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Milieu de journée, Clermont-Ferrand

Au fond de son lit, Judith ne dormait que d’un œil. Des dizaines d’images, de souvenirs l’envahissaient, l’enserraient. Elle n’avait jamais été dans un tel état auparavant ou une fois et elle ne voulait plus s’en souvenir. À presque cinquante ans, mariée, deux enfants, Judith, en proie à la peur et au doute, semblait revenir vingt ans en arrière. À l’époque, sa vie n’était qu’incertitude et chaos. Même si elle ne voulait pas l’admettre, son passé la talonnait dangereusement. Comme beaucoup de monde, elle avait une prodigieuse capacité à se mentir à elle-même, à occulter les évidences, les éléments de sa vie qui l’effrayaient, qui la dérangeaient.

En règle générale, quand elle avait un problème avec le boulot, ou qu’une contrariété venait égratigner son quotidien, son mari, Paul, savait l’apaiser, la soutenir. Mais comment pouvait-elle lui en parler ? se demandait-elle en fixant la fenêtre avec une profonde tristesse, le visage humecté de larmes. En de tels moments, quand son mari ne pouvait l’aider, elle se tournait vers Phillip Bess, son avocat, voisin, et son plus vieil ami. Phillip gérait les affaires de la famille depuis des années, il l’avait aidée à plusieurs reprises. Plus récemment, il l’avait aidée avec le pub pour une histoire de vol. Il y a six ans de cela, une de ses serveuses saisonnières était partie avec près de deux mille euros. Celle-ci déclara lors de son arrestation qu’elle était innocente et qu’il s’agissait d’un coup monté du fait de ses origines.

Paul savait que Phillip était un confident pour Judith, un mentor même. Il n’avait aucun problème avec ça. Conscient qu’elle ne voulait pas tout lui dire même si de fait elle le pouvait, il acceptait qu’un autre partage ses secrets si ça pouvait lui faire du bien.

D’un geste fébrile, Judith attrapa son téléphone et appela Phillip qui répondit aussitôt.

— Bonjour ma belle, comment vas-tu ? Tu n’es pas au travail ?

— Je ne me sens pas bien Phillip, la dernière fois que je me suis sentie aussi mal c’était… Toujours hantée par l’événement, elle n’arrivait toujours pas à en parler, pas même à Phillip qui pourtant connaissait très bien l’histoire. Mais jamais il ne la forçait à parler si elle ne s’en sentait pas prête. Un long et lourd silence planait entre eux, même par téléphone, la tension était palpable.

— Phillip, il est revenu ! Je l’ai vu dans un bar.

— De qui parles-tu ? Lui, LUI ? s’étonna-t-il d’une voix grave avec un soupçon d’inquiétude.

Judith, le cœur battant, extirpa du bout des lèvres son nom : Jack. Une vague d’effroi, d’horreur s’empara d’elle. Instinctivement, elle regardait autour d’elle nerveuse, presque transpirant. Pourtant, elle savait qu’elle était toute seule, il lui était impossible de la retrouver chez elle. En se le formulant dans sa tête, maintes questions se heurtaient dans son esprit. Etait-il possible qu’il ait trouvé la maison ? Ses enfants ? Cette incertitude, telle une torture lancinante, mettait à bas chacune de ses barrières mentales qu’elle avait mises tant de temps à construire.

À cet instant, elle n’entendait plus Phillip qui vainement tentait de la rassurer, sa chambre qui d’ordinaire était confortable, rapetissait de seconde en seconde.

—Judith, calme-toi ! Tu es chez toi en sécurité. Il ne peut pas te retrouver. C’est tout bonnement une coïncidence. Tu te trouvais dans ce bar, et il passait par là ! Après tout ce temps, c’est peu probable, c’est purement fortuit, annonça Phillip afin de la rassurer, même si une partie de lui n’était pas totalement convaincue.

Tout comme Judith, cet infime doute, cette insupportable incertitude, faisait l’effet d’une persistante gêne ; comme s’il avait constamment une écharde, une plaie qui ne se résorbe jamais. Conscient des énormes risques qu'ils avaient pris, nulle erreur n'était envisageable.

—C’est impossible ! Toi-même, tu me l’avais dit à l’époque. Les probabilités étaient minces pour qu’une chose pareille arrive. Et regarde, il a fini par me retrouver, après tout ce temps et cette distance.

—Valérie…

—Ne m’appelle pas comme ça ! Tout comme le reste, elle n’existe plus, Phillip ! rétorqua Judith d’un ton sec, presque agressif.

—Tu veux que je vienne ? Tu te sentiras mieux. Je ne suis pas au tribunal. Christiane est au boulot. Tu peux même venir, ça te ferait changer d’air.

Timidement, Judith approuva la première proposition et raccrocha d’un geste tremblant. Le temps que Phillip n’arrive, elle en profita pour se changer. D’élégants tatouages couraient le long de son dos. Elle en avait également sur les côtes et les bras. Certains habillements les cachaient, dissimulant ainsi les stigmates de sa vie passée. Personne ne les voyait, pas même Paul, qui pourtant la connaissait mieux que personne, du moins ce qu’il pensait. Avec le temps et la lassitude, elle avait adopté cette nouvelle vie, telle une seconde peau, mais au plus profond d’elle, quelque chose n’allait toujours pas. Elle sentait que tout n'était qu'artifice, faux-semblant. Elle avait beau tout faire pour se persuader que tout cela n’était qu’un effroyable rêve, mais il n’en était rien. Elle était et restera à jamais Valérie Bromby.

D’un geste las, elle passa le doigt sur l'une de ses cicatrices. Comme à chaque fois, elle le voyait contre elle, en elle. Après toutes ces années, son odeur était gravée dans sa chair et son esprit. Certaines nuits, elle avait l’impression de le voir à la place de son mari, alors que pourtant, ils étaient diamétralement opposés. Au-delà de sa peur quant à ce soudain retour, Judith n’avait guère de choix que de reconnaître une terrible vérité : elle était irrévocablement encore sous son emprise.

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