Les Têtes jaunes - 2

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Le garde nous a fait patienter le temps qu’arrive un Llëmnoa flétri, muni d’un rouleau et d’une plume.

— Nous recensons tous les nouveaux arrivants, a-t-il annoncé d’une voix incertaine, alors je vous prierais de décliner votre nom complet, âge, clan et occupation.

Les Dai ont penché la tête et trouvé drôle de tous répondre en même temps.

— Les clans nous envoient leurs esprits les plus affûtés, je vois. Faites donc la queue. Nous prendrons le temps qu’il faudra.

Pas vexés, les Yudæln se sont prêtés au jeu.

— Alors donc, commençons par vous. Votre nom, je vous prie ?

— Kleshiæl.

— Votre nom complet, j’avais dit.

— Euh… Kleshiæl ?

— Kleshiæl fils de Kleshiæl. Et ?

— Hein ?

— Donc Kleshiæl lya Kleshiæl aël Hein, a récapitulé le scribe. Non, attendez, ça ne va pas.

Les Dai les plus proches ont explosé de rire, désarçonnant le Llëmnoa ainsi exposé à plusieurs rangées de crocs à nu.

— Juste Kleshiæl, Ælv.

— Mais… j’ai besoin de votre nom complet ! Donnez-moi simplement les noms de vos deux parents.

— Oh ! Maliar et Forhan. Maliar est ma mère, Forhan mon père.

Le Llëmnoa a laissé échapper un soupir de soulagement.

— Dans quel ordre êtes-vous né, dans votre fratrie ?

— Du côté de mon père ou de ma mère ?

— Du côté des deux !

Kleshiæl a hésité avant de répondre.

— Trois et cinq.

— C’est votre réponse ?

— Oui.

— Vous vous moquez de moi.

— Non.

— Vous êtes à la fois le troisième et le cinquième né de vos parents ?

— Le troisième de ma mère et le cinquième de mon père, oui. Qu’est-ce que tu comprends pas, Ælv ?

— Vos parents ont un nombre différent d’enfants ? Comment est-ce possible ?

Kleshiæl et les Dai assemblés ont penché la tête sur le côté, de façon quasi simultanée.

— Ma mère a eu cinq enfants, d’accord ? a expliqué Kleshiæl en gesticulant.

— Et vous êtes le troisième ou le cinquième ?

— Le troisième. Et mon père a eu six enfants : je suis le cinquième.

— Votre père a six enfants ?

— C’est ce que je viens de te dire.

— Comment ?

— Mon frère aîné est le fils de mon père et d’Anreit. Makæc aussi, mais Pleiki était la fille de ma mère et de Klæi. Tum est l’enfant de ma mère et d’Arrak, Parae et Hebæn ceux de mon père et d’Okcara, ensuite il y a moi et Haikan, puis Lyræsh qui était le fils de mon père et d’Edramak, Kaelai qui était la fille de…

— Arrêtez ! Donc…

Le Llëmnoa s’est donné quelques instants pour reprendre ses esprits.

— Donc Kleshiæl lya Maliarhaëillyo aël Forhanvaëillyo, a-t-il dit en traçant le nom sur son parchemin. Je ne vous demande pas dans quel dôme vous vivez.

— Dôme des voyageurs, apparemment. Je vous le dis quand même, a-t-il ajouté en remarquant l’expression blasée du Llëmnoa.

— Maintenant votre âge, clan et occupation.

— Deux cents et quelques essoan, Tick et euh… lancer de piques.

— Pardon ?

— C’est comme ça que je m’occupe. C’est mon occupation.

— Vous voulez dire que vous êtes… lanceur de piques ?

— Bien sûr. Enfin, je pêche aussi, je joue au sarejhi, je cuisine, je regarde les étoiles, je répare des armes…

— Vous faites tout cela ? s’est affolé le Llëmnoa, inquiet de devoir commencer une deuxième ligne pour un seul Dai.

— Bien sûr. Comme tout le monde.

— Tout le monde ?!

Les réfugiés se sont regardés. Qu’y avait-il de si compliqué ?

— Bon, mettez-vous de côté en attendant. Qui a une et une seule occupation, s’il vous plaît ? a crié le Llëmnoa.

Personne n’a rien dit.

— Il paraît que je passe mon temps à manger, a enfin dit un Boꜵr soucieux d’aider son prochain.

— Cela ne va pas du tout, s’est lamenté le Llëmnoa en se massant l’arcade sourcilière.

— Écoute, Ælv, t’as qu’à rayer cette ligne puisque tout le monde s’occupe de tout dans le clan. Si seulement quelques-uns savaient chasser, qu’est-ce qu’on ferait quand ils meurent ?

Le Llëmnoa s’est essuyé le front d’une main tremblante.

— Très bien, j’expliquerai cela à ëlla-Chal. Suivant, s’il vous plaît.

Une jeune Frreshie s’est approchée, nerveuse.

— Tu vas pas être content.

Le Llëmnoa s’est pris la tête entre les mains et a inspiré bruyamment.

— Allez-y, je suis prêt.

— Je m’appelle Hwegær.

— Jusqu’ici, tout va bien. Qui sont vos parents ?

— Annyara.

— Très bien. Et l’autre parent ?

— Je sais pas.

Le Llëmnoa a lentement reposé sa plume et son parchemin, levé à nouveau les mains vers son visage et pris une longue inspiration.

Les Dai ont gloussé, mais un Rokian a eu pitié de l’Ælv et pris la peine de lui expliquer :

— Le clan entier nous a élevés, donc c’est pas très important de connaître nos parents. Enfin, normalement on connaît sa mère, parce qu’elle sait qu’elle est notre mère, mais pour les pères c’est moins évident. T’aurais dû te renseigner un peu sur les clans par contre, avant de commencer ta liste.

L’Ælv a écarquillé les yeux de stupeur.

— … Tu sais comment on fait les enfants, hein ? a vérifié le Rokian.

— Bien sûr ! s’est indigné l’Ælv. Mais comment peut-on ne pas savoir qui est son père ?

— Bah… a fait le Rokian confus. On sait à peu près, mais parfois on hésite entre quelques-uns.

Le Llëmnoa est resté bouche bée et Hwegær a préféré couper court à la discussion.

— De toute façon, certains esclaves connaîtront aucun de leurs parents, donc tu ferais mieux d’oublier cette ligne aussi.

— Mais je ne peux pas rendre une liste vide !

— On expliquera à Chal, là, si tu veux, a dit une Boꜵr conciliante.

— Non merci, ça ira, a grommelé l’Ælv.

Son visage s’est alors éclairé.

— Est-ce que vous avez un système nominal qui vous est propre ? Les Yuman utilisent ce qu’ils appellent un « nom de famille ».

— Qui s’en fout ? a demandé un Dai à voix haute, provoquant des rires dans l’assemblée.

— La famille, ça veut dire le clan ?

— Je suppose, concéda le Llëmnoa.

— Alors tu peux mettre « Kleshiæl vaæl æl Tickse » et ce sera mon nom complet. Ou « Kleshiæl Tickse », plutôt. C’est plus court.

Ravi, le Llëmnoa frétillait presque.

— Mais l’Ælv voit bien que t’es Tick, a fait un autre Dai en roulant des yeux.

— Alors pourquoi est-ce qu’il me demande mon clan ? a objecté Kleshiæl en tapant du pied.

Le Llëmnoa, trop heureux, trop soulagé de voir enfin l’ordre revenir dans ses listes, les a gracieusement ignorés.

Hwegær a pris la tête de la file et le Llëmnoa lui a fait signe de décliner son identité.

— Hwegær Frreshiese, quarante-trois ou quatre, Frreshie.

— Vous n’avez plus besoin de préciser le clan, les a informé le Llëmnoa dont les pommettes rosissaient d’excitation. Mais merci de votre contribution zélée.

La suite s’est déroulée sans encombre, ce qui n’était pas pour déplaire au Llëmnoa qui retrouvait la joie de rédiger des listes propres et concises.

Puis est venu le tour de Royan.

— Alors, jeune Dhaemon ? Comme les autres, nom et âge.

— Royan, euh… Riaose ? Huit, Rokian.

L’Ælv a lâché sa plume.

— Non… a-t-il gémi. J’avais effacé cette colonne…

— … Oups ?

— Royan, est-ce que vous voudriez bien choisir un seul clan ?

Royan s’est gratté la nuque, l’air embêté.

— Ben, je devrais dire « Rokianse », mais j’ai jamais vu le clan. Et puis, mon tovæl est à Riao.

— Mais vous êtes Rokian ?

Royan a fait mine d’examiner son corps lupin de haut en bas.

— Tu crois ?

Le Llëmnoa a soupiré de nouveau.

— Écoutez, il faut choisir maintenant.

— C’est à toi de me dire : t’as besoin de mon clan ou de mon sang ?

— Les deux ! Mais vous m’avez laissé croire que c’était la même chose !

— Pas de chance, mon vieux. T’as qu’à mettre « Riaokian » si tu veux.

Le Llëmnoa semblait au bord des larmes.

— Petit, l’a interpellé Kꜵyi, ton clan, c’est celui pour lequel tu lèves les armes.

— Mais j’ai jamais participé à aucune bataille.

— Si tu devais tuer des Riaon pour Rokian ou tuer des Rokiann pour Riao, lequel tu choisirais ?

— Je dois choisir...?

— Ton tovæl, c’est qui ?

— C’est Cháká. Je peux mettre « Royan æl Cháká » ? C’est autorisé ? Mais où est-ce que je mets Rokian ?

Le Llëmnoa a ouvert de lourdes paupières.

— Tant pis… Celui-ci aura quatre colonnes. Royan Riaose, huit cycles d’Essea, Rokian, vous validez ?

— Oui, oui, je veux pas te faire perdre de temps, a répondu Royan, faussement sérieux.

— Allez, suivant. Nom, âge. Et clan… s’il y a lieu.

— Caei Riaose, sept, as-tu énoncé en trébuchant presque sur ton vrai nom, qui te semblait un mensonge.

« Akci », as-tu ajouté tout bas, pas sûre qu’il s’agissait de l’information requise.

L’Ælv a levé les yeux vers toi. « Hmph », a-t-il fait.

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