L'Offrande
Le corps entortillé d'un drap humide et poisseux, je m'éveille d'un sommeil sans rêve. Une nouvelle journée commence : je dois me lever. Pourtant, je me surprends à rester ici, l'esprit étrangement détaché, prête à le laisser regagner la route du sommeil ou... du néant. Aucune fatigue réelle n'explique ce phénomène, juste une lassitude de l'âme.
Brusquement, un coup à ma porte, une voix qui tonne, je sursaute.
« Debout !"
Mes velléités de non-être s'envolent, la réalité m'empoigne. Je bondis hors du lit. Nue au milieu de la pièce, le cœur battant, je me précipite sous la douche. J'en ressors peu après, chaussée de noir, habillée de gris, coiffée du bonnet blanc règlementaire qui dissimule mon crâne rasé. Un coup d'œil à l'horloge numérique à la lumière blafarde ; 6 heure clignote impérativement. J'ai le temps d'attraper quelques tablettes nutritives, les avaler et en route.
Une aube nauséabonde se lève sur la ville. Une chaleur crasse surnage au-dessus des immeubles anthracite. Ceux-ci vomissent les citadins, tous vêtus de façon identique, ils se ressemblent, ils me ressemblent.
Nous avançons sur les trottoirs. Même pas, même direction : la place de l'échafaud ; c'est jour de sacrifice. Pour y parvenir il nous faut tourner une dizaine d'angles de rue. Rejoindre d'autres files de citoyens sur l'avenue centrale et continuer, continuer, continuer. Nous arrivons par tous les côtés sur l'esplanade carrée. Au centre est dressée une estrade, sur l'estrade un billot. À côté, debout, l'air fier, impitoyable, la tête encapuchonnée, sa hache bien en main, se tient l'officiant de la propitiation. Nous l'admirons. Nous le vénérons. Nous le craignons ; c'est l'instrument de Dieu. Soudain le tambour résonne. Nous levons la tête vers un balcon d'acier qui surplombe la place. Les juges apparaissent, vêtus de sombre, masqués de gris ; ils sont trois. L'un tient l'instrument du destin : un appareil clignotant, le second, un bandeau écarlate, le dernier une croix...
Les percutions résonnent. Mon cœur bat au même rythme. Aujourd'hui, qui sera choisi ? Soudain, le tambour cesse. Silence pesant. Tout le monde attend. Celui qui tient l'appareil le lève vers le ciel gris, les nuées s'écartent, un rayon de lumière crue jaillit, passe sur la foule assemblée, se promène, s'arrête parfois et reprend sa danse. Ce pinceau m'illumine un bref instant, continue sur ma voisine, revient vers moi, repart, s'éloigne. Mon souffle s'accélère. Le sacrifice est nécessaire, mais je n'y suis pas prête. Lorsque la lueur revient dans ma direction, je m'affole, mais reste immobile. Il passe sur moi, continue jusqu'à l'homme à mes côtés, ne bouge plus. Une mélopée sourde nait parmi la foule. Je me joins à elle :
"Le choix est fait, le choix est fait, le choix est fait..."
Nous brandissons le poing vers les juges, et entourons, incitons, forçons l'élu à avancer vers l'estrade...
"Le choix est fait, le choix est fait, le choix est fait..."
D'abord, il résiste, avant d'accepter son inéluctable trépas. Il se laisse accompagner par la foule qui le pousse : je le découvre soudain serein. Jamais je ne pourrais être ainsi à sa place ; il est béni de Dieu. Le balcon là-bas descend vers l'estrade, la barrière s'ouvre. Ils s'approchent, alors que l'élu grimpe les quelques marches qui le mènent à sa destinée.
L'assemblée se tait, la lumière est toujours braquée sur lui. La croix s'approche de ses lèvres, il l'embrasse volontiers. Le bandeau rouge couvre ses yeux. Ensemble, les juges le conduisent, le guident, installent sa tête sur le billot.
C'est au bourreau d'agir ; il s'approche, les juges s'écartent, la hache est levée, retombe. Sifflement bref, jaillissement de sang, le chef de l'élu roule jusqu'au pied des juges. L'un d'eux le ramasse, le brandit et prend le rassemblement à témoin en criant :
"Sacré soit le Sacrifié !"
De l'immolation, c'est le zénith, l'apogée qui s'annonce.
Nous répétons la formule... puis le silence. La lumière s'intensifie, éclaire la tête grimaçante qui soudain s'enflamme. Le juge la lâche, elle se consume, alors s'envolent les cendres. La lumière disparait, les nuées reviennent. Ne restent sur l'estrade que le corps et les traces de sang qui détonnent sur le gris ambiant. Les juges s'en retournent vers le balcon, et nous quittons la place de l'échafaud.
L'unité est préservée.
À présent, il est grand temps, le travail nous attend ; dociles, nous rejoignons les usines, nous nous y précipitons. Il faut que tourne la cité.
Quant au sacrifié, déjà, nous l'oublions, que dis-je nous l'avons oublié ; il est contreproductif de penser trop longtemps à celui qui fut honoré, au moins jusqu'à la prochaine fois… Chacun aura sa chance. je prie pour que ce ne soit pas moi !
Pensée impie ! Me conduira-t-elle malgré moi au billot ? Alors que je suis le mouvement, je sens Son Regard. Je lève les yeux sur le ciel gris, puis les baisse.
J'ai peur ; je crains que Dieu ne m'ait déjà choisie !
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