Les voisines
Vous vous dites : c’est bon, ça tourne à la routine leur truc. C’est ce que je médite aussi, ma tasse de café à la main, devant le spectacle d’une pluie fine sur un ciel gris. Retour sur terre, ma fille. L’égalité des sexes n’implique pas qu’on se laisse gouverner par notre vagin comme les mecs par leur queue. Le clito en l’occurrence, c’est tout ce que le voisin parvient à exciter dans nos jeux à distance. Tiens, c’est peut-être pour ça que j’ai bondi chez lui, au risque de perdre la vie, un manque vaginal ?
À oublier. Un moment de honte est vite passé, comme disait ma grand-mère. Il fait frais par la fenêtre entrouverte, j'aurai besoin de ma gabardine pour aller au supermarché.
Quelque chose apparaît à l’angle de mon champ de vision. J’accommode. Un magazine, tendu par un bras invisible. Il me guette ? Il a senti l’arôme du café ? Non, il a dû m’entendre me moucher. Pas envie de me montrer ni de faire la causette, là, toute chiffonnée dans mon pyjashort fleuri. Je me contente d’allonger la main au travers de la fenêtre pour saisir le papier glacé, et reconnais une publication psycho-zen-bien-être à la mode. Il croit que je suis cliente de ces conneries new-âge ? Vexée, je m’apprête à offrir au cadeau un retour par le chemin inverse, quand je remarque un des sous-titres : « Tantrisme, et si on se confinait ? » Bon Dieu, il a de la ressource, le voisin, juste au moment où… Bon, de toute façon, avec ce temps, pas question d’aller jouer dehors pour attraper la mort. En route vers la douche, je glisse le magazine entre le coussin et le dossier du canap. On verra plus tard.
Je vous ai quittés samedi, avant de descendre à la pharmacie acheter de la colle à dentier et « des pilules bleues ». Bien sûr, vous aviez tiqué, sans oser demander. La conclusion à laquelle vous êtes parvenus me gêne, c’est pourquoi je m’empresse de vous détromper. Récit olé, olé, d’accord, mais sordide, non merci ! C’est de ma faute, j’ai sauté l’épisode où j’ai bien malgré moi joué les marieuses.
Après ma mésaventure dans l’appartement de Monsieur Roger, j’ai pris l’habitude de le livrer le matin directement chez Khadija. J’évite ainsi de croiser « les jeunes », ses protégés amoureux, et surtout, j’espère contrecarrer ses tendances à la curiosité malsaine. Nous nous attablons dans la cuisine de l’infirmière pour bavarder jusqu’au retour de "l'école" de la petite Lila.
Les cours sont prodigués de dix heures à onze heures et demie par madame Ducamp, retraitée de l’Éducation nationale, tout comme son mari qui, pour sa part, enchaîne avec le soutien aux collégiens. Ils ont organisé une salle de classe clandestine dans le garage de Sylvain. Du point de vue matériel, le fait que ce soit le seul de la résidence où l’électricité ait été amenée a certainement pesé. Il eût été moins facile de maintenir la concentration, avec une minuterie éteignant la lumière toutes les quatre minutes trente. Voilà qui explique pourquoi la Tesla de Sylvain stationne dans la rue depuis deux semaines.
Sylvain, c'est l’utopiste de la résidence, ainsi que sa caution écologique. On le laisse développer ses projets, dans une certaine mesure, ce qui nous dispense de tout geste supplémentaire pour l’environnement. Sa dernière lubie : installer un compost à l’angle du B. La plupart des habitants accomplissent l’effort d’y déposer des épluchures, le gardien recouvre périodiquement le tout avec les tontes de pelouse. Il y a relativement peu de plaintes concernant l’odeur, les plus gênés doivent se dire qu’après les poules, les déchets verts représentent un moindre mal. En effet, la précédente entreprise de notre environnementaliste maison, un poulailler, a fait long feu. Au début, les familles emmenaient les enfants admirer les jolis poussins. Un peu moins les poulettes arrogantes. Plus du tout les bêtes agressives se bouffant entre elles avant même d’avoir pondu un seul œuf. Caquètements frénétiques, poursuites, difficile de faire croire aux gamins que les volatiles déplumés, écorchés, décharnés, chahutaient.
Le compost, par contre, a l’air pérenne. Sylvain vérifie la conformité des ordures en pataugeant dans le carré nauséabond. À la fin de l’hiver dernier, il a cherché de l’aide parmi les résidents pour épandre le précieux humus décomposé au pied des arbres et des massifs, avant de convoquer en fin de compte quelques copains de meilleure volonté. Par scrupule, personne ne s'est manifesté de toute la journée, mais nous avons tous suivi l’avancée du chantier. En outre les représentants de la copro ont alloué un budget de location de brouettes et autres fourches. Il paraît que notre jardin se trouvera bien du traitement.
Sylvain a eu une copine. Elle se baladait en sari, sandales de cuir, avec une tresse épaisse piquée de fleurs artificielles. Par égard pour notre sympathique olibrius, nous la saluions aimablement, et le syndic, prompt à dénoncer le moindre linge suspendu, a toléré les guirlandes de fanions tibétains flottant à leur balcon.
Voilà comme nous devisons à propos des habitants de l’immeuble, avec Monsieur Roger, chez Khadija. Je lui parle aussi de mes deux autres "clientes", madame Fleury et madame Fogelsong. La première se sent bien seule depuis que ses enfants sont partis, et la deuxième a élevé l’enfermement en religion. Jamais je ne me serais doutée que, sans m’en avertir, mon protégé serait allé faire la connaissance de Madeline Fleury. Ils ont si bien manigancé tous les deux que je n’ai rien vu, jusqu’à ce que Madame Fogelsong me demande perfidement de derrière sa porte :
— Vous savez que le vieux monsieur du sixième passe ses journées à côté ? Il y est d’ailleurs en ce moment.
— Qui ça ?
— Monsieur Dubois, celui qui garde la fille Bédia quand sa mère va travailler. Pendant que la grande retrouve son petit ami… Si c’est pas honteux, tous ces inconscients qui vont nous apporter la maladie dans l’immeuble.
M’estimant trahie, je sonne illico chez madame Fleury :
— Vous n’avez rien à me dire ?
Sa peau diaphane rosit, elle me signifie avec des battements de mains de parler moins fort et s’efface pour me laisser entrer. Mon monsieur Roger est là, à la table du salon, sous le lustre en cristal, avec ses mots fléchés, tranquille !
— Ah, vous voilà, chère petite amie ! Nous parlions justement de vous, avec Madeline.
— Vous vous félicitiez de m’avoir bernée, je suppose ?
— Voyons, au contraire ! Nous nous disions que nous pourrions grouper nos achats, afin de vous faciliter la tâche.
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, il n’est pas très prudent que je me déplace de la sorte en pleine pandémie, aussi avons-nous pensé que je pourrais m’installer ici, le temps que tout rentre dans l’ordre ?
— Et Madame Fogelsong ?
C’est tout ce qui me vient, j’aurais plein de questions, mais ma première préoccupation concerne les commérages de la voisine. Quel mufle je fais !
— Fogelsong, la pauvre vieille ! déplore monsieur Roger, elle se rend malade à tout surveiller comme ça ! D’autant qu’elle se trouve au mauvais étage, le deuxième est singulièrement devenu le centre névralgique de l’organisation clandestine, avec les Ducamp qui se relayent à la cave pour faire classe. Pour son bien, il aurait fallu pouvoir séparer les transgresseurs de la Stasi. En ce qui nous concerne, le qu’en-dira-t-on nous indiffère, n’est-ce pas Madeline ?
— Absolument !
— Remettez-vous, ma mignonne ! Les vieux aussi, ça tombe amoureux, vous savez ?
— Mais avouez que tout ceci est très soudain, monsieur Roger, avez-vous bien réfléchi tous les deux ?
Je m’adresse plus particulièrement à madame Fleury, si délicate, si effacée, si délicieuse, toute de dentelle vêtue. Elle ne se doute pas de ce que moi, j'ai vu. Le vieux singe me coupe encore l’herbe sous le pied :
— Ce sont les bourgeoises coincées qui sont les meilleurs coups.
— Voyons, Roger, à nos âges ! tente timidement sa compagne.
— À nos âges justement, on doit rattraper le temps perdu. Ça m’étonnerait qu’on s’amuse beaucoup là où on va !
Je me bouche ostensiblement les oreilles, chasse les images. C’est un peu comme d’imaginer ses parents « le faire ». Je m’y refuse. L’appareil de Monsieur Roger en gros plan cinémascope, j’ai déjà donné. Non, non, pas cette image-là ! Comme s’il infiltrait mes pensées, le vieux dégoûtant me fait un clin d’œil. Mes tempes battent.
— Comme c’est mignon ! Regarde Madeline, elle rougit comme une collégienne !
Zut de zut, il ne va plus me lâcher après ça. Il est du genre à exploiter son filon jusqu’au dernier minerai, à me poursuivre de ses sarcasmes jusqu’à la fin des temps.
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