Monsieur Roger
C’est encore moi, la grande folle du cinquième. Heureuse de vous retrouver, vous qui avez lu mon texte de la semaine dernière ;))). Avec mon voisin Louis, ça va toujours bien, merci, je vous vois venir, mais non. Peut-être une autre fois.
Aujourd’hui, j’ai un gros sac de victuailles à livrer chez monsieur Roger, notre voisin du dessus. Il s’appelle Roger Dubois. Je le connaissais peu avant le confinement, juste bonjour, bonsoir, mais compte tenu des circonstances, il m’a intimé de l’appeler par son prénom et comme je suis incapable de la moindre familiarité avec les très vieilles personnes, il est monsieur Roger. Tous les deux jours, tôt le matin, il m’appelle pour me dicter sa liste, et on partage un bon moment au téléphone. Tous les deux jours, en posant son sac en papier dans son entrée, je lui lance un petit truc humoristique pour signaler mon passage : « Monsieur Roger, c’est le facteur ». « Un colis pour monsieur Roger ». Tant qu'à faire, je m'occupe aussi des courses des deux mamies du deuxième, mais monsieur Roger est mon préféré.
Aujourd’hui, une fois n’est pas coutume, je commence par lui. Petite baisse de moral. Pas envie de me cogner les jérémiades, criés par l'entrebaillement de sa porte, de madame Fogelsong. Devant l’appartement 26, sixième étage, je fais passer tous les sacs dans la main gauche et actionne la poignée. Je me glace. Des halètements. Quelqu’un respire mal là-dedans. Mon sang ne fait qu’un tour, me reviennent toutes les peurs inculquées depuis quatre semaines, qui en cristallisent de plus archaïques. La maladie, la mort. Comment porter secours à quelqu’un ? Moi, à la vue du sang je m’évanouis. En stage obligatoire d’entreprise, je n’ai pas pu aller au bout de la formation aux premiers secours. Je pourrais appeler le 15 ? Le problème, c'est qu'il vont me poser des questions, ils voudront savoir ce qui se passe là-dedans : est-ce qu’il est conscient, est-ce que ses yeux sont révulsés, est-ce que l’horrible respiration fait des bulles avec le sang échappé des poumons, est-ce que vous l’avez mis en PLS pour ne pas qu’il s’étouffe, madame, nous sommes désolés, non, vous ne pouvez pas rentrer chez vous, une patrouille de nettoyeurs va vous emmener en quarantaine dans un gymnase…. Arrête de mater des films catastrophes, regarde, cela te rend incapable du moindre bon sens. Les sacs dégringolent, je m’apprête à courir demander conseil à Ludo, mais la porte bouge.
Elle s’entrouvre lentement. Les affreux bruits de gorge s’amplifient. La bonne tronche de monsieur Roger apparaît, un doigt sur la bouche.
— Que… ?
De l’index, il m’enjoint de le suivre, mutin, jusqu'au seuil du salon. Un peu inquiète tout de même, je me baisse, pose les genoux à terre, la tête sous la sienne, pour regarder par la fente de la porte presque close : une pièce de vieux dans la pénombre des volets descendus, une odeur douçâtre. Je percute avec un temps de retard. Les ahanements proviennent de deux voix mêlées. Une jeune fille, cassée en deux sur le dossier du canapé recouvert d’une courtepointe aux couleurs passées, se fait tringler par derrière par un gamin du bâtiment B. Le meuble grince, le cuir couine. D’elle, je ne vois qu’une cascade de cheveux noirs, une robe de coton légère et de fines chevilles.
— Mais ils ont quel âge, ces gosses ? soufflé-je.
— Je ne leur ai pas demandé leur carte d’identité, vous pensez bien. On s’en fout, non ? Permettez ?
Avec une irrésistible mimique de garnement, il pose ses deux mains sur mes seins. S’étant assuré de mon absence de réaction, il les malaxe doucement à travers mon pull léger. Je reste interdite, entre la séance qui se poursuit à côté, les cuisses qui se heurtent avec un claquement mouillé, et Monsieur Roger qui semble partir derrière ses yeux clos pour un voyage des mille et une nuits.
— Puis-je ?
Sous mon nez, monsieur Roger descend l’élastique de son sous-vêtement. La puanteur qui s’échappe de là me provoque un haut-le-cœur. De l’autre main, il attrape vivement son zibouiboui, une tête de tortue toute ridée qui peine à se maintenir à l’horizontale. Une bave épaisse s’écoule spasmodiquement de son bec tandis qu’il lui soutient le cou. Sans même essuyer le dégueulis tombé sur son short, en quantité infime, mais quand même, il y tasse sa chemise puis me toise avec un sourire de vainqueur, avant de m’indiquer silencieusement que les choses ont avancé aussi dans son salon. Les jeunes sont maintenant assis et se roulent des galoches profondes, un gros câlin qui préfigure la fin de leurs ébats. La jeune fille, c’est Lila, la fille de Khadija du quatrième. Lila est censée réviser son bac de français et s’occuper de sa petite sœur de six ans, pendant que Khadija travaille.
Monsieur Roger se hâte vers le bout du couloir. Je récupère mes sacs de course dehors et m’engouffre à sa suite. La cuisine se révèle identique à celle de mes grands-parents, surfaces en carreaux marrons, crédence de faïence rose, placards en chêne massif. Je réadopte les distances de sécurité, me savonne soigneusement les mains. La même vue sur la rue que chez moi, mais trois mètres plus haut. Monsieur Roger me surveille du coin de l’œil en déballant ses aliments. Lui ne s’est pas lavé les mains. Beurk ! Sa dégaine, en plus de son innocence affectée, me fait penser à un clown en pleine représentation. Imaginez un petit homme hirsute, couperosé, yeux bleus délavés au-dessus de ses lunettes de vue, pinçant des lèvres inexistantes d’un air faussement contrit. Il est vêtu d’un maillot de corps jauni que recouvre une chemise de trappeur à carreaux bleus, enfoncée bien profondément dans un short à élastique Décathlon en coton, lui aussi bleu marine. Des chaussettes blanches montent sur les jambes pâles, plissées. Les Charentaises sont percées à un orteil. Il remarque mon amusement, se méprend :
— Vous ai-je un peu émoustillée, ma chère ?
Je ne peux retenir un fou rire, tant l’assertion contredit mes pensées intimes. Cependant, camouflé derrière ses pitreries, il attend une réponse que je devine primordiale.
— Vous m’émouvez monsieur Roger, et je vous assure que c’est encore plus agréable par les temps qui courent.
— Ne dites rien de plus, je crois que je tombe amoureux. Je n’ai moi-même pas toujours été aussi émouvant, vous savez, j’étais un sacré amant du temps de ma jeunesse. Ma Myriam vous l’aurait dit si elle avait encore été là. Mais c’est vrai que vous avez déjà de quoi faire avec monsieur Valentin.
Je réprime un sursaut. Ses yeux clairs me narguent. Je dois en avoir le coeur net.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— J’habite au-dessus, je vous le rappelle. Avec ce beau temps, les fenêtres restent ouvertes.
— ET ?
— Non, non, ne vous méprenez pas, je suis très heureux pour vous. Loin de moi l’idée de blâmer quiconque. Les Pratout, vous savez, leur chambre est contigüe à la mienne, ils mettent la musique quand il leur prend des envies. Au début, je tapais contre la cloison, et je me suis aperçu que tout compte fait, je m’endormais mieux avec du rock and roll qu’avec les imprécations de madame et les rugissements de monsieur. Que voulez-vous, c’est la vie. Ce sont des besoins somme toute naturels. C’est pourquoi j’ai permis à ces jeunes d’utiliser mon appartement. Sinon, où voulez-vous qu’ils se retrouvent ?
— Vous êtes décidément un sacré voyeur, monsieur Roger !
— Ne tirez pas de conclusion hâtive, ma douce amie, je vous jure que les autres fois, je suis resté chez Khadija pour garder Sofia à la place de Lila.
— Qu’avez-vous fait de la petite aujourd’hui ?
— Elle a classe avec le petit Raphaël des Dublanc, du septième.
— Classe ?
— Oui. Cela m’a semblé étrange à moi aussi. Toujours est-il que les filles m'ont soutenu mordicus qu'une école a ouvert au sous-sol. Et comme je me suis trouvé tout seul à ne rien faire, je suis remonté dans l’intention de prendre mes mots fléchés (il montre le télé7jeux sur la table de bois foncée, à côté du sac de courses). Vous êtes arrivée sur ces entrefaites. Avec une bonne heure d’avance sur vos habitudes, entre nous soit dit.
— C’est que, j’ai un Face Time avec une copine ce midi, et j’ai préféré vous livrer en premier...
Je me rends compte que je suis en train de me justifier. Il a inversé la charge de la responsabilité, le vieux singe, et je n’ai rien vu venir. À l’autre bout de l’appartement, la porte d’entrée claque, m’affranchissant de ce moment saugrenu.
— Bon, j’y vais, comme je vous le disais, je n’ai pas fini ma tournée !
Je me précipite vers la sortie.
L’après-midi même, je raconte la scène au voisin. Nos bronzages se matifient à vue d’œil. Nous partageons mon huile solaire, laquelle transite entre les panneaux de séparation des terrasses, comme les chewing-gums ou les bonbons tirés de la réserve de sa fille. La frontière est devenue poreuse. Mon récit engendre un énorme rire qui attire Ludovic hors de sa tanière.
— Qu’est-ce qui vous amuse comme ça tous les deux ? Tiens, toi aussi tu bronzes nu, Louis ? Vous devriez faire attention, c’est mauvais pour la peau, c’est comme ça qu’on bousille son capital soleil.
Dans l’appartement du dessus, quelqu’un tousse.
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