Ça casse pas des briques
Je me remets à bavasser. J’y ai pris goût. Plus de six mois que je vous ai laissés tomber, désolée. Je pensais en avoir fini avec l'écriture, mais... une petite baisse de régime et l'envie de partager... et me revoilà.
J’habite désormais l’appartement de monsieur Roger. Je vous expliquerai...
Après le confinement d'octobre, j'ai fini l'année 2020 par un congé sans solde, histoire de terminer les travaux de mon nouveau chez-moi. Il me reste deux petites semaines avant de retourner à l'atelier. Entre parenthèses, ma défection arrange bien le patron, parce que le deuxième déconfinement n’a pas fait revenir le boulot. Quand les gens ne roulent pas, ils n’abîment pas leur carrosserie. Et les indemnisations de l’état, elles ont pris la poudre d’escampette idem.
Je vais peut-être vous soûler, si je vous raconte mes travaux ? Ludo aussi ça le gonflait, à force, mes soliloques. Pour le moment, que voulez-vous, c’est ma vie, ma bataille. Ma seule préoccupation. Le Covid, il a arrêté de me paralyser. Les enseignes de bricolage sont remplies de résilients comme moi. Heureusement qu’ils ont laissé ouverts Casto, Lapeyre, Leroy Merlin et Saint Maclou ! Que j’ai pu embaucher un plombier et un électricien ! Sinon j’aurais eu l’air conne avec mes moquettes trempées ! Parce que monsieur Roger, c’est le roi de l’inondation. Il est à ce titre craint de tout l’immeuble, en particulier des occupants du dessous. Je n’en avais pas moi-même souffert jusqu’à ce que je remarque cet été un goutte-à-goutte saugrenu dans mon lavabo et que je lève la tête. Chez lui, sans qu'il s'en préoccupe, l’eau avait déjà imbibé toute la salle de bains, passé le mur de la chambre, pourri le linge de l’armoire, gondolé la porte et gonflé la plinthe.
« Comme c’est vous qui achetez, vous ferez les travaux », a-t-il invoqué pour m’inciter à assister à la venue de l’expert. « Et puis, vous êtes un as en technique. Vous, il ne pourra pas vous embrouiller. » Mettons… Monsieur Roger souffre de phobie administrative. Je ne sais pas comment celle-ci se manifestait chez notre ex-ministre, mais chez lui, c’est une infirmité visible, tentaculaire : pas un siège, une table et jusqu’au bord de la baignoire qui ne soit recouvert de papiers très importants, tous en instance. Une vraie chasse au trésor a été entreprise pour dénicher là-dedans les archives de l’assurance. J'ai découvert au passage qu'en dépit des indemnisations reçues, il n'a pas fait réparer un tuyau de salle de bain lors d’un précédent sinistre, préférant maintenir l'arrivée d'eau chaude fermée. Là réside l’explication du peu d’empressement du retraité pour sa toilette, du moins je l’espère.
Cette fois c’était le mitigeur du lavabo qui fuyait, et en couper l’alimentation aurait signifié assécher les w.c.. Je n’ose imaginer la solution que ce cher homme aurait inventée pour se soulager autrement. Enfin, maintenant qu’il est avec madame Fleury, il a l’air de s’entretenir. Elle m’a même demandé de l’emmener chez le coiffeur. Il est… rafraîchi.
Bref, l’assurance a envoyé un expert. J’ai compris comment ça allait tourner quand monsieur Roger a brandi son flacon de désinfectant ainsi qu’un thermomètre auriculaire : « On va l’emmerder un peu, la Stasi ! » Misère ! Le pauvre émissaire est sorti de là rincé. Roger a joué son papi gâteux, il a fait le sourd, l’obtus, et a terminé en le traitant de très haut : « Vous croyez que quand on est propriétaire comme moi, on a besoin de vous demander l’aumône ? » Dans l’ascenseur, en chemin pour constater les dégâts engendrés chez moi, le gars me demande :
— Il a un problème avec l’alcool, votre voisin ?
— Je ne sais pas, je le connais peu.
La honte.
Enfin, tout cela est déjà loin. Là, on vient d’en finir avec le déménagement. Les copains ne se sont pas attardés, prétextant le couvre-feu. Je les soupçonne d’en avoir eu plein les chaussettes de transporter mon bordel, mais je ne peux pas leur en vouloir d’avoir boudé mes paquets de chips. Du coup, j’ai rebranché mon ordi, mis « Chinese man » dans les enceintes, et cédé à l’envie de vous poster les nouvelles.
Je viens donc d’emménager après trois mois de travaux, que j’ai réalisés en grande partie moi-même. Une semaine rien que pour arracher les moquettes : léopard dans le couloir, beige dans le séjour, rose dans les toilettes, bleue dans la salle de bain (magnifique harmonie avec les sanitaires roses). Epaisses. Monsieur Roger avait capitonné son logement dans les années 70, la poussière était d’origine, des bouts de cloisons sont partis avec la colle à tentures. Le pire a encore été de descendre ces mètres cubes de merde, en semant des gravats tout du long jusqu’au local des encombrants. Ludo a rapidement abdiqué pour cause « d’asthme ». Le lâche. Se muscler sur des engins, ça va, mais pour actionner son corps utilement, macache ! Qu’on les envoie travailler dans les champs, tous ces adeptes de la gonflette, on aura des légumes à bouffer ! Bref, j’ai fini la démolition toute seule, avec en point d’orgue la cuisine en formica grasse et moisie. Quand j’y repense, soit je dégueule, soit je saute au plafond selon mon humeur. Là, je serais plutôt à sauter au plafond.
Ma mère a bien réussi à me gâcher un peu la joie, ce midi. Je lui ai offert le tour du propriétaire, fière, mais quand même assez modeste. J’attendais la réaction. Elle n’a pas tardé :
— Mais c’est le même que celui que tu avais en dessous ? Je t’aurais mieux vue dans une petite maison…
Elle a percuté direct, malgré mon objection à peine marmonnée.
— Comment ça : c’est suffisant pour toi toute seule ? Tu divorces de Ludo ? Mais qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Je n’ai pas su quoi répondre. Rien. Il n’a rien fait, Ludo, c’est bien là le problème. Bordel, je l’ai invitée à venir voir mon appart, pas à juger mon existence ! Ça lui arracherait la gueule un : « C’est joli ma chérie ! » ? « Quel travail tu as eu. Tu vas être bien. La vue est beaucoup plus dégagée ici. Bravo, ma fille, c’est un bel investissement ! » Mais non, la petite idée bourgeoise du bonheur : un pavillon de banlieue, un mari, deux enfants.
— Et puis, ça ne te pèse pas de vivre ici ? Je veux dire, les gens sont un peu…
Dodelinement caractéristique de la tête, qui se comprend bien lorsqu’on la connaît. Traduction : bof, bof (bizarres, cinglés, trop familiers, pas assez riches… et d’autres nuances plus subtiles mais pas plus positives).
Depuis, comme une conne, je remâche. Il aurait pourtant suffi que je lui demande clairement : « Sinon, mon appart, qu’est-ce que tu en penses ? »
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