Mêlée - 2
De nouveau, on a frappé le gong. L’Apræncal a pénétré dans la salle, s’est avancée sur le balcon semi-circulaire qui surplombait la gigantesque pièce et a considéré les prétendants en silence. Tu as étudié l’Apræncal, visiblement Riao elle aussi, en détail : elle avait la bouche féline aux coins retroussés de ton peuple. Le clan Riao s’était souvent mêlé aux Ælvn, si Niashæl disait vrai. Les cheveux de jais de l’Apræncal, raides et longs, étaient coupés droit au-dessus de ses yeux en amande, verts, à la pupille verticale. Une queue noire et ocellée témoignait de la qualité de son héritage, malgré son supposé métissage. Sa large carrure, sa peau sombre et son assurance contrastaient avec l’apparence de Niashæl. L’Apræncal n’avait pas du tout l’air d’une Ælv.
Elle portait une tunique de guerre, certainement renforcée de métal comme tous les vêtements dai, ainsi que deux lames à la ceinture et, dans le dos, l’arme des lâches : un arc et son carquois.
Tu n’es pas parvenue à isoler l’odeur de l’Apræncal parmi tous ces Dai en sueur. Mais si elle était vraiment akci… si elle l’était vraiment, et aussi forte qu’on le disait, alors Niashæl avait raison. Les akcin pouvaient être forts. Et ça changeait tout.
L’Apræncal a parlé d’une voix tonnante :
— S’il y en a parmi vous qui ne savent pas où ils se trouvent : sortez tout de suite de mon dôme, il n’est pas fait pour vous.
Quelques disciples ont ricané. L’Apræncal a fait une longue pause et n’a pas ri. Elle balayait la foule des yeux, guettant les indécis.
— Pour les autres, a-t-elle enfin continué, je n’expliquerai pas ce qu’il se passe ici. Avant de poser vos pieds sales partout, vous devrez me convaincre de vos aptitudes. Vous n’êtes pas spéciaux et il arrive que je ne veuille d’aucun d’entre vous.
— Souvent, a ajouté un disciple narquois.
L’Apræncal a scruté de nouveau la foule, comme si elle attendait quelque réponse. Mais avant que les Yudæln ne s’expriment, elle a repris :
— J’ai cru comprendre que vous veniez de sortir de l’esclavage. Sachez qu’ici, vous y retournerez.
Personne n’a bougé. Parmi la vingtaine de candidats, la plupart étaient les esclaves nouvellement libérés, mais il se trouvait également trois Ælvn et même un Yu. Tu t’es attardée sur le Yu, à l’allure vigoureuse pour son espèce, mais sûrement inoffensif. L’Apræncal a poursuivi :
— Vous affronterez mes disciples ainsi que les autres prétendants. Les morts ne sont pas inhabituelles et vous êtes responsables de votre propre sécurité. Si vous avez dans l’idée de vous plaindre du décès d’un autre disciple : ne le faites pas. Je m’en fiche et s’il est mort, c’est qu’il n’a pas respecté les consignes, qu’il ne s’est pas bien défendu, qu’il s’est surestimé et qu’il était faible. Bon débarras.
Enfin, quelqu’un dans la Cité parlait ta langue. Tu es restée fermement ancrée à ta place.
Un Frreshie s’est levé, semblant hésiter. Il a attendu ainsi quelques instants avant de se rasseoir. Il s’est relevé, a fixé le visage de l’Apræncal comme pour y chercher un reproche, a paru rassuré, puis s’en est allé.
— Parmi ceux qui souhaitent tout de même participer, il est possible que vous ne surviviez pas même aux sélections.
Plus un souffle.
L’Apræncal s’est réjouie :
— Commençons.
Les disciples se sont rangés en quatre colonnes.
— Ces quatre-là, a dit l’Apræncal en désignant les premiers de chaque file, sont les meilleurs de leur catégorie. C’est eux que vous affronterez.
L’un des champions, un Nis, était minuscule. Le Boꜵr était au contraire très imposant. Le troisième, couvert de cicatrices, avait dû batailler avant d’obtenir son titre. Le quatrième était un Ælv. Les champions te décevaient mis à part le Boꜵr ; la présence d’un Nis et d’un Ælv t’étonnait même. Était-ce vraiment eux, l’élite des guerriers de Chal ?
— Comme vous êtes nombreux et que je n’ai pas de temps à perdre, on va laisser tomber les combats à un contre un pour cette fois. Ce sera mêlée, chacun pour soi.
La nouvelle a aussi surpris les disciples.
— Mais on n’a jamais fait ça ! s’est indigné le Boꜵr.
— Ils vont mourir, c’est impossible de tous les surveiller en même temps.
— Silence, a coupé l’Apræncal.
Les disciples se sont exécutés. Le gong a tinté de nouveau et les champions se sont jetés sur la masse des prétendants.
Le moment le plus important de ta vie, et tu n’étais pas prête.
Tu participais à un vrai combat pour la première fois. Ton dernier entraînement datait de l’époque où Akmako s’appelait encore Carunae et tu n’avais aucune idée de ce que l’Apræncal attendait. Avant que tu n’aies le temps d’y réfléchir, de te maudire de ne pas avoir demandé des conseils aux Yudæln, une montée d’adrénaline t’a fait bouillonner le sang.
Les coups pleuvaient, mais ne t’étaient pas destinés. Tu as évité la première vague d’un pas de côté. Les champions ne ciblaient personne en particulier et les prétendants semblaient croire qu’ils formaient une équipe contre les disciples. Tu en as frappé plusieurs, qui ont seulement eu l’air confus.
— Allez, attaque-moi ! Faut qu’on m’attaque si je veux gagner ma place au dôme !
— Mais on est du même côté.
— Vous avez rien écouté ou quoi ? Y’a pas de côtés. Mêlée, qu’elle a dit, mêlée !
Le Dai s’est mis en garde, puis t’a ignorée pour se jeter sur le champion Nis.
— Sérieusement.
Royan est passé près de toi. Tu lui as asséné un coup, pensant qu’il n’hésiterait pas à y répondre. Il n’y a pas fait pas attention et a continué de détaler, le Boꜵr à sa poursuite. Le champion gigantesque t’a alors aperçue et a foncé dans ta direction. Après un instant de panique, tu as glissé entre ses jambes et lui as attrapé le pied, espérant le faire trébucher. Il a à peine ralenti sa course et tu as esquivé son poing de justesse. Tu lui as éraflé le bras avant de t’éloigner. Son armure l’a protégé, hormis les doigts. Le Boꜵr était imposant, mais tu étais plus rapide. Le voyant découvrir ses crocs sous l’effet de la douleur, tu t’es éclipsée en vitesse.
L’Ælv est entré dans ton champ de vision ; moins impressionnant, moins susceptible de te tuer par accident. Tu t’es élancée dans sa direction toutes griffes dehors. Il s’est retourné, t’a esquivée et a entrepris de contre-attaquer, mais tu as profité de sa distraction pour le mordre au bras. Il t’a percutée de sa main libre. Sans prendre le temps d’encaisser la surprise, tu es revenue à la charge, abattant tes faibles coups d’enfant. L’Ælv les a aisément déviés sans pour autant riposter. Il t’a immobilisé le bras dans le dos, te disloquant l’épaule. Tu as grogné de douleur. Il a souri au-dessus de toi. Comme tu abhorrais ce sourire moqueur ! Hors de question qu’un Ælv te soumette, alors tu t’es débattue, parvenant à t’extraire en lui frappant le visage du pied. Tu as pris du recul et fait mine de te ruer sur ton adversaire. Il a feinté une esquive, que tu avais anticipée. Tu l’as mordu, cogné et griffé de ton bras viable. Quand l’Ælv a tenté de se dégager, tu as entendu un craquement désagréable. Tu lui avais brisé un membre. Tu ne savais pas lequel et peu t’importait.
Puisque l’Ælv n’avait plus envie de jouer, tu as dédié quelques instants à ton bras blessé. C’était la première fois que tu remboîtais ta propre épaule. Tu connaissais les mouvements, mais as dû t’asseoir pour te servir de tes genoux comme support, tout en surveillant que personne ne profite de l’ouverture.
L’Ælv se tortillait au sol. Deux prétendants ælv se sont avancés vers lui. Comptaient-ils vraiment s’en prendre à un adversaire tombé ? Ils n’allaient rien prouver à l’Apræncal. Tout compte fait, tu préférais l’attitude des Yudæln, hésitants à s’attaquer aux leurs. Ces deux rapaces te révulsaient. Sur un coup de tête que tu allais certainement regretter, tu leur as barré la route.
Ignorant sa douleur, l’Ælv à terre a sorti un couteau et t’a tailladé le mollet. Jurant et vociférant, tu lui as pris l’arme des mains, l’as frappé à plusieurs reprises et lui as posé la lame sous la gorge pour le calmer.
— Je te protégeais, merde ! Pour une fois que je pense aux autres, t’exagères !
— Je le sais, a-t-il répondu en haletant.
Tu as appuyé sur sa jambe, là où l’os s’était brisé. Il a poussé un cri.
— Et maintenant, tu le feras plus.
Les deux autres Ælvn se sont précipités sur vous. Tu as brandi la lame dans leur direction.
— Laisse-nous passer.
— Vous êtes de vieilles charognes. C’est peut-être un farrꜵc, mais il est hors de combat. Foutez-lui la paix.
Ils ont hésité un instant.
— Nous sommes soigneurs… ont-ils dit en désignant leurs ceintures bleues.
Tu as lâché l’Ælv, levant les yeux au ciel.
— Si personne nous dit rien, on est censés deviner ?
Tu as cherché une ouverture dans le chaos qui t’entourait et remarqué que l’Ælv t’avait blessée au bras. Tu as léché le sang avant de t’élancer de nouveau vers le Boꜵr, qui s’acharnait sur Royan et un groupe de candidats. L’un d’eux y a vu une opportunité et a attaqué à ton approche. Un coup de pied au visage qui t’a surprise toi-même l’a fait changer d’avis. Il a chancelé et s’est adossé à un poteau sous ton regard dubitatif. Le Boꜵr l’avait bien amoché et, après ton coup porté à sa dignité, il en avait assez. Le guérisseur Yu s’est approché de lui, mais a décampé quand il a montré les crocs. Il lui restait un peu d’amour-propre.
Tu as reçu un choc violent à la tête. Assailli par un groupe de Yudæln, le Boꜵr frappait dans toutes les directions. Tu as essayé de te lever, mais trébuché. Tu as fait un effort de concentration pour observer les alentours. Royan, couché à terre, demeurait conscient et se frottait le crâne.
Il était difficile d’admettre que tu te trouvais encore dans la Cité ælv. Des corps ensanglantés gisaient partout dans la salle, de sorte que les guérisseurs ne savaient plus par qui commencer. Ni l’Apræncal ni les disciples n’ont paru surpris d’un tel carnage.
Acceptant ne pas appartenir à la même catégorie que le Boꜵr, tu as cherché n’importe quel autre adversaire en état de combattre. Le Frreshie aux cicatrices semblait en pleine forme et se battait avec adresse. Tu as marché vers lui, mais failli tomber à nouveau. Tu t’es adossée au pilier et, accroupie, la tête en arrière, as respiré profondément. L’attaque du Boꜵr t’avait plus secouée que tu ne le pensais. En outre, tes entailles commençaient à te faire souffrir.
Quand les vertiges sont passés, tu t’es relevée résolument et as frappé le Frreshie par-derrière. Sans lâcher des yeux son principal adversaire, il a fouetté l’air de son épée dans ta direction, tout en reculant pour vous avoir tous deux en face de lui. Par un réflexe inespéré, tu l’as évité juste à temps et la lame s’est contentée de te frôler, te dessinant un fil rouge sur l’abdomen. Une rage aveugle t’a envahie et, ignorant les risques, tu t’es jetée sur le poignet qui tenait son épée et l’as mordu au sang, accrochée au Frreshie comme un prihwit sur un arbre. Il a lâché son arme, que tu as écartée du pied. Tandis que le Yudæl cherchait à le faire trébucher, le Frreshie t’a frappée de sa main libre, griffée, puis mordue au cou. Tu as riposté d’un coup de pied dans la mâchoire. Il a bondi pour t’écraser sous son poids. Tu as lâché prise avant qu’il ne retombe, mais n’es parvenue à libérer que tes bras de sous son corps. À portée, toutefois, se trouvait sa jugulaire. Tu y as placé tes griffes et appuyé juste assez pour te faire comprendre. Le Frreshie a tiré son bras vers ta propre gorge, alors tu as planté tes griffes. Il a fermé les yeux et appelé un soigneur, vaincu.
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