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Clermont-Ferrand, tôt le matin, mardi
—Maman, ton téléphone sonne depuis trois heures ! hurla Eloïse de sa chambre qui était mitoyenne à celle de Marie. Celle-ci, profondément endormie, ne daignait pas répondre à la sonnerie stridente de son portable.
En revanche, la voix puissante de sa fille la fit sursauter aussi sec. Par chance pour elle, Eloïse l’extirpa d’un rêve particulièrement pénible. Sur la table de chevet, cette photo d’elle des années auparavant. Cela faisait dix-sept ans qu’elle vivait à Clermont loin de son ex-mari. Jusqu’ici il s’agissait plus d’un vague souvenir, qui lui revenait occasionnellement en mémoire, lors des anniversaires des évènements importants comme le mariage, l’achat de la maison où le passage devant le juge afin d’établir une injonction d’éloignement. Mais depuis l’ouverture de cette lettre, trop de mauvais souvenirs lui revenaient en mémoire.
—Merci chérie, pas besoin de brailler ! Il faut vraiment qu’elle apprenne la délicatesse ! lança Marie encore endormie. Elle rangea la photo dans sa table de chevet et se leva avec nonchalance. Le corps encore engourdi, Marie lut les derniers mails envoyés ainsi que les derniers appels entrants. Le dernier numéro en absence avait tenté de la joindre à plusieurs reprises.
—Chérie, prépare le petit déjeuner, je dois répondre à un appel !
Sans même écouter le message vocal, Marie composa le numéro en appelant.
—Paul Lonval, j’écoute !
—Bonjour, Marie Lefèvre, détective privée. Vous avez tenté de me joindre à plusieurs reprises. Je vous propose de venir à mon bureau pour parler, si vous le voulez bien. C’est plus simple que par téléphone.
Paul fixa une heure et raccrocha sans rien ajouter.
Marie était de la vieille école pour beaucoup de choses, telles que les rendez-vous, l’éducation, et bien d’autres. Son père, Vincent, avait mis un point d’honneur sur l’éducation de sa fille. Il ne voulait pas d’un enfant irrespectueux pourri gâté à qui la société devait tout.
Tout comme son père avant lui, il lui avait inculqué des valeurs et une base solide pour vivre en communauté. Vincent n’était pas un homme fermé d’esprit, ni trop rigide, mais il avait à cœur certaines règles et un code de conduite à respecter auquel il ne fallait jamais déroger. Une fois devenue mère elle-même, Marie en fit de même avec Eloïse.
—Bon, tout est prêt, minou ? interrogea Marie en courant dans toute la maison afin de rassembler toutes ses affaires.
—Oui, maman ! Je te rappelle que j’ai dix-sept ans et que je sais me gérer toute seule ! Tout est prêt, le café, le jus d’orange et les tartines.
—Tu es merveilleuse, ma chérie ! rétorqua Marie en l’embrassant tendrement sur le front.
—Je sais ! déclara Eloïse fière d’elle en esquissant un grand sourire. Tu as un nouveau client ? Ça va être encore un con qui trompe sa femme, et elle va vouloir en avoir le cœur net.
Marie leva les yeux au ciel. Par moment, elle avait du mal à se rendre compte que sa fille grandissait et devenait une femme. Dans son esprit, elle était et restera cet enfant qu’elle a vu naître. Le temps filait avec une telle frénésie qu’elle en était déstabilisée par moment. Quand elle faisait une brève rétrospection sur sa vie, elle mesurait pleinement le temps écoulé et celui qui lui restait. De toute petite, elle mesurait l’impact du temps, elle ressentait ses effets ; cette lourdeur, cette implacable et inexorable fin qui l’attendait. Ce n’était pas tant la fin qui l’effrayait, mais la durée impartie, le temps qu’il restait pour tout accomplir.
Même si Eloïse n’avait pas hérité de cette capacité, elle sentait bien que sa mère, toujours pensive, redoutait secrètement quelque chose. Elle n'osait pas poser certaines questions à sa mère, non pas dans l'attente d'une mauvaise réponse, mais par peur de la voir s'effondrer. Pourtant, Eloïse méritait de connaître certaines choses. Pourquoi Marie était-elle partie précipitamment de la maison familiale il y a dix-sept ans ? D'où venait cette cicatrice sur son dos ? À son âge, elle devait obtenir des éclaircissements.
—Je ne m’occupe pas que de personnes infidèles ! Parfois, c’est professionnel, suspicion de fraudes, vol, arnaque, heureusement ! Mais c’est assez fréquent en effet. Je n’ai pas eu de précision dans le message.
—Et tu n’aimes pas en savoir trop sans avoir vu le potentiel client, je sais, et ça te permet de faire ton truc ! rétorqua Eloïse en bougeant sa main vers sa mère en souriant.
—Ce n’est pas aussi simple, et je ne fais pas bouger mes mains pour y arriver. Arrête de te moquer de ta mère ! annonça Marie amusée. Mais c’est une des raisons en effet. En voyant la personne, j’ai énormément d’informations sur plusieurs aspects de sa personnalité. Il m’arrive de ne pas prendre certains clients car je sens que quelque chose ne va pas. J’ai un goût métallique dans la bouche, des couleurs sombres autour d’elle, alors que la personne venait demander de l’aide. Et quand je fais une brève enquête sur internet, je m’aperçois qu’elle n’est pas en position de demander de l’aide. C’est arrivé sur un homme qui usurpait l’identité d’une autre personne et qui se faisait passer pour la victime.
—Et tu me dis que ce n’est pas un super pouvoir ?! Tu es ma héroïne maman ! lança Eloïse tout en prenant Marie dans ses bras.
—Tu es adorable ma chérie ! Je me dépêche que je dois passer à la poste aussi, et toi, tu as école.
Marie avala son fond de café et partit en trombe pour le centre-ville. À quelques mètres du bureau, elle aperçut un homme qui semblait agité et faisait les cent pas. Comme elle l’avait anticipé, elle était arrivée en avance sur son horaire habituel. Lentement, elle progressait vers sa destination, prenant soin d'observer l'homme nerveux. Marie cherchait toutes les informations qui pourraient l’aider à déceler des failles : son expression, ses gestes, quelle couleur planait au-dessus de lui. À cette distance, Paul ne la remarquait pas, trop préoccupé par sa femme. En l'observant de plus près, elle pouvait déceler une lueur autour de lui. Elle n'était pas dans des tons orangés ou rougeâtres ; elle ne voyait qu'un vert grisâtre. Elle percevait un infime espoir en lui, cette lueur d’espérance qui le poussait, qui le motivait en de pareilles circonstances.
Marie craignait apercevoir de l’agressivité, de la culpabilité. Un peu rassurée, elle interpella le pauvre homme épuisé.
— Détective Lefèvre, bonjour. Nous nous sommes parlé tout à l’heure. Veuillez me suivre dans mon bureau, on y sera plus à l’aise.
Étant une femme pragmatique et réfléchie, elle avait fait installer quelques années plus tôt des caméras et une porte à code afin d’éviter tout éventuel désagrément, d’autant plus qu’il lui arrivait de travailler tard certains jours. Paul, toujours aussi nerveux, scrutait les environs d’un œil inquiet.
— Merci d’avoir répondu aussi vite à mon appel, détective ! lança Paul d’une voix tremblante.
— Appelez-moi Marie ! C’est votre première rencontre avec une détective ? interrogea Marie tout en ouvrant la porte pour laisser Paul entrer.
— Jusqu’ici, je n’ai jamais eu besoin des services d’un professionnel ni de la police !
Paul, perdu, attendait des indications. Marie referma la porte et guida son futur client jusqu’à son bureau.
L’immeuble appartenait à un riche entrepreneur biterrois expatrié au Pays Basque depuis près de vingt ans. Richard Longuet proposait des biens pour des entreprises. Il voulait favoriser le commerce et le développement de la ville en aidant des start-ups à s’implanter plus facilement. Il pratiquait une politique de prix très avantageuse. N’étant nullement dans le besoin, il pouvait se permettre de baisser sa marge.
Les murs du couloir arboraient un papier peint aux motifs floraux datant sûrement des années cinquante. L’escalier qui se dressait devant eux était en bois massif, qui, avec le temps, perdait de sa superbe.
Marie travaillait au dernier étage, elle avait une vue sur tout Clermont. Même s’il s’agissait du bureau le plus onéreux, elle y trouvait une certaine sérénité, un calme qu’elle ne retrouvait nulle part ailleurs. Elle aimait contempler la ville tout en travaillant, cela l’aidait à se concentrer, à se recentrer.
— Vous avez une vue incroyable d’ici ! s’exclama Paul en parcourant le bureau à la décoration moderne et zen. Je n’ai pas cette vue au bureau !
— Je ne changerais pour rien au monde ! C’est reposant cette vue, et j’ai un balcon également, j’ai eu une chance incroyable. Mais je crois que vous n’êtes pas venu pour la vue ! lança-t-elle afin de détendre l’atmosphère.
Paul prit quelques minutes pour inspecter l’espace, qu’il trouvait surprenant. S’attendait-il à avoir un petit bureau, avec une faible lumière ? Juste une table qui traîne dans le coin de la pièce et un vieux sofa en cuir tout usé ? Comme dans les séries anglo-saxonnes d’une certaine époque.
L’espace était chaleureux, intime et réconfortant. Les murs étaient blancs, les meubles en bois clair. Divers objets rappelaient les ambiances zen asiatiques. Un mur végétal s’emparait d’un des murs. Il n’y avait ni sofa, ni fauteuil en cuir épais, mais de simples chaises en bois subtilement travaillées. Elle avait également aménagé l’extérieur afin de pouvoir travailler dehors en toute saison.
Eloïse, lors de son installation, l’avait aidée à tout mettre en place. Elle était à l’initiative du mur végétal. Tout comme sa mère, elle aimait les espaces raffinés, simples, lumineux et chaleureux. Durant sa prime jeunesse, Eloïse passait des journées entières avec sa mère au bureau, quand elle n’avait pas d’autres solutions pour la faire garder.
—Installez-vous, je vous prie. Du café, du thé ? interrogea Marie avec politesse.
Paul, tendu, le regard évasif, demanda un café. Rien ne saurait actuellement le détendre, ni le mur végétal ni la voix calme de Marie qui l'exhortait à se détendre et à respirer. Sans avoir besoin d'utiliser ses capacités, elle voyait qu'il était à bout, au bord du précipice. Elle avait de temps en temps affaire à de bons simulateurs, mais personne ne pouvait à ce point jouer la comédie.
Transpirant, tremblant, Paul attrapa la tasse de café et manqua de la renverser sur le parquet en bois clair.
— Paul, tâchez de vous calmer, de respirer. Nous allons trouver des solutions, des réponses. Mais pour cela, vous devez être totalement réceptif et en capacité de me répondre. Je sais que la situation est délicate pour vous, mais chaque détail compte, et vous devez avoir tous vos esprits. Bien, commençons par votre femme. Quel est son nom ?
Paul avala d'une traite sa tasse de café et se ragaillardit comme l'avait demandé Marie.
— Judith !
Marie attrapa un calepin vierge et nota les détails importants avant de tout saisir informatiquement.
— Nous sommes mariés depuis 2004. Nous avons eu notre premier enfant, Rémi, en 2007 et notre fille Lucie un an plus tard. Judith gère le bar le Scotchees, un bar à la mode proche du centre Jaude. La nuit de sa disparition, elle travaillait au bar, pour une session irlandaise. Généralement, elle rentre sur le coup d'une heure du matin lorsqu'il y a une animation.
Paul devançait les questions de Marie, qui notait diligemment chaque information. Paul était moins tendu. La voix rassurante de Marie et la décoration intérieure ont su le mettre en confiance.
— Lui arrivait-il de rentrer plus tard ? Ou même de ne pas rentrer de la nuit ? s'enquit Marie, intriguée.
— Jamais ! Elle était toujours là pour le lever des enfants. C’est ce qui m’a alerté. Depuis que nous sommes ensemble, elle n’a jamais passé une nuit dehors, sauf quand elle part en vacances avec des copines. Et quand bien même, quand elle doit rentrer plus tard, elle m’envoie toujours un message.
— Lui saviez-vous des ennemis, des personnes qui lui voudraient du mal ?
Paul, étonné par la question, prit quelques instants pour réfléchir. Marie en profitait afin de voir s'il n'y avait pas des indices qui pourraient l’aider. Elle décryptait chaque expression du visage, chaque geste qui pourrait l’aiguiller. Un léger nuage bleu turquoise planait au-dessus de Paul avec toujours des tonalités grisâtres.
— Je ne crois pas. On se dit tout et elle ne me parlait pas d’individus dangereux. Il lui arrive de recaler des clients insistants ou trop ivres, mais jamais de menaces, annonça Paul avec conviction.
— Quelles sont vos relations avec vos voisins ?
—Nous entretenons de très bonnes relations, ce sont tous nos amis les plus proches. Au fil des années, nous avons tous tissé des liens très forts. Les enfants sont tous du même lycée, nous faisons beaucoup d’activités ensemble.
Il n’y avait aucune once de mensonge dans sa voix, dans ses gestes. Pourtant, et elle se trompait rarement, elle sentait quelque chose d’anormal au-delà du fait qu'il s’inquiétait pour sa femme.
—Vous savez, il arrive souvent dans les disparitions qu’un proche soit à l’origine des faits. Il ne faut écarter aucune piste à ce stade.
—Je comprends bien entendu, mais je vois mal un voisin faire une telle chose. De plus, nous avons un système de vidéosurveillance dans le quartier. Et personne n’y a accès hormis le gardien. Vous pouvez lui parler si vous voulez. Vous pouvez également parler à Pauline, son associée, elle travaillait également ce soir-là. Elle pourra vous en apprendre plus, je ne l’ai pas vue depuis ce matin et tout allait bien. Judith était contente et ne semblait pas préoccupée par quelque chose en particulier. Enfin, je ne crois pas, je l’aurais senti !
Il avait assez vu de films et lu de livres sur des enquêtes de disparition pour savoir que les quarante premières heures étaient cruciales et qu’il fallait omettre aucune information. Il extirpa son portefeuille de sa poche et montra une photo de Judith à Marie.
—C’est une femme magnifique, il me semble qu’elle n’est pas originaire du coin, annonça Marie en analysant la photo dans le détail.
Par moments, la photo semblait se déformer, onduler. Certains détails bougeaient de plus en plus, comme si la photo était animée. Un goût métallique extirpa une grimace à Marie qui ne passa pas inaperçue.
—C’est votre truc, c’est ça ? On m’a dit que vous aviez une méthode particulière pour résoudre des enquêtes, s’exclama Paul, intrigué.
Marie n’aimait pas en parler et encore moins avec un client. Au-delà de l’aspect personnel, elle estimait qu’elle devait garder le secret professionnel. À l’instar d’un magicien, elle ne devait jamais dévoiler ses techniques, ses secrets d’enquêtrice.
Pour les plus sceptiques, Marie passait pour une manipulatrice en laissant planer le doute sur ses capacités afin d’attirer les clients en détresse. Heureusement, ses proches, ses collaborateurs savaient la vérité. Omettre certaines informations et garder les détails sur la synesthésie n’étaient pas du mensonge. Rares sont ceux qui connaissaient toute son histoire ponctuée d’amertume, de joies et de doutes.
—Bien, déclara Marie d’un ton solennel. Je vais vous prendre comme client, cela implique plusieurs choses. Vous ne poserez aucune question sur mes méthodes, comme vous venez de le faire. Je ne suis pas là pour rendre la justice ni faire le travail de la police. Vous m’engagez pour retrouver votre femme et trouver les réponses à vos questions. Je ne suis en aucun cas habilitée à mener des interrogatoires, perquisitionner. Si une personne ne veut pas me parler, me laisser entrer chez elle, je ne peux pas la forcer, même si cette personne est impliquée directement. J’enquête, j’espionne, j’amène des conclusions bonnes ou mauvaises.
Marie, en début de chaque affaire, exposait toujours ses conditions et diverses consignes afin de ne laisser aucune ambiguïté. Paul ne protestait pas, il se contentait d’acquiescer d’un léger hochement de tête. Marie rédigea un document attestant qu’elle acceptait de prendre Paul comme client et fixa le prochain rendez-vous. De sa terrasse, elle regardait Paul rentrer chez lui la tête basse, l’esprit embrumé de questions, de doutes. Marie, quant à elle, se posait qu’une question : quel était son secret ?
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