Les Têtes jaunes - 1
Quoique notre cortège ait marché sans relâche afin d’atteindre au plus tôt le Grand Pont en lisière du territoire ælv, nous ne l’avons atteint qu’au lever du jour, ralentis par la végétation épaisse. L’un des premiers à poser le pied sur sa surface de pierre lisse a été Royan, parti en tête. Je le suivais de près, depuis que nous avions fait connaissance quelques vingtièmes de ciel plus tôt.
Ensuite, des gardes ælv se sont approchés. Ils sentaient le propre, beaucoup trop. Comme s’ils avaient quelque chose à cacher. Leurs vêtements aux délicates teintes pastel tranchaient pourtant avec le paysage. Ils n’essayaient pas de se fondre dans la forêt ni de se dissimuler dans les ombres pour suivre une proie. Ils voulaient être vus dans leurs étoffes longues et riches.
Pâles et fluets, aussi imposants que les Yudæln les plus mal-en-point, ils semblaient malades ou mal-nourris. Et ceux-là étaient les gardes de la Cité, l’élite athlétique de leur espèce. Peu étonnant qu’avec pareil sang dans tes veines, Baraghi ait cessé de croire en toi.
Tu t’es souvenue d’un couple d’esclaves Yu à Riao. En comparaison, ces Ælvn étaient vigoureux voire grands, proches de la taille des tiens. Moins imposants que les Boꜵrn et plus élancés que les Riaon, mais beaucoup plus minces. À cause de leur physique, qui tenait plus du Yu que du Dai, tu les avais imaginés petits. Dans leurs cheveux, tu as amèrement reconnu les tiens. Tu avais toujours cru avoir la crinière sable des Riaon, mais il s’avérait que c’était celle des Têtes Jaunes, comme d’aucuns les appellent parfois. Tu n’avais jamais aimé le sobriquet, encore moins depuis qu’il te concernait pour de bon.
Les gardes avaient les oreilles glabres des Yu, mais en pointe de couteau, comme les tiennes. Beaucoup plus longues et effilées qu’aucune des nôtres, elles dépassaient leur crâne, et tu compris d’où leur venait le surnom d’Oreilles Froides.
Comparés aux Yu, et plus encore aux Dai, les Ælvn se ressemblent singulièrement. Leurs chevelures sont toutes du même blond clair et leurs yeux d’une variante de bleu. Leurs visages plats, certes admirables en dépit de leur similitude avec ceux des Yu, sont difficilement distinguables.
Un tout jeune Frreshie a rejoint les gardes et leur a exposé la situation en ælv. Un débat calme, voire apathique, s’est ensuivi. Les gardes paraissaient surpris, mais tu as bientôt compris que leurs petits iris laissaient toujours entrevoir le blanc de leurs yeux, ce qui leur donnait le même air ahuri qu’aux Yu.
Un second Dai est venu converser avec eux, un peu plus difficilement. À plusieurs reprises, il leur a demandé de se répéter, accusant leur accent prononcé. Les gardes ont encore davantage écarquillé les yeux, rétorquant que c’était nous qui avions un accent.
Comme de nombreux Dai, tu entendais pour la première fois la langue ælv parlée par les citoyens eux-mêmes. Leur diction était lente et chacun de leurs mots comportait des syllabes inutiles. Comparés aux Ælvn, les Dai parlent l’ælv avec frénésie. Comme dans notre langue natale, nous omettions de nos discours ælv les éléments déjà connus ou évidents. Les marqueurs de temps superflus étaient délaissés, les sujets et pronoms n’apparaissaient que lorsqu’on en changeait. Impossible cependant de débarrasser l’ælv de ses désinences, ce qui suffit à faire sourire les Dai moqueurs : les Ælvn, comme les Kwashil, sont visiblement bien en peine de comprendre une phrase sans une carte détaillée de chacun de ses éléments.
Jᴇ ᴍᴇ sᴏᴜᴠɪᴇɴs. J’ᴀᴠᴀɪs ʟ’ɪᴍᴘʀᴇssɪᴏɴ ᴏ̨ᴜᴇ ʟᴇs Æʟᴠɴ ᴘᴀʀʟᴀɪᴇɴᴛ ᴘᴇɴᴅᴀɴᴛ ᴅᴇs ᴛɪᴇʀs ᴅᴇ ᴄɪᴇʟ, sᴀɴs ᴘʀᴇsᴏ̨ᴜᴇ ᴊᴀᴍᴀɪs ʀɪᴇɴ ᴅɪʀᴇ.
C’est un sentiment partagé par beaucoup de Dai. Je trouve moi-même laborieux de devoir attendre la fin d’une phrase pour qu’on daigne m’en donner le verbe. Et pourquoi faut-il que l’adjectif précède le nom alors qu’il est si souvent accessoire ? La langue dai a de nombreux défauts, mais elle a l’avantage d’être expéditive : les composants les plus fondamentaux, peu importe leur nature, prennent la tête de la phrase. Simple, rapide, efficace.
L’ʜɪsᴛᴏɪʀᴇ, Kᴀʀᴇᴢɪᴀʟ.
Les civilités représentaient probablement le quart des paroles des gardes, selon ton estimation. Des mots vides de sens, dont le seul intérêt observable était de rallonger une conversation déjà interminable. Comme la plupart des Dai, le concept de politesse t’était exotique au mieux, parfaitement étranger sinon. Pourquoi disent-ils ces choses qui ne veulent rien dire ? Des choses qu’ils ne pensent pas, songeais-tu en écoutant l’un des gardes adresser à contrecœur ces mêmes propos fleuris à Royan, qui ne comprenait de toute façon que très peu d’ælv.
Cela n’empêchait pas le fripon de considérer tout ce que les Ælvn lui disaient avec la plus grande concentration, pesant, en façade, le pour et le contre d’une décision capitale. Alors que le jeune Frreshie roulait des yeux, les Ælvn se sont agités, inquiets de la réaction de Royan qui, de son côté, s’en amusait visiblement.
Les esclaves présents l’ont laissé se divertir un moment, puis, dans leur ælv mutilé, ont accepté les conditions des gardes.
Deux Ælvn sont donc retournés à la Cité pour en informer Chal, le monarque.
Les gardes restants nous ont scrutés nerveusement. Ils avaient rarement vu autant de Dai, encore moins d’aussi près. Leurs fines narines se sont pincées à l’odeur de sueur qui se dégageait de la troupe. Cette expression n’a échappé à aucun des Dai alentour ; leurs regards se sont durcis, leurs crocs et leurs poings se sont serrés.
Un Ælv t’a examinée, de trop près à ton goût. Tu as reculé par réflexe et plaqué les oreilles, gênée. Il avait l’air si chétif et te dévisageait d’une façon qui t’a paru hautaine, méprisante ; si insistante qu’il semblait essayer de lire dans ton âme, de la même manière que je l’avais fait. Un dégoût subtil lui a traversé le visage. Il a croisé les yeux d’une autre Ælv et leurs regards conjugués se sont posés sur toi.
Avaient-ils remarqué que tu étais akci ? Même les Ælvn te reniaient.
À l’autre bout du pont, une des gardes se lamentait auprès de son coéquipier :
— Pour quelle raison devrions-nous les aider ? Ils nous haïssent presque tous et je n’ai aucune affection pour eux non plus.
— Pense au petit nombre qui ne nous déteste peut-être pas, a plaisanté l’autre.
— Il serait inconsidéré d’ouvrir les portes. Il se peut même qu’ils décident de nous attaquer de l’intérieur.
— Nous les maîtriserions rapidement…
Tu as ri de l’assurance exagérée du garde.
— … et puis il y a les oracles ! L’arrivée d’une horde de Dhaemon avec un « koxji »…
— Un quoi ?
— Un ssajianü, si tu préfères.
— Hm. Les oracles voyaient des ssajianü partout.
L’Ælv a hésité.
— « Koxji », tu dis ? Ce n’est pas leur nom pour la divinité génitrice ?
— Pour Lohm, oui. Pour les ssajianü et les étoiles aussi. Ils donnent le même nom aux trois concepts.
— C’est stupide. Quel meilleur moyen de tout mélanger ? Je déteste cette langue hideuse.
— Et toi, tu es bien la dernière à ne parler que l’ëlvalvala. Même ceux-là parlent un peu des quatre langues, a-t-il ajouté en nous désignant. C’est dire.
Ils ne se souciaient pas qu’un Dai les surprenne à commérer.
Tu as considéré les autres esclaves. Ils n’avaient visiblement rien écouté ni entendu. Le silence de la forêt faisait des merveilles pour l’ouïe. À moins que cela ne découle de ton sang ælv ? Les Oreilles Froides avaient peut-être les oreilles fines, en plus des narines.
Un autre garde posait un regard distrait sur la troupe, comme s’il assistait à de telles scènes tous les jours. Il a baissé la visière de son casque pour se reposer discrètement puis un supérieur essoufflé et furibond est venu leur ordonner – très poliment – de se mettre au garde à vous.
Il se tenait très droit, la mâchoire serrée, vous jaugeant avec une répulsion palpable.
De petits rires ont parcouru le groupe en face de l’Ælv qui essayait d’imposer sa présence fluette. Tu étais assez proche pour percevoir la rage froide dans ses yeux.
— Vous riez alors que vous nous suppliez de vous aider ?
— Personne supplie personne, Ælv.
— On explore nos options, c’est tout.
— J’espère qu’ëlla-Chal vous renverra bientôt explorer la forêt, a répliqué l’Ælv en levant plus haut encore le menton.
— Pas très hospitalier de ta part. J’attendais mieux des Ælvn.
— Après tous vos crimes ? Dans les circonstances inverses, vous auriez déjà essayé de nous tuer.
— « Essayé », qu’il dit ! On aurait arraché vos têtes avant que vous ayez eu le temps de crier.
— Est-ce une menace ?
— Non, je décris une situation hypothétique.
— Je ne tolérerai pas de menaces contre le peuple de la Cité, est-ce clair ?
— Et je tolérerai pas qu’on nous parle comme à des gosses.
— Réjouissez-vous, car vous n’en méritez pas tant.
— Ah. Il semble que nous soyons en désaccord, a dit un Dai d’un ton sarcastique.
— Je m’étonne qu’un Dhaemon ait eu suffisamment d’esprit pour le réaliser. C’est tout à votre honneur.
Tu as cru voir l’Ælv esquisser un petit sourire odieux. Il attisait votre colère. L’envie de lui apprendre le respect par la douleur te dévorait… Tes doigts ont craqué tant tu serrais le poing. Autour de toi, les Dai crissaient des dents. Tu t’imaginas le frapper. Encore et encore et encore.
Un Dai t’a devancée. Les autres gardes se sont précipités pour maîtriser le dissident, sans avoir l’air de réaliser qu’il avait retenu son coup. Il n’avait pas cherché à tuer, sinon, le capitaine serait mort.
Une éternité plus tard, une Ælv est arrivée de la Cité et nous a invités à la suivre. Les gardes ont protesté, pointant du doigt leur ami ensanglanté. La messagère a levé les bras en signe d’impuissance et les Ælvn ont objecté avec véhémence. L’attaquant a été interdit d’entrée et l’on nous a fait signe de franchir le Grand Pont.
Deux Ælvn se sont postés face à nous, expliquant que le secteur d’un dôme serait aménagé pour notre usage. Nous avons enfin traversé le pont, escortés par la frêle garde citadine qui nous a récité un discours clairement appris par cœur.
— La Cité est composée de plusieurs dômes dispersés dans les bois. Ils nous protègent des intempéries, qu’elles soient météorologiques ou dhaem… Bref. Le plus grand abrite les appartements royaux, la suite de Chal, des plantations, des écoles, des ateliers et une partie des habitations, notamment celles des Llëmnoa : les hiérarques au service du souverain. Les autres contiennent le reste des plantations, des entrepôts, des habitations, des écoles et des ateliers ; à l’exception de celui du couchant, plus petit et reculé, qui héberge l’Apræncal et ses disciples. Le dôme du levant accueille les voyageurs. Vous, en l’occurrence.
Certains Yudæln sont tombés des nues : ils ne seraient que des voyageurs. D’autres se réjouissaient, car n’importe quel statut valait mieux que celui d’esclave. Royan en faisait partie. Lui et d’autres Dai ont souri de toutes leurs dents et il t’a semblé que les Ælvn frissonnaient. Typique des peuples aux dents plates.
— Il est discourtois pour les voyageurs de s’exprimer oralement dans l’enceinte de la Cité…
— Quoi ? Mais c’est à chier ! s’est exclamé Soas.
— Fais attention à ton vocabulaire, merde ! l’a réprimandé Anteo. Tu vas choquer l’Oreilles Froides.
— … Je vous demanderai donc, a stoïquement poursuivi la garde, de bien vouloir lever la paume de la main pour répondre par l’affirmative et de la baisser pour une réponse négative…
— Et un coup de pied au cul, ça veut dire quoi ?
— … Au cas où les citoyens vous poseraient des questions ouvertes, ce qui ne devrait arriver qu’en de rares occasions, il n’est pas offensant de leur répondre quelques mots à voix basse.
— Un coup de pied au cul à voix basse, a chuchoté Arkimal, c’est une pichenette ?
— Ta gueule, laisse l’Ælv dire ce qu’elle a à dire.
— Mais elle dit qu’on peut rien dire !
— C’est pas comme si ça allait t’arrêter.
Tout à sa dignité, la garde a ignoré l’échange et nous a escortés le long du sentier qui menait à la Cité.
Un dôme, sorte de bulle immense, a émergé des arbres, suivi d’un second et, enfin, d’un troisième. Les autres, plus petits et cachés derrière ces trois-là, n’étaient pas visibles. La garde nous a conduits vers le dôme à la croisée du levant et de la direction de Salainashra. Plus en retrait, une matière blanchâtre et réfléchissante le recouvrait. On nous a confiés au garde posté devant la vaste porte d’entrée d’un bois sombre et massif.
La simplicité de ces monuments relève d’un esthétisme indéniable. Mais un dôme bien plus colossal ridiculise sans effort le vain labeur des Ælvn : Salainashra l’immobile, dont les vents figés s’adonnent à une danse immuable et mélancolique. Éternellement coupée par l’horizon, la Pâle Confidente, le Pont vers les Cieux, la Bienveillante, surplombe les terres de Chal pour toujours et depuis l’aube des temps.
Sans la géante, les dômes artificiels t’auraient impressionnée, mais la comparaison les rendait pathétiques. Là où les Ælvn voyaient une symétrie poétique, tu ne trouvais qu’une triste parodie. L’élan insolent vers un idéal inatteignable.
La mère de tous les dômes abaissait son regard clément sur la Cité et ses pastiches ælv s’aggloméraient à ses pieds, comme des nouveau-nés se chamaillant une tétine.
D’ici deux tiers de ciel, Mur se cacherait à son tour derrière l’horizon en embrasant le ciel jusque Salainashra. Dans les profondeurs de la forêt, les objets célestes t’avaient manqué.
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