Celui qui voit - 1

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Tu marchais sur une surface incandescente dont la lueur te déchirait le cœur. Tu as porté la main à ta poitrine, dans l’espoir vain d’apaiser la douleur, mais n’as rencontré qu’un trou béant. Tu n’as pas été si surprise que tu aurais dû l’être : après tout, tu savais que rien ne s’y trouverait.

Le sol s’est mis à battre un rythme lent et agonisant, puis une myriade de voix perçantes s’en sont échappées. Tu n’as compris que les plus proches d’entre elles, qui t’ont reproché de fuir ou d’oublier, en exhalant un souffle suraigu sur ton torse vide. Quand elles se sont toutes envolées, le sol s’est arrêté de battre et tu es tombée dans un vide presque aussi vaste que le tien. Un silence complet, assourdissant, a régné pendant une furieuse infinité, puis une solitude acérée t’a déchiré les entrailles. Elle a pris la forme d’un creuse-cœur métallique, aux dents et aux pattes affûtées comme des lames, qui t’ont dévorée jusqu’à ce que tu cesses d’exister. Seul est resté le creuse-cœur. Confus. Seul. Meurtri. Seul. Sanguinaire. Seule. Parfaitement seule.

Fou de douleur et d’incompréhension, il s’est dévoré lui-même, restituant le vide que tu étais. Tu t’es écrasée enfin. Le choc aurait dû te tuer de nouveau, mais que craint le vide ?

La terre s’est crevassée sous tes pas, mais tu savais qu’elle s’était ouverte des centaines de générations auparavant. Tu t’accrochais désespérément à un côté de la faille devenue colossale. Personne ne t’aiderait, tu le savais. Personne ne t’aidait jamais.

Tu as vu Royan debout en face de toi, une foule de Dai anonymes derrière lui. Il était blessé, mais solidement planté au sol. Il fixait un point vers le centre du gouffre. Tu as attrapé ses chevilles pour te hisser et, sans lâcher l’endroit du regard, il t’a demandé pourquoi tu n’y allais pas.

— Y’a rien là-bas, as-tu dit. Je vais tomber si j’y vais.

Royan a paru s’attrister et a pointé le vide du doigt.

— Eux y arrivent bien.

Mais tu ne voyais toujours rien et ne voulais rien voir de toute manière. Debout, tu as pris la tête de l’armée de Dai.

— Tu devrais être au milieu, a insisté Royan.

— Je vais où je veux, as-tu menti.

Et tu as vu ceux du milieu et les visages de l’ennemi en face, mais trop tard : la nuée de Dai s’était lancée à l’attaque.

*

Sous les dernières étoiles de l’aube, un cercle de Dai assemblé autour du feu éteint ne se racontait pas d’histoires, cette fois-ci, mais débattait de la direction à prendre.

Comme d’habitude lorsque plusieurs Dai se réunissaient, tout le monde parlait en même temps et semblait croire que les arguments criés convainquaient mieux, ce qui n’était pas forcément faux. L’agitation tranchait avec le silence inquiet de la forêt auquel tu t’étais habituée.

Une Kwashil s’exprimait de façon étrangement polie, dans sa langue que tu entendais rarement. Sa tunique ample laissait à l’air libre les longues ailes grises qui la gênaient pour s’asseoir dans un cercle si restreint. Elle sentait la plume, le Rokian et dégageait l’effluve lointain des épices de son clan d’origine. Elle était petite, sans doute jeune, mais son visage marqué lui donnait l’apparence des siècles. L’esclavage avait cet effet sur beaucoup de ses proies. Elle se terrait loin de Kwashil et ne reverrait peut-être jamais ses semblables.

— Vous déraisonnez. On exploite et on tue les Ælvn qui s’aventurent sur nos terres. Vous n’espérez quand même pas qu’ils nous accueillent ?

— Faut se réveiller, ça fait bien trente essoan qu’ils le font.

Un Boꜵr et un Rokian se sont mêlés à l’échange.

— Mais on est des Dai, merde ! On n’a pas besoin que les Ælvn veuillent bien nous accueillir.

— Ouais, on est les Yudæln, maintenant ! On est libres !

Tu n’aimais pas la tournure de la conversation. Vous n’étiez pas des réfugiés en quête d’asile, des mendiants prêts à quémander de l’aide à vos pires ennemis. Vous étiez forts et fiers.

— On pourrait rester dans la forêt pour toujours, as-tu crié pour te faire entendre.

— Nan, les clans nous cherchent encore, petite. On va pas passer notre vie en cavale.

Tu ne voyais pas le problème.

— Je suis d’accord avec Shaem. Ça coûte rien de tenter la Cité : faut qu’on bouge dans tous les cas.

— Et si c’est bon, ceux qui veulent plus de temps pour y réfléchir en auront, ceux qui veulent voir l’Apræncal le pourront et ceux qui veulent juste rester les uns avec les autres le pourront aussi.

— Mais… chez les Ælvn, vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

— Parce qu’on croule sous le choix, peut-être ? On teste ça, si ça marche on peut souffler un peu, sinon on continue. Et à force de perdre un Dai par jour entre les prédateurs, la faim et les rapatrieurs des clans, on sera bientôt plus assez pour en débattre de toute façon.

La foule et ses palabres t’épuisaient. Le temps semblait déjà venu pour toi de quitter le groupe hétéroclite d’esclaves en fuite. Le dôme de l’Apræncal avait pourtant fait partie de tes projets. Tu voulais savoir ce que Royan comptait faire, même si tu soupçonnais qu’il suivrait la troupe. Le Rokian prospérait dans la multitude ; seul, il dépérissait.

— C’est une bonne initiative, a dit la Kwashil dans sa langue.

— Pfeuh. Tu t’en fiches, les Kwashil sont toujours fourrés chez les Ælvn de toute façon.

La Kwashil calme, mesurée, à des années-lumière du tempérament des autres races dai, n’a pas semblé désapprouver la remarque.

Elle s’est aperçue que tu la fixais, mais tu n’as pas détourné le regard. C’était la première fois que tu voyais un Kwashil. Elle avait la pupille ronde et l’iris doré, le crâne couvert de courtes plumes cendrées et surplombé d’une longue huppe blanchâtre qui s’élevait vers le ciel à l’avant et retombait sur son dos à l’arrière.

— C’est toi, Cháká ? t’a demandé la Kwashil. Je suis Lautèg. Si tu as des questions, ouvre la bouche au lieu de compter sur tes yeux.

— J’opver– J’observais juste, as-tu répondu dans sa langue (1).

Puis tu as changé d’avis et tes questions se sont bousculées :

— Comment tu t’es fait capar… capturer ? Le clan Kwashil est à des jours des autres clans, non ? Pourquoi t’as valu– voulu aller à Rokian ? (2)

La Dai a jaugé la confiance que tu lui inspirais et a tristement baissé les yeux.

— C’était il y a si longtemps… J’étais en route pour la Cité. Avec deux autres Kwashil, nous avons décollé pour les dômes. Nous passions le moins de temps possible à terre.

Elle s’est lissé distraitement les plumes.

— Ça s’est produit lors de notre dernière halte, à moins d’un cinquième de ciel des portes de la Cité. Éokunang a résisté… les Frréshiéshié l’ont décapité. Wasili et moi avons fait tout ce qu’ils ont demandé après cela. De dociles servants, comme seuls les Kwashil peuvent l’être, à ce qu’ils disent. Puis Rokian a attaqué Frréshié et nous avons changé de main. Comme les marchandises que nous avions transportées. Wasili est mort à son tour il y a quelques cycles de Pirishèl. S’il avait pu tenir un peu plus longtemps…

Tu avais entendu quelques contes où les Kwashil fraternisaient avec les Ælvn, surtout depuis que Peliamin les avait chassés de la forêt, à l’époque où ils s’appelaient encore les « Kashl ». On dit que leur pacifisme découle de leur faiblesse physique : à l’opposé des solides squelettes dai, leurs os creux facilitent le vol, mais compliquent la guerre. Et la paix n’est jamais si séduisante qu’aux yeux des faibles. Alors les Kwashil vivent dans les montagnes et échangent avec les Ælvn, le seul peuple qui n’ait jamais tenté de les anéantir.

— On dirait que je vais enfin atteindre ma destination, a conclu Lautèg.

Tu as hoché la tête. Tu ne voyais pas quoi faire d’autre.

— Et toi, as-tu vraiment tué ton Narès ?

— Non. Le farrꜵc vit encore. Royan raconte trop d’histoires.

— Le Rokian ? Toujours.

Elle a désigné une bande d’enfants, plus jeunes que toi, à laquelle Royan relatait une autobiographie sublimée. Ne souhaitant pas l’arracher à son public, tu t’es tenue à l’écart.

Pendant que tu discutais avec Lautèg, le groupe d’évadés avait tranché. Ils soumettraient leurs intentions à l’ensemble du camp d’ici peu. Ils rejoindraient la Cité et ceux qui s’y opposaient seraient libres de partir.

Tu as hésité. Tu pouvais suivre Royan, mais la décision te semblait trop importante pour la confier à un tiers.

Comment voyais-tu l’avenir ? La question était trop vaste. Tu voulais apprendre à te battre, devenir caei, une vraie Dai. Pas une akci, pas une esclave. L’Apræncal n’était pas une si mauvaise idée, mais quelle ironie de devoir traverser la Cité ælv pour y parvenir.

(1) « Wasé-şhu umlai », dans le texte d’origine. L’échange entier est en kwashil.

(2) « Ponéntuv hwa ? Kwashaèl t*t*bissè vaèlvièèlsung, viu ? Rokiièn hwo ? »

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