Celui qui voit - 2

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Une file haillonneuse se faufilait entre les arbres, n’osant longer le fleuve de trop près de crainte d’être à découvert. D’ordinaire, de tels cortèges de Dai naissent d’une bataille : le flot des attaquants engendre celui des rescapés.

Royan t’avait taquinée pour avoir cédé, mais tu prétendais surtout songer à sa santé : ce n’était rien de moins qu’un miracle qu’il ait survécu sans toi jusqu’ici. Le loup t’avait gratifiée de l’un de ses larges sourires en te tapotant le dos. Pour l’instant du moins, tu ne regrettais pas de l’avoir suivi.

Tu avais pris l’habitude de marcher, ayant parcouru la forêt pendant des cycles. Tu as épié les visages derrière toi. Certains t’ont saluée. Tu as détourné le regard : tu n’avais rien fait pour eux. Ces sourires, tu les volais.

Quand la procession a frôlé le bord du fleuve, à l’heure où Mur part se cacher sous l’horizon, tu as aperçu à travers les arbres l’éclat de l’un des dômes réfléchissants qui couvrent la Cité. Un Yudæl vous a dit qu’il ne restait qu’un tiers du chemin à parcourir avant d’atteindre le Pont ; au second tiers de nuit, probablement. Plus tôt, si vous ne vous accordiez que de courtes haltes.

Salainashra était voilée et la nuit assez sombre pour laisser voir le scintillement des feux célestes. Tu t’es arrêtée pour étudier le ciel indigo peuplé d’une myriade de koxjin. Certains esclaves ont aussi ralenti, curieux. Ne percevant rien de fascinant à travers le rideau de la nuit, la plupart t’ont dépassée.

Tu as tendu la main vers le même petit amas d’étoiles que d’habitude. Il n’avait rien de singulier, ni particulièrement brillant ni remarquable d’aucune sorte. Mais, à condition qu’il soit visible, c’était toujours le premier que tu repérais. Tu t’y étais attachée. Ton coin de cosmos à toi.

Pour une raison ou pour une autre, cette bande de ciel étoilé épargnée par la lumière envahissante de Salainashra te rendait toujours profondément triste. À l’endroit de ton cœur, une douleur aveuglante et familière débordait en flots. Ce sentiment aigu de perte qui te faisait grincer les dents, aussi vif qu’infondé, colorait ta contemplation du ciel nocturne. Devant l’immensité du monde et notre incapacité à comprendre les desseins des koxjin, la mélancolie te submergeait. Languissais-tu après le domaine des koxjin, où l’on n’a pas de sang à salir ?

Pendant des cycles et des cycles, l’univers grandissait, vieillissait. Toi, Royan, tous les habitants d’Essea et même les koxjin n’étiez rien face à son vide incommensurable. Et au prochain cycle, comme au cycle précédent, tu contemplais et contempleras le petit amas d’étoiles chaleureux qui te faisait et fera pleurer le cœur.

Si tu n’avais pas été Dai, peut-être aurais-tu versé des larmes. Mais, bien sûr, tes pleurs s’étaient taris longtemps avant de franchir tes yeux. « Répandre de l’eau est une manière absurde de résoudre un problème », dit un de nos proverbes.

Il n’est bientôt plus resté auprès de toi qu’un petit Dai maigrelet de cinq ou six cycles d’Essea, vêtu de peaux de lézards, à la façon des membres du clan Frreshie. Tu as reconnu l’enfant infirme qui avait écouté les histoires de Shtane.

Je me tenais trop près de toi, trop longtemps à ton goût. Et tu aurais juré que je te fixais quand tu ne me regardais pas.

Fragile et tordu, j’étais le parangon du Dai qu’on aurait dû tuer à la naissance. Ou peut-être, pire, étais-je le fruit terrifiant de quelque torture frreshie ? Petit et malingre, j’avais les jambes courtaudes, le dos voûté et le cou trop long. Le plus étrange était mes bras interminables et orientés, il t’a semblé, de manière inconfortable, sinon douloureuse. Tu as songé que m’avoir laissé vivre relevait de la cruauté.

À en croire mes yeux entièrement noirs, j’étais certainement Tick. On disait de ce clan qu’il comportait des membres de la taille d’un enfant, quoique les plus petits Tickn adultes que tu aies pu voir te dépassaient déjà de deux têtes.

Heureusement, j’avais le torse puissant, quoique déformé lui aussi. Était-ce assez pour permettre ma survie ? Seul mon visage n’était pas grotesque. J’avais les traits fins, voire acérés. Ma peau brune, mes dents et mes oreilles étaient normales. Mes cheveux, d’un gris pâle comme les poils de mes bras, étaient souples, duveteux. Un Tick à coup sûr, as-tu pensé.

Tᴜ ᴇs ᴊᴜsᴛᴇ ᴇɴ ғᴀᴄᴇ ᴅᴇ ᴍᴏɪ. Tᴜ ᴘᴇᴜx ᴀʙʀᴇ́ɢᴇʀ ʟᴀ ᴅᴇsᴄʀɪᴘᴛɪᴏɴ.

Alors tu ne m’écoutes pas, parce que j’ai beaucoup changé.

Oʜ ? C’ᴇsᴛ ᴠʀᴀɪ. Jᴇ ᴍᴇ sᴏᴜᴠɪᴇɴs. Tᴜ ᴀs ʙɪᴇɴ ɢʀᴀɴᴅɪ, Kᴀʀᴇᴢɪᴀʟ.

Les larmes dévalaient mes joues, mais je ne regardais pas le ciel. Je te regardais, Caei. Je réverbérais ton deuil. Tu as froncé les sourcils et imperceptiblement reculé.

— Pourquoi est-ce que tu pleures ?

— Je pleure pas, ai-je sangloté. C’est toi.

Prise d’un doute, tu as passé une main sur ton visage, mais rien ne l’a mouillée.

Tu as levé un sourcil incrédule.

— Un vrai Dai ça pleure pas, m’as-tu dit.

— Mais tout le monde pleure.

— Pas moi.

J’avais un accent frreshie prononcé, tinté des intonations de divers clans. La trace immatérielle des différents Dai auprès desquels j’avais grandi. Ton propre parler riao s’était, avec le temps, discrètement coloré des sons et expressions des clans adverses au contact des autres esclaves. Royan, bizarrement, s’était farouchement raccroché à l’accent riao, un accent étranger qu’il avait fait sien.

L’enfant t’a fixé dans les yeux et tu as eu l’impression désagréable qu’on s’insinuait en toi. Il m’était facile de te lire. Peut-être parce que tu désespérais d’être comprise.

— T’es quoi, au juste ?

— Personne, ai-je répondu avec un haussement d’épaules.

J’ai pointé la direction de la Cité.

— Mais là-bas je serai quelqu’un, ai-je murmuré.

— Qu’est-ce que t’as vu en moi ?

— Rancœur, ai-je commencé sur le ton du commentaire. Amertume, derrière la haine. Mais tu fais juste semblant, pour l’instant. T’es encore endormie.

Tu avais l’impression de rêver. Un enfant larmoyant te sondait. Il se passait des choses qui n’avaient pas de sens, mais tu les acceptais sans ciller. Et tu savais des choses que tu n’avais aucun moyen de connaître. Tu devinais aussi que tu en oublierais l’essentiel d’ici peu, comme les souvenirs d’un rêve nous filent entre les doigts.

« Je sais déjà tout ça », as-tu failli dire. Mais tu t’es retenue, parce que ce serait bientôt faux.

Je ressentais une étrange affinité envers toi. C’était comme si nous parlions la même langue, dans un monde où ça n’arrivait jamais.

Puis la brèche s’est refermée et tu es redevenue aussi impénétrable que les autres, ce qui n’est d’ailleurs pas si opaque, pour moi du moins.

Pas encore, ai-je pensé, mais bientôt.

Nous n’avons pas parlé davantage, nous avons contemplé les lumières des koxjin. Puis, quand le noir s’est intensifié, il m’a semblé opportun de prendre à nouveau la parole. Je t’ai alors raconté une chose que j’avais entendue en captivité : les étoiles qui percent la nuit sont les koxjin qui ont atteint l’éternité.

Tu le savais déjà, mais, dans un rare élan d’amabilité, m’as encouragé.

— Et qu’est-ce qu’ils font, là-haut ?

— Ils nous observent et nous guident, ai-je répondu. Certains viennent nous rendre visite de temps à autre, mais il arrive que leur âme refuse de quitter le ciel, donc ils doivent attendre qu’elle descende à son tour pour pouvoir redevenir le koxji qu’ils étaient. La tienne est peut-être encore là-haut ?

Tu as remarqué une étoile qui faiblissait. Celle d’un koxji au bord de l’éveil ?

— Qui t’a raconté tout ça ?

— Mon grand-père, Jigokriæsh.

Vieil Esclave. Un nom cage, un nom poison qu’il suffit d’entendre pour être rappelé à la cruauté du monde réel, s’il advenait qu’on se prenne à rêver. Tu connaissais bien le poids de ces noms. Tu as hoché sensiblement la tête pour m’indiquer de continuer.

— On appartenait au clan Frreshie. Je crois qu’il parlait à personne d’autre que moi. Les Frreshien nous détestaient encore plus que les autres esclaves. On était trop faibles… Il avait le corps bizarre, comme moi. Il était vieux et je suis pas très fort. Mais il m’a raconté beaucoup d’histoires. Les légendes des koxjin qui ont sauvé les peuples de différents mondes, les mondes au-delà de Chal, tous les mondes qui sont autour de Mur et aussi les autres, autour des lumières des koxjin… Il m’a appris que Mur est lui aussi un koxji, juste un parmi d’autres. Les histoires lui faisaient du bien. À moi aussi. Elles nous rendaient un peu libres.

J'ai égaré un soupir étiolé.

— Il est mort, maintenant.

Tu as gardé le silence. Les traitements réservés aux esclaves jugés fragiles ou impurs ne t’étaient pas inconnus. Pourtant, les Riaon te nourrissaient toujours un peu plus que les autres esclaves. Tu venais après tout d’une famille robuste : le Naræs actuel était le frère de ta mère, qui avait elle-même succédé au père de son père. Tous ces Naræsn l’étaient devenus pour la même raison : ils étaient les plus forts du clan. La force s’était entichée de ta lignée. Et s’il y avait une chance minime pour que tu les imites, les Riaon auraient été bien bêtes de te contrarier plus que de rigueur.

Tu n’étais pas dupe quant à la solidarité atypique des Riaon envers une vulgaire esclave, mais la nourriture ne se refuse pas. Ainsi, avec Royan, vous montiez dans un arbre et dévoriez vos rations supplémentaires sans même songer à les partager avec le reste des captifs, pourtant tout aussi affamés que vous. Chaque jour, tu comptais les hématomes qui se multipliaient sur ton corps et la maigre pitance t’en semblait une faible compensation.

Tu as brisé le silence pour me demander mon nom. « Tokriæsh », ai-je dit.

Tu m’as imaginé, arrivé à l’âge où la mort est proche, m’appeler encore Petit Esclave. Quelle ironie ce serait. Quoiqu’il était rare que les esclaves atteignent des âges avancés.

— T’aimerais changer de nom ?

Mon cœur s’est mis à battre plus fort. Puisque j’étais désormais libre, je n’avais plus de raison de traîner mes chaînes.

— Karezial, m’as-tu nommé.

Mes yeux d’enfant se sont arrondis. Je m’appelais Karezial, celui qui voit.

— Tu m’as donné la liberté et maintenant tu me donnes un sens… Ça représente beaucoup, Cháká koxji, ai-je dit en m’inclinant.

— Si tu veux devoir ta liberté à quelqu’un, c’est à Royan. Moi, j’y suis pour rien. Il t’a raconté des histoires.

— Histoires ou pas, c’est ça qui m’a affranchi.

J’ai rougi, regardé une dernière fois les étoiles, puis me suis enfui.

Presque aussi bizarre qu’il en a l’air, as-tu pensé. Tu as repris la marche en suivant la file.

Pourquoi « koxji » ? Suffisait-il de déserter son clan pour porter ce titre ? De rebaptiser quelqu’un ?

Ces esclaves avaient tant prié les koxjin de venir les guider, peut-être leurs espoirs étaient-ils si forts qu’ils en imaginaient désormais partout. Les koxjin s’en étaient pourtant allés. Personne n’en avait plus aperçu un seul depuis bien longtemps. Peut-être ont-ils décidé de nous abandonner à notre sort, pensaient certains, peut-être sont-ils accaparés par un autre monde, peut-être sont-ils lassés de nous aider. Peut-être même n’ont-ils jamais existé. L’auteur de cette dernière conjecture avait dû s’excuser platement auprès de Chal, car les monarques sont supposément les envoyés des âmes anciennes.

Peut-être était-ce moi, le véritable koxji. Celui qui lit dans le cœur des autres.

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