Libérés, délivrés
On tient le bon bout, le bout du tunnel, ça s’en vient, ça sent bon… la libération pour de vrai.
Dimanche 17 mai. Une semaine après la fin du Grand Confinement, on s’offre une fête de l’immeuble DANS LES CLOUS, sur notre parking. Je ne vous dis pas l’organisation. Nous avons attribué une place de stationnement sur deux à un résident ou à une famille, afin de matérialiser la distanciation requise. Hier, les voitures ont été délocalisées devant la supérette. Seuls deux réfractaires ont laissé les leurs. À leurs risques et périls.
Le gardien a retiré tous les trucs qui encombraient l’entrée du bâtiment A. Exit la planche montée sur tréteaux, comptoir des échanges où transitaient biens et marchandises : les aliments que madame Belin, diabétique strictement confinée, a offert à qui les voulait parce que son mari ne gérait pas les courses et ramenait « tout ce qu’il trouvait ». Les accessoires de cuisine faisant défaut à monsieur Guillou, un célibataire habitué des repas pris à l’extérieur, mais qui a décidé de se mettre à cuisiner des produits français, par exemple des huîtres qu’il ne pouvait pas ouvrir. Des bonbons. Des bouquins. Tant et tant d'autres choses qui nous ont rendu la vie plus facile... plus douce.
Il a fallu ôter les publications scotchées à la sauvage. Dommage, elles faisaient l'agrément de nos passages aux boîtes aux lettres.
Sur l'appel des couturières de l’association « blouses pour l’hôpital », le conjoint de la responsable, Arthur Grimberg, boute-en-train reconnu, avait ajouté à la main : « Si moi j’y arrive, pourquoi pas vous ? (aucun mérite, c’était ça ou gérer les devoirs du petit !) »
Un autre malin avait pris l’habitude d’afficher un dessin humoristique par jour. Sur le dernier, un gamin regarde un adulte, chapeau de paille et salopette, déterrer une carotte. « Sérieux, on va bouffer des trucs qui ont traîné par terre ? On en est là ? »
Tout n’a pas été drôle, évidemment, on a aussi eu notre lot de dénonciations anonymes, lesquelles se sont égayées peu à peu de smileys au point de devenir illisibles. Seul le message qui attaquait Khadija a été immédiatement barré d’une inscription au feutre rouge : No pasaran ! Cette riposte a marqué le chant du cygne de notre hater maison.
Ludovic incrimine le flic du troisième. Pour lui, un flic de la BAC est forcément raciste. Mais moi j’en doute. Le gars a l’air sympa : même en ces temps difficiles pour la maréchaussée, il sourit quand on le croise avec son chien. Réservé, mais clean à mon avis. Pour l’heure, il déplie deux chaises sur le parking. Une ado, sa fille sans doute, tient en laisse le jeune berger rendu joyeux par l'agitation et quémandant des caresses, loin de l’archétype du mastiff d’attaque. Elle rôde autour de la parcelle de Khadija, dans le but d'attirer l'attention des tourtereaux épaule contre épaule, absorbés par un smartphone. Ils ont l’air très sages.
Notre policier a intercédé auprès de la municipalité afin d’obtenir des barrières et une autorisation. Ludo dit qu’on fait ce qu’on veut dans une propriété privée, néanmoins, on a une belle affichette signée du maire sortant-resté en poste, ce qui n'est pas rien en cette période de réglementation contradictoire, apothéose du « fonctionnement institutionnel pathologique des rouages administratifs de la machine-état française », selon l’expression de Mick, notre copain émigré à Montréal.
Pour lui donner raison, il est désormais possible de se balader, mais seulement dans les endroits les plus fréquentés et sans s’asseoir. Logique : quand tu marches, le corona, il ne peut pas te poursuivre, il n’a pas de pattes. C’est pour ça qu’il s’en prend aux vieux, un vieux ça se repose, ça regarde le ciel, ça patiente sur un banc… Or le virus, il a le mal de mer sur un véhicule en mouvement. Imagine l’officier de conduite de tir qui règle sa mire : « cible en vue », la tourelle : « escouade numéro 1 222 335 004, à vos postes », le pacha prêt à donner l’ordre d’attaquer. Mais pile à ce moment-là, toi tu te mets à bouger, eh ben tu déglingues leur radar ! Ne t’arrête pas, malheureux jeune, pour saluer tes potes ! Qu’est-ce que t’as pas compris dans « ne pas stationner sur la voie publique » ? Quoi, le mètre de distance ? Quoi le masque ? P’tit con, ça c’est valable dans les magasins. N’invente pas d’arguments fallacieux, comme celle qu’on a chopée étalée au beau milieu d’une plage. Verbalisée ! Station interdite ! Qu’est-ce qu’elle n’a pas compris dans le concept de littoral « dynamique » ?
Ouh là ! Je débloque complètement, à m’énerver toute seule, alors que les voix s’animent autour de moi.
Midi est à peine passé, et la plupart des emplacements sont déjà investis. Dire que nos habituelles fêtes des voisins ne démarrent jamais à l’heure ! Quelques nouvelles têtes, beaucoup d’absents : il nous manque les plus âgés, les malades chroniques, ceux qui craignent encore la contagion. Les risques sont pourtant réduits, dans la mesure où chacun apporte son repas et sa vaisselle.
Qu’importe, en bas, on a tous la banane. Pas un sourire poli ou fabriqué, juste le contentement qui s’affiche. On est bien ! On n’en revient pas d’être si bien, d’un bonheur primitif, limbique. Comme un chimpanzé épouille un congénère. Comme un voyageur regagne son foyer. Comme un convalescent réchappe de l’hôpital étourdi, étonné de reprendre pied. On ne sait plus trop parler, les formules d’avant sont abolies au profit de paroles sincères, preuves d’un authentique intérêt. J’en chialerais sous le masque que je viens d’enfiler, en aspergeant mes mains de produit hydroalcoolique. J’arrache le scotch d’un carton de six bouteilles et en attrape deux. Ma mission : monter servir une coupette de mousseux aux ultimes confinés. Cécile manifeste son envie d’aider : « Je ferai un peu connaissance, comme ça ». C’est l’autre évènement qui me comble de joie aujourd’hui : elle achète l’appartement de monsieur Roger. L'affaire s'est conclue en moins d’une semaine. Le temps réaccélère.
D’après le tableau que je lui ai brossé de l’immeuble, sa curiosité ne m’étonne pas. Du coup je me demande si je ne lui ai pas vendu du rêve. À vrai dire, avant ces deux mois, je n’en pensais pas grand-chose, de mes voisins, mais là, tout de suite, je les aime. Non, je ne suis pas encore saoule, seulement émotive.
L’apéro commence et c’est un bordel ! On s’apostrophe. « Ta mère, ça va ?... Tant mieux ! » « Nathalie, à ton avis, l’aquagym reprendra avant la fin de l’année ? » « File-moi ton numéro, j’entends rien ! » Les téléphones dansent au bout des bras, réalisent des tours d’horizon pour trinquer par applis interposées. Il y a les Duchamp, les Dublanc, les Pratout. Les petits passent d’un groupe à l’autre sur leur vélo, ils se font nourrir ici et là, on a renoncé à les brider.
Sylvain se pointe, tranquille, en électron libre venu du B. Il entreprend monsieur Maury, l’homme influent du syndic. Quelle idée fumeuse va-t-il encore inventer, maintenant que les cours clandestins ont cessé dans sa cave ? Je le surveille, ne rate pas un de ses regards furtifs dans notre direction. Je sais qu’il brûle de s’approcher, et je sais pourquoi. D’ailleurs, je ne suis pas la seule à le guetter.
Avez-vous déjà assisté à un coup de foudre ? Moi, je pense que oui. Lundi dernier.
J'avais invité Cécile. Paradoxalement, elle est arrivée combative, toute peur envolée, excédée par son patron. Ce rat lui ayant interdit de baisser les prix, elle avait loupé d’excellentes opportunités alors que tous leurs concurrents déstockaient. Elle pestait toujours quand je l’ai accompagnée à sa voiture. Sylvain, baguenaudant dans les parages, s'est trouvé trop heureux de relayer son indignation et a enfourché son tigre anticapitaliste. Je les ai laissés pour m’atteler à ma corvée de courses. À mon retour, ils étaient encore face à face à se bouffer des yeux. Le lendemain, je recevais la proposition de Cécile de reprendre l’appartement que monsieur Roger n’habitait plus, et la transmettais à l’intéressé.
Branle-bas, il n’avait jamais pensé à vendre. Estimation du prix à l’agence du coin. Décision prise avec Madeline dans la journée. Mes protégés désormais en couple ont rajeuni, ils disent qu’ils vont se permettre ce qu’ils se sont interdit jusque-là : de bons restos, une croisière peut-être. Ils rêvent tout haut.
Justement, le grigou s’encadre dans la façade et réclame instamment sa « première tournée de champ’ ». Je vois le rideau bouger à la fenêtre d’à côté. Je crie :
— Madame Fogelsong, ouvrez, venez vous réjouir avec nous ! »
— Taisez-vous, malheureuse ! s’insurge monsieur Roger, Fogelsong, on n’a qu’à PAS LUI DIRE que c’est fini. Tous ces cons qui détestent les autres, laissez-les crever bien à l’abri tous seuls, ils mourront heureux et nous, on s’en portera mieux.
Le rideau chez la voisine retombe. J’espère rattraper le coup en lui offrant le verre de l’amitié, si toutefois elle accepte de nous ouvrir après ça. Le malotru ne perd rien pour attendre ! Il m’exaspère ! Tout au long de ma dernière visite, il a gardé la main aux fesses de sa dulcinée, laquelle semble s’en trouver bien. Le manège m’est destiné, il jubile, pas dupe de mes tentatives pour dissimuler ma gêne. Je veux ignorer ce qui se passe dans leur chambre à coucher, c’est pourtant simple à comprendre. Alors que nous étions seules à la cuisine, la pauvre Madeline s’est presque excusée pour lui :
— Il faut nous pardonner, chère petite amie, vous avez la belle intransigeance de la jeunesse. Quant à moi, je fais l’expérience de l’insouciance.
Elle a alors mentionné ses années avec son défunt Raymond, un parcours harmonieux marqué d’une morale puritaine. Elle a ajouté :
— Je me suis crue irréprochable, jusqu’à ce que je me confronte à l’indifférence de mes enfants. C’est la sanction pour n’avoir pas su me réjouir de leurs bonheurs, ni prendre en compte leurs souffrances d’ailleurs.
Son nouveau compagnon, arrivé sur ces entrefaites, a réagi :
— Moi, c’est tout le contraire. Ma Myriam, elle est partie parce que je ne prenais rien au sérieux ! Elle m’a quitté pour un triste sire.
— Heureusement que l’on s’est connus in extremis, s’est félicitée Madeline. Tu te rends compte, on a plus de cent cinquante ans à nous deux.
— Ah ? Je te croyais plus jeune !
Et comme elle se récriait, il l’a enlacée :
— On a encore un bon moment, ma poule. Si ce virus tueur de vieux ne nous a pas nettoyés, on est tranquilles.
Comme Fogelsong, Monsieur Roger croit à une conspiration des puissants en vue d’économiser le coût de leurs retraites. Madeline laisse dire, indulgente. Il est trop fort, ce monsieur Roger, il n’y en a pas beaucoup qui ont trouvé l’âme sœur pendant le confinement. Il a en outre réconcilié la jeune Fleury avec sa mère. J'ignore comment le vieux renard l’a manipulée, j’espère qu’il ne lui a pas promis un petit frère.
Pour l'instant, il s’impatiente :
— C’est pour aujourd’hui ou pour demain l’apéro ? Parce que c’est l’heure de becqueter, chez les gens normaux.
L’odeur de viande grillée à la broche envahit toute l’esplanade. Le menu de la fête, c’est poulet rôti, commandé chez le boucher. Le pauvre commerçant en aurait pleuré de reconnaissance quand je suis allée chercher le mien et qu’il m’a annoncé son prévisionnel. Dans le hall, Cécile et moi croisons les Valentin, les bras chargés de victuailles. J’entame les présentations. J’ai eu tendance à éviter le voisin cette semaine. Lui me salue exactement comme d’habitude, avec son affabilité chaleureuse et ambigüe. Je frissonne, rougis, chasse l’image de son pénis actionné comme une marionnette, du reflet du soleil sur les poils de son nombril.
À ce moment précis, mon Ludo jaillit de l’ascenseur et mon cœur se remplit d’amour : il a enfilé le déguisement de coq, celui qu'il met pour les matchs de rugby. Je lui tends une bouteille et glisse ma main dans la sienne :
— Tu viens nous aider à partager un peu de notre bonheur ?
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