië, déchirant la trame du réel, libérant des miasmes de Thélurie enténébrée :

« Corruptionem in sanguine, tormentum in anima. . . »

Le sol se craquela, libérant des volutes de fumée acide qui s’enroulèrent autour de sa chair, la dévorant avec une lenteur implacable. Peu après, des éclairs de magie brute jaillirent du cercle, le frappant avec une intensité insensée. Chaque décharge résonnait dans ses os, les fracturant, et lui arrachant des cris d’agonie. Presque simultanément, le chaudron explosa, déversant un torrent de flammes verdâtres qui l’enveloppa sans pour autant causer le moindre sévice. Enfin, dans un dernier éclat, une nuée écarlate fendit l’air, brisant les chaînes invisibles qui le maintenaient sous le joug de Lilith.

« Pactum sanguinis, vincula solvantur! »

Sa peau se déchira. Son sang rongait sa chair. Ses jambes fléchirent.

Faisant preuve d’une résolution sans commune mesure, il se redressa, refusant de céder. Des larmes brûlantes roulèrent sur ses joues, marquant la naissance d’une nouvelle entité, forgée par la soif de vengeance et l’amertume de la trahison. Un cri primal jaillit. Ce qu’il fut se retrouva balayé par l’implacable vérité de ce qu’il incarnait dès ce moment : une aberration, une plaie vivante. Pourtant, au milieu de ce chaos, une pensée acérée émergea : il ne sera plus l’instrument aveugle de forces supérieures. Kara avait réveillé quelque chose de bien plus dangereux qu’un simple esclave : une créature animée par un seul but, une revanche froide, calculée, et inéluctable. Mais, il n’en montra rien, bien qu’elle le sut instantanément. Alors, droit et fier, il demanda :

— Que veux-tu de moi ?

— Dans trente ans, jour pour jour, tu tueras Lilith !

— Je te sers, déesse des ténèbres. Et je jure, en ton nom, d’exterminer cette garce.

— Parfait. En attendant, exécute la mission que ton ancienne maitresse t’a confiée. Joue son jeu, mais n’oublie pas que tu es libre. Profites-en pour préparer l’après-Lilith, car il te faudra conquérir et détruire cette planète, mettre un terme au règne d’Avalon. Une fois cela accompli, je romprai notre lien, et tu seras libéré sur un monde que tu pourras soumettre à ta volonté ou tu pourras recommencer à zéro. Nous ne nous reverrons pas avant que tu aies réalisé cela.

Elle se dissipa et la chaumière, avec tout ce qu’elle contenait, s’estompa, tel un mirage. Seul Ragië demeurait face au dolmen de transport. Après avoir effacé le stigmate de son expérience, il fut revigoré par ses nouvelles perspectives d’avenir. Sifflotant, il activa la carte holographique et choisit un territoire ancien où les anges cohabitaient avec les descendants des Xandriens – les Olmèques, les Mayas...

— L’armée que tu te destinais sera mienne, très cher Lilith, exulta-t-il.

Et absorbé par le faisceau obscur du Monholite, il disparut.

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