Au bord du vide !
Ils annoncent un changement de temps pour la fin de semaine. Je n’ai jamais autant consulté la météo, pas vous ? Aurais-je développé une dépendance au balcon ? En effet, je suis en train de disposer mes petites affaires en prévision de mon après-midi nue, la serviette étendue sans un pli, la tablette à portée de main, la coupe de fruits à l’ombre, la crème, la trousse de manucure. Sans doute la dernière séance de bronzage, couleur de regret. La pluie et l’imminence d’un déconfinement sonneront-elles le glas de ma chronique ?
Un coup d’œil à côté, pas de voisin. Au temps pour la chorégraphie façon striptease que j’avais préparée au cas où. Le déshabillage langoureux au ras du sol sera recyclé ce soir en effeuillage sur notre lit, pour Ludo. Je me désape rapidement sans chichi. Choc thermique ! Ma peau se révolte et se tend. Mes seins adoptent une position avantageuse. Au bout d’un mois d’escaliers, comme monter me semble de plus en plus facile, j’ai ajouté un exercice de « porter de cabas de mes vieux », à bout de bras, de chaque côté puis devant. Pour les pecs. Je sais que mes fesses sont devenues canon. La jupe raccourcit, les décolletés plongent. Vise la Bombasse. Je poursuis l’inspection : bras fermes, ventre plat, peau sèche sur les jambes. On va commencer par une bonne séance de crémage hydratant intégral.
Soudain un frelon pique droit sur moi. Je m’aplatis au sol. Il se pose sur la porte-fenêtre. Merde, il paraît que la piqûre est terriblement douloureuse, possiblement mortelle. Souffle retenu, je l'observe évoluer sur le carreau. Il s’envole, effectue trois tours du balcon en rebondissant sur les murs comme s’il cartographiait mon territoire. Je me recroqueville, dégage, putain ! Il obéit. Je respire. Tape sur Google : frelon. Le mien était asiatique, si j’en crois les photos, un peu plus petit et plus noir que le frelon commun. Un frelon fin avril à Paris, décidément, le monde devient dingue ! Se méfier de tout ce qui vient de Chine : les bêtes, les virus, les contrefaçons, les manipulations politiques par internet… Fermeture des frontières !
Je plaisante ! En plus je ne suis pas trop bien placée sur le créneau des déplacements. J’abuse un peu, question "attestations dérogatoires". Tout à l’heure, je dois encore aller à la pharmacie pour mes assistés : monsieur Roger, madame Fogelsong et madame Fleury. Ludo commence à râler de me voir sortir tous les jours. Je ne lui avouerai pas que je n’ai cette fois sur ma liste que du produit pour dentier, une lotion et des pilules bleues, il en ferait une maladie. Quoi ? Ce sont des produits de première necessité à leur âge ! Il dit que je vais finir par L’attraper et que je mourrai dans d’atroces souffrances, avec mes poumons qui se remplissent d’eau, au bout d’un mois de coma. J’ai essayé d’objecter que si j’étais dans le coma, je ne souffrirais pas tant que ça, mais il m’a accusée de mauvaise foi. Il ne veut pas me perdre, modère-t-il. Il ne voit pas que le déclin redouté s’étale sous ses yeux ? Que l’enfermement me tue à petit feu ? Comment vivre avec un balcon pour seul espace de liberté ?
Soudain, tout cela me devient insupportable. La frustration m’envahit. Un vent de révolte me met debout, me pousse à m’agripper au bord du verre sécurit. Je monte un pied sur la chaise en teck, passe l’autre sur la rambarde de l'autre balcon. Je me retrouve vautrée sur le tranchant de la cloison, la surface dure glaciale coincée entre mes genoux et mes coudes serrés. Maintenant, passer la tête. Le voisin se lève précipitamment de son canapé, son visage affolé me fait revenir à la conscience du réel : la rue cinq étages plus bas, la vue des témoins sur mon cul, ma position ultra ridicule. Plus le temps de réfléchir, je lance la main gauche vers l’avancée de béton au-dessus, ramène mon deuxième pied, et saute.
Il me reçoit, ou plutôt je fonds sur lui, les bras autour de son cou, les cuisses enserrant ses hanches. Mon corps ne reconnaît pas cet autre corps. Le sien me rejette sensiblement, je l’encombre au point que je crains qu’il balance mes soixante kilos par dessus bord. Mes membres disloqués sur le toit de la voiture du policier de la BAC, sa Saab adorée, au flic du troisième. Mon cœur bat la chamade de peur rétrospective. J’ai une absence, soudain. Lui, si souriant les jours précédents, arbore une grimace stupéfaite. Mais bordel, qu’est-ce qui m’a pris ? Heureusement, je suis tombée sur un être chez qui la civilisation surpasse l’instinct, et qui propose : « Tu veux un verre ? »
Je l’accompagne à l’intérieur. Il attrape au passage un masque et l’ajuste avec soin, va se laver les mains à l’évier. Un gilet de femme posé sur une chaise, des photos d’eux trois : lui, elle, la gamine. Qu’est-ce que je fous ici ? Je veux me retrouver à la maison, revenir dix minutes avant, effacer ce morceau-là pour toujours. J’écarte l’hypothèse de repartir par le même chemin. Impulsive, mais pas kamikaze. Je ne peux pas non plus sortir dans le couloir comme ça et sonner tranquillement à ma porte, Ludo est certes obtus, mais pas au point de croire que je vais enfiler les corridors de notre bâtiment en tenue d’Eve pour me rendre chez mes vieux. Le voisin se pointe devant moi avec un balai, agite le manche sous mes yeux. Vraiment, ce n’est pas le moment ! Il réalise que j’interprète mal son intention et éclate de rire :
— Mais non, t’es vraiment complètement folle ! Viens.
Il se voûte puis, sur la pointe des pieds, mystérieux, il entonne l'air de la panthère rose, le dessin animé : toutloutoulou, toulou, toutloutouloutoulou, touloutoulououououou, talalalala pam. Il fait mine de vérifier que personne ne traîne dehors, approche prudemment du centre névralgique de nos échanges coupables, y glisse le manche à balai par le trou, atteint mon T-shirt, le ramène et me le tend. Même chose avec mon pantalon. Riche de ces deux pièces, je me dirige vers l'emplacement vraisemblable de la salle de bains, en n’omettant pas de remuer avantageusement du popotin, au cas où. Dans leur chambre, le lit est défait. J’ignore la vasque entourée de ses produits à elle et utilise le côté de Louis pour me passer de l’eau sur les joues. « Le voisin » est redevenu Louis. Toute idée d’une aventure extraconjugale, si elle m’avait jamais effleurée, s’éloigne. Me voilà rhabillée.
Nous choisissons une bière chacun, dans le frigo presque déserté par la nourriture, mais bien approvisionné en boissons : Triple Karmeliet, Kwak, Vivat, Parisis rousse, Guinness… Une blonde pour moi, pas trop forte, une Goudale. Tandis que je savoure la première gorgée, Louis lance une session YouTube sur son ordi. « Such a perfect day ». lI m’invite à le rejoindre sur le balcon. Je vérifie que personne ne traîne aux fenêtres de la barre d’en face et me détends. Je souris même. Ma connerie n’aura pas de conséquence. Louis me rejoint. Il me fixe en secouant la tête : n’importe quoi ! Je suis d’accord avec lui, je hausse les épaules : je ne sais pas ce qui m’a pris. Il ne me lâche pas des yeux, s’assied sur le rebord de la baie vitrée, pose sa bière, retire son masque et entreprend de rouler son t-shirt sur ses abdos, en rythme avec la musique, puis il déboutonne lentement son jean et s’étire en passant sa langue sur ses lèvres. Hé, mais c’était mon idée ça !
Ses poils sont noirs et longs. Mes mains picotent. Jouer avec sa toison. Le désir s’empare de moi, pourtant je reste à distance. Et d’un seul coup, je n’y tiens plus, je me précipite vers la sortie, sonne à ma propre porte, invente un bobard à l’attention de Ludo qui n’en demandait pas tant : « Ah, cette Fogelsong, il lui manque toujours un truc, je me dépêche, je vais rater le soleil ! ». Sur la playlist du voisin, me nargue Léonard Cohen, "Ring the bell".
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