Entre-deux
Je me réveille à l’aube, une aurore avant six heures du mat en ce printemps idéal pour les agriculteurs, chaud, arrosé, dommage que personne ne cueille ni ne consomme leur production, vraiment c’est pas de pot, pour une fois qu’ils ne subissaient ni gelées tardives, ni inondations, ni orages de grêle ! Le mieux serait de me rendormir. Las, l’article du voisin m’obsède, son titre danse derrière mes paupières fermées : « Tantrisme, et si on se confinait ? 10 exercices simples pour vous y mettre ». Est-ce qu’il a acheté le magazine exprès en pensant à moi ? À nous ? Ou sa femme est-elle abonnée ?
Résignée à abandonner ma nuit, je me traîne hors de la chambre. Mais où est-ce que j’ai mis ce machin ? Derrière le canapé, rien. Il me semblait pourtant… Ce putain de confinement me fait perdre non seulement la notion du temps, mais aussi la mémoire. Plus rien ne surnage dans ce flou, à part des théories médicales dont pas une ne résiste à l’épreuve des faits. Je ferais mieux d’aller me recoucher, quand la journée commence comme ça, autant ne pas insister. Pourtant, j’éventre la table basse, bourrée jusqu’à la gueule de revues et de courriers, certains même pas ouverts. Je fourre à la même place les piles approximatives. Tiens, un paquet de biscuits vide. Poubelle. Par acquit de conscience, je revérifie le canapé, coussins amenés au sol, que des miettes, un bon coup d’aspi à passer là-dedans. J’aurai aussi vite fait de trouver des infos sur internet.
Pendant que le café coule, je lance la recherche. Mazette, le nombre de pages qu’ouvre le mot « tantrisme » ! Je navigue superficiellement. Des vidéos : je ne veux pas réveiller Ludo avec du son. Et puis la gueule du mec, genre gras gourou satisfait, non merci.
Alors… voyons voir : doctrine Indienne, fusionner le corps et l’âme, faire monter l’énergie sexuelle, extase… très bien… contrôle de nos désirs et de nos plaisirs. Tout à fait moi ces derniers jours ! Pan, prends ça la folledingue.
Se mettre en condition avec un bain, manger des fruits et légumes, aménager un endroit confortable avec des coussins, des bougies et de l’encens, une musique, une lumière tamisée… solliciter tous les sens. OK, cette partie va passer à l’as, mon balcon n’est qu’un balcon. Pas d’onglet « tantrisme en extérieur », par hasard ? Mais si ! Baiser un arbre : collez votre ventre à son écorce pour prendre un peu de son énergie à travers le dan tian en respirant profondément. Fusionnez autant que possible avec ce partenaire vivant. À garder dans un coin de ma tête pour quand tous les hommes seront morts. Next.
L’amour tantrique peut consister en un rendez-vous coquin avec soi-même. En gros, tu te masturbes et tu t’arrêtes avant l’orgasme. Jusqu’à neuf fois d’affilée. C’est une école de la frustration leur truc ? Dans leurs exemples, c’est plutôt l’homme qui apprend à jouir sans émettre de fluides. Pas si initié que cela le voisin alors, si je fais le compte de toutes ses éjaculations de plein air. À sa décharge, tous les reportages soulignent qu’une maîtrise parfaite requiert des années de méditation. Yoga conseillé ! Érotiser sa respiration. Sérieux ? La messe est dite. Moi, perdre du temps assise par terre en position du lotus, ça m’emmerde, en plus je suis aussi raide qu’un pare-chocs. Private joke, le pare-chocs : il y a cinquante jours, j’étais chef d’atelier dans une carrosserie automobile, je ne sais plus si je vous l’ai dit. On a fermé faute de pièces détachées.
Je scrole... Ah, voilà ! Enfin des exercices concrets : mouvements de va-et-vient avec son bassin, autocaresse des mamelons, position du chat. Allez ! J’ai compris où il a trouvé ses trucs, le voisin, il doit pratiquer avec sa blonde. Les femmes amplifieront leur plaisir et celui de leur partenaire en travaillant leur périnée. Beurk, ça m’embarrasse toujours de lire « périnée ». Ce sera bien le seul mot de ce tissu de conneries qui aura provoqué une réaction. Vraiment pas emballée. Sauf par le cheese cake à la mangue, dont la photo appétissante me nargue en pop-up, je clique, c’est le nappage cerises griottes qui donne cette couleur vermillon. Je referme toutes les pages Google ouvertes, efface mon historique. Heure du petit-déj.
Etre en forme. Ce matin, je passe au garage examiner les consignes Covid avec le proprio et la directrice du groupe. Je suis prête. On a anticipé. Les deux employés que j’ai pu garder en présentiel ont bien bossé : ma secrétaire a blindé les agendas de redémarrage, et l'équipier responsable de l’entretien des machines a fait du zèle en rangeant tous nos stocks. On aura de l’avance sur l’inventaire pour une fois, pas besoin d’entasser de la quincaille non comptabilisée dans les coins. Lundi, la reprise ! J’ai hâte de retrouver les copains, le poids des outils au bout des bras, la gangue rassurante des chaussures de sécu, l’odeur de peinture, les repas réchauffés au micro-ondes, la chanson française dans le transistor, Kevin qui râle pour que le vieux Sergio s’achète un casque et arrête de le gonfler avec « radio Yannick Noah ». Qu’est-ce qu’il me manque, mon boulot ! Encore trois jours.
Et attends, tu t’en sors bien, toi, au niveau vie sociale, avec tes tournées des anciens, ton voisin et ton Ludo. Rappelle-toi dans quel état est Cécile. C'est vrai, elle, elle morfle. Le pire est qu’elle aurait pu reprendre le travail il y a deux semaines, si son chef n'avait pas joué les prolongations. Il leur a dit : « Pour une fois que l’état vous paye à ne rien foutre, profitez de votre statut de fonctionnaires ! » Je ne comprends pas, perso. Une concession automobile doit bien vendre des voitures, non ? Que mes impôts financent le chômage partiel de ce glandu planqué à la Baule en famille, alors que les vrais fonctionnaires justement font tourner le pays, ça me débecte.
Cécile est responsable de vente du secteur « véhicules d’exception ». C’est par le boulot qu’on est devenues amies. Je m’occupe de rendre à ses bijoux tout leur clinquant. En ce domaine, il n’y a pas meilleure que moi. Et pas meilleure que Cécile comme commerciale. Une belle plante pour faire craquer les vieux beaux. Elle respire contacts, sourires, séduction. Par contre elle est hyper coincée quand il s’agit d’aller plus loin. Elle ramasse à la pelle, mais elle ne ramène rien. Le contraire de moi : ce que je pêche, je le bouffe. Tiens, le tantrisme, ce serait bien un truc pour elle. Je parie qu’elle connaît, en adepte des délires orientaux, yoga, bouddhisme zen et compagnie — un peu moins depuis qu’elle a appris le massacre des musulmans en Birmanie —.
Je vais essayer de la brancher sur le sujet, pour changer du "virus". Elle n’a que cette conversation en ce moment. Notre rendez-vous Whatsapp de ce midi me déprime par anticipation. Il va falloir la reconvaincre que non, des troupeaux de virus, tels des midges assoiffés de son sang, ne se planquent pas sur les gens pour lui sauter dessus. Je ne me doutais pas qu’elle psychoterait à ce point, d’habitude elle est toujours à se marrer. À regretter que mon mariage étouffe mon "grain d’excentricité".
Justement, le soir venu, Ludo propose de mater une série au lit, avec des chips sur un plateau. Le summum de la décadence, dans sa petite tête. Pour peu qu’on ait droit à une scène un peu chaude sur le mini écran, on s’inventera une suite plus ou moins réussie sous les draps. Je pensais m’être installée avec un homme, et je me retrouve avec un ado. Qui me cache des choses, maladroitement, qui plus est. Mais comme la série est bonne, j’abdique, me blottis contre mon mari et m’apprête à en finir avec cette longue journée. Un léger gargouillis remonte le long de son intestin. Je pose la main pour sentir l’air déformer ses boyaux. Dans un élan de tendresse, je colle mon oreille sur son abdomen beaucoup moins musclé que celui du voisin, de façon faussement innocente, car je sais que son pénis réagira dans la seconde, dressé qu’il est à répondre à mes avances les plus infinitésimales. Alors que le salut au drapeau s’amorce, je caresse son torse glabre. Pourquoi est-ce que je m’évertue à cette chasse au poil, au point de raser Ludo et de lui épiler les couilles ? Au-delà de la satisfaction de le voir souffrir autant que moi des dictats de la mode ? Cela lui irait aussi bien qu’au voisin, les tapis.
— Lu, tu sais que je t’aime ?
— Oui.
— Oui ?
— Oui. Je ne suis pas inquiet.
— Et elle ?
Il n’a pas le culot de demander de qui je parle. La mèche est en place, je n’attends qu’une étincelle. Futé, Ludo évite le piège.
— Elle ? Une ex du lycée. Je m’amuse un peu. Elle est très frustrée et super bonne, tu veux que je te montre ?
— J’ai déjà vu.
— Je sais, tu as checké son profil, mais on peut s’amuser tous les deux, non ? Viens voir comment on va la faire grimper au rideau !
Il met le film sur pause, se redresse en me bousculant, s’assied de son côté du lit, place son ordi entre nous deux, active le raccourci Facebook, tape un message laconique qu’il me montre : « T’es chaude ? »
— Alors c’est pas sérieux ? j’insiste.
— Tu rigoles ? Si ça avait été sérieux, dis-toi bien que tu n’aurais jamais rien su, ma petite espionne d’amour. J’adore te rendre jalouse !
Et là, il sort de sous sa pile de dossiers mon magazine égaré et l’agite devant mon nez. Je le déteste. Je me déteste.
Ti Ling ! Elle mord à l’appât. Ludo lance sa compil Doc Gynéco. Mon mec a des sons pour tous les moments de la vie, et son flow de sexe préféré, c’est Doc Gynéco : Viens voir le docteur, Ma salope à moi, J’aime traverser tes sens, Frotti-frotta… dans cette veine-là. Je ne sais pas si je dois me sentir vexée ou soulagée qu’il lui serve un menu identique au mien. Il active la caméra, m’exclut du cadre, tout en inclinant l’écran à mon intention.
— Tiens, tu n’es pas avec ta chérie ce soir ? susurre la belle.
— J’ai trop envie de toi, montre-moi tout…
Direct. Il n’enrobe même pas un peu le truc. De bonne composition, elle se désape tandis que je le vois commencer une gymnastique bizarre avec sa langue à travers ses doigts, comme un serpent, sur le cartouche dans un coin de l'écran. C’est atroce, vulgaire et tellement drôle. En gros plan, la vache laitière soupèse ses énormes mamelons, elle les pelote par en-dessous sinon ils chuteraient hors champ. Sa langue s'agite frénétiquement autour de son rouge à lèvres fuchsia. Un baiser tout sauf tantrique ! Lentement, elle abaisse son téléphone : nombril, chatte, image fixe. L’épilation date d’avant le confinement, façon moustache, elle a raison Cameron Diaz, les poils pubiens représentent un « petit rideau » bienvenu pour cacher les vagins qui ne sont plus de première fraîcheur. La bouffonne écarte avec deux doigts des lèvres violettes et boursouflées. Tu m’étonnes vu ce qu’elle s’astique ces derniers jours. Son autre main vient s’interposer entre la caméra et sa boule rose, je suppose qu’elle a installé une perche. Organisée, la salope ! J’en ai assez découvert de son anatomie, d’autant que là-bas en bas, mon ami commence à faire des siennes. Toi, tu m’appartiens, attends un peu. Je glisse sans bruit sur la moquette, en prenant garde de ne pas faire bouger le matelas ni tressauter l’ordinateur. Quoique la garce est tellement occupée d’elle-même qu’elle ne remarquerait rien. Je contourne le lit à quatre pattes, viens insinuer ma tête entre les jambes de mon Ludo, léchouille son gland, puis remonte la langue le long de sa verge, redescend, suçote mon petit soldat, chatouille ses boules bien dégagées, et les lèche aussi. Voilà pourquoi, l’épilation.
La pute Edith soupire fort, je l’entends quémander d’une voix étranglée :
— Descends l’image, s’il te plaît !
Ludo repousse mon front, je tombe à la renverse pendant qu’il cadre son sexe au garde à vous, le portable posé sur ses genoux.
— Tu as mis du lubrifiant ? Hum, c’est bon !
Vas-y, excite-toi sur ma salive, chienne. Tu as peut-être une bonne image, mais pour le goût, t’es loin du compte. Hé toi, mon Lu, ne pars pas !
Comme mon homme a les yeux qui se révulsent un peu trop, je le fais revenir en lui mordillant les orteils. Il se tortille, me signifie d’arrêter, mais il est à ma merci : l’une de ses mains tient l’ordi, l’autre s'active à une branlette à l’attention de sa catin. Je lui tire les poils des mollets. Tu n’avais qu’à apprendre les plaisirs de l’âme, toi qui m’as volé mon magazine, tu aurais eu les mains libres. Alors, je passe aux choses sérieuses. Massage sensuel, de l’intérieur de ses genoux au plus profond de ses cuisses, zoome, idiot, tu vas te faire chopper, mes paumes sous ses fesses, progressant vers son périnée. J’appuie. Un peu tendu, non ? Mes cheveux glissent sur ses jambes, l’ordi pesant sur mon crâne, il ouvre les cuisses, la beauté blette gémit, elle croit que c’est pour elle, il est mûr mon Ludo, elle râle : « Je ne te vois plus, viens, viens », l’appareil s’échappe, sombre au sol. Ludo m’attrape sous les bras et me remonte contre lui, à ma place. Adios, Édith. Continue à meugler dans le vide, tu nous galvanises, voilà longtemps que nous n’avions pas été ainsi dédiés l’un à l’autre, dans un oubli du monde tel que nous n’y reviendrons pas tant qu’une once d’énergie nous animera.
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