Mêlée - 1

6 minutes de lecture

Une lueur aveuglante t’a fait fermer les yeux. Tu les as doucement rouverts. C’était la lumière de Mur, décuplée par de multiples réflexions sur les murs. Tu as levé la tête. Sous le plafond immense et les voûtes imposantes, l’espace grandiose s’illuminait. De l’intérieur, le dôme, moins large que celui des voyageurs, semblait autrement plus vaste en raison de ses salles spacieuses et de l’absence de foule. Tu t’es surprise à béer en t’imprégnant du gigantisme des lieux.

Des disciples ou aspirants s’étiraient, s’entraînaient, se battaient ou se reposaient. La plupart d’entre eux te dépassaient d’au moins trois têtes. L’étendue de ta prétention t’a frappée à l’ego : tu ne tiendrais pas un instant face à de vrais Dai.

Tu t’es penchée juste à temps pour éviter un poignard perdu. Ton cœur a tressailli, mais tu as caché ta surprise derrière un masque de colère.

— Regarde un peu où tu tires ! as-tu aboyé à une Riao aux cheveux blancs.

— Faut pas s’énerver pour ça. Personne n’a rien, c’est bon.

Tu as grogné et l’enfant riao a ramassé son arme. Tu la trouvais étrange, toute pâle qu’elle était, la parure à peine visible et les yeux bleus. Des couleurs rares dans ton clan. Elle avait un visage avenant et ses oreilles de tigre te rappelaient celles de Baraghi. Tu ne l’avais jamais vue auparavant, mais il y avait eu tant de Yudæln…

Elle s’est approchée, penaude.

— Bon, ëyunël fassayël.

La tigresse s’excusait ? Elle avait même dû puiser dans le vocabulaire ælv pour y parvenir, la langue dai ne le lui permettant pas.

Tu as grimacé. Elle n’était pas étrange que d’apparence.

— T’es demie aussi ? a-t-elle demandé. Tu sens comme Ama, mais aussi un peu comme Aya.

— Je suis demie rien du tout.

— Ah, je croyais. Moi, je suis mi-Ælv mi-Riao, a-t-elle fièrement dit.

Tu as grimacé de plus belle. Qu’est-ce qui n’allait pas chez cette akci ? Le crier à des inconnus… On tue les akcin parce qu’ils sont faibles, avais-tu envie de lui dire. Mais peu importe d’où elle sortait, elle s’en rendrait rapidement compte. Ce n’était pas ton problème.

Tu as étudié à nouveau sa peau claire, d’Ælv ; ses yeux bleus, d’Ælv. Ses pupilles rondes pouvaient toutefois passer pour celles d’un Dai diurne. Un mariage audacieux de motifs riao et ælv ornait ses vêtements. Le tissu en lui-même était de confection ælv et l’armure résolument riao. L’inconsciente.

— Je m’appelle Niashæl. T’es encore en colère pour tout à l’heure ?

— Non. Mais je te trouve bizarre.

— Ah oui ? Je n’ai pas trop l’habitude des gens. Il faudra que tu m’apprennes.

Tu as pouffé. Quoi ? Niashæl t’avait adoptée, quelque chose du genre ? Elle croyait que tu lui apprendrais à vivre en société, de la bonté de ton cœur et à l’aide de ta riche expérience ?

— Je te fais rire, donc on est amies. Comment je peux t’appeler ?

Tu as vérifié que tu ne rêvais pas, mais non : c’était seulement la réalité qui faisait n’importe quoi. Tu as haussé mentalement les épaules.

— Caei. Je m’appelle Caei, as-tu dit avec la culpabilité de ceux qui mentent.

— Ha ! Je pense que j’ai déjà entendu parler de toi. Tu le crois ?

— Non.

Niashæl n’était pas quelqu’un de crédible.

— Mais dans l’histoire, t’étais de sang-mêlé.

Tu n’as pas répondu.

— « La Force », hein. C’est un vrai nom de Dai, ça.

— Et un nom de vrai Dai, as-tu ajouté sarcastique.

Niashæl s’est trituré les doigts.

— En vrai, le poignard m’a échappé parce que j’étais dans mes pensées. Tu sens comme Aya et comme Ama. T’es sûre de pas être une sang-mêlé ? On est amies maintenant, alors tu peux me dire la vérité.

Vu comme elle gardait ses secrets, tu ne risquais pas de lui confier les tiens. Mais ton silence en a dit trop long et Niashæl s’est emballée.

— Tu verras, les sang-mêlés sont les plus forts.

— Qu’est-ce que t’en sais ?

Niashæl semblait vivre dans son propre univers, où les akcin étaient adorés et rien de mal ne pouvait leur arriver. Ses illusions t’agaçaient.

— L’Apræncal est de sang-mêlé, déjà.

C’était ce que rapportaient les rumeurs, mais Baraghi avait raison : les akcin étaient faibles. L’Apræncal était pourtant la guerrière la plus renommée des terres de Chal. Une de ces deux notions était fausse.

— N’importe quoi, as-tu répondu.

— Mais si !

— Et comment tu le sais ? Une petite voix te l’a dit, c’est ça ?

— Non, c’était plutôt une grosse voix. Lyoonëi me l’a dit.

— Et elle sort ça d’où, cette Lyoonëi ?

— Lyoonëi, c’est l’Apræncal.

Niashæl n’était pas saine d’esprit, même pour une Dai.

— Et t’aurais rencontré l’Apræncal comment, dis-moi ?

— Ben, elle m’entraîne. Je suis sa disciple. Enfin, en vrai je l’ai rencontrée un peu avant. Elle veut toujours connaître tous les sang-mêlés de la Cité.

Tu as hésité entre la surprise et le scepticisme. Tu as opté pour le second.

— Tu peux même pas gérer un couteau. T’es pas disciple.

Le sourire de Niashæl a révélé ses dents carnassières. Elle tenait assez peu de l’Ælv, finalement.

— Je vais te montrer quand je suis pas déconcentrée !

Elle a fait tourner deux poignards dans ses mains d’un geste assuré et en a glissé un sous ta gorge, l’autre à la naissance de ta cage thoracique, incliné vers ton cœur, avant que tu n’aies eu le temps de réagir.

Tu as fait de ton mieux pour garder un air neutre.

— Ça prouve rien, as-tu dit. Tu peux faire ça sans être disciple.

— Arh ! s’est énervée Niashæl. Kamal ! Je suis disciple ou pas ?

— Oui, a répondu un certain Kamal.

— Alors ? t’a demandé Niashæl.

Le poignard toujours sous la gorge, tu es allée dans son sens sans y réfléchir trop longuement.

Quand elle t’a relâchée, tu as cru de bon ton de nourrir la conversation.

— Tu viens d’où ?

Tu t’attendais honnêtement à ce qu’elle soit sortie telle quelle d’un arbre, déjà folle.

— De la forêt.

Hm. Pas loin.

— Je veux dire de quel clan, as-tu insisté. Le clan où t’étais esclave. Je devine que t’es née à Riao.

Ou peut-être venait-elle de la Cité. Il se pouvait qu’elle soit saine d’esprit pour une Ælv.

— Aucun clan, jamais eu.

— … La Cité, alors ?

— Non plus.

— Et tu comptes m’expliquer ou c’est trop concret pour toi ?

Niashæl est parvenue à se réjouir et s’assombrir en même temps.

— J’ai juste grandi dans la forêt avec mes parents. La Cité n’acceptait que les Kwashil et les Yu à l’époque, donc ils auraient pas pu être ensemble. Ça a changé pendant qu’ils étaient partis, j’ai appris ça plus tard.

Dans un arbre, a persiflé ton esprit.

— Ils sont dans la Cité alors, tes parents ?

Tu essayais de mieux concevoir l’univers de la sang-mêlé, mais Royan et moi sommes entrés en gloussant avant que Niashæl ne réponde. À son expression, elle n’était pas pressée d’en parler.

— Vous-ne-pouvez-pas-partir-avant-de-vaincre-l’Apræncal ! nous a crié le garde à toute vitesse.

— T’inquiète, je serai pas sélectionné, l’a assuré Royan avant de me désigner. Et il est juste venu voir. Tu devrais pas retourner à ton poste ?

Le garde a fulminé et décidé de ne pas rectifier son mensonge avant de ressortir.

— Royan, pourquoi vous ricanez ?

— Boh, c’était pas mon meilleur moment. On s’est faufilés pendant qu’il pissait et il a trébuché en nous courant après. Il a voulu savoir nos noms, donc naturellement, j’ai inventé quelque chose d’improbable et il l’a gobé.

— Tsoo-Shiane-Krreh-Satiega, ai-je contribué.

— Petits menteurs, il a pas cru ça ?

— Kaz ne ment jamais !

Un sourire t’a échappé. J’avais déjà un surnom.

— En tout cas, pas une seule fois depuis que je l’ai rencontré, y’a quelques tiers de ciel.

Niashæl, quant à elle, a paru apprécier la distraction.

— Les gars, on va nous mettre dehors avant la fin de la journée si vous continuez.

— Tu t’es fait une copine ? a demandé Royan en avisant Niashæl. Je suis tellement fier de toi !

Tu as fait les présentations d’un ton exagérément blasé.

— Comment on t’appelle ? a demandé Royan à Niashæl. Nash ou Naæl ?

— Ah, Nash. Mais si j’avais eu à choisir, ç’aurait été Naæl.

Tu as haussé les épaules, indifférente. Royan était en train de peser mentalement le pour et le contre, à grand renfort de mimiques.

Un gong a retenti. Niashæl, Kamal et le reste des disciples se sont approchés d’un escalier en spirale au centre du dôme tandis que les Yudæln cherchaient l’origine du bruit, inquiets et frénétiques. L’Apræncal allait bientôt faire son entrée et les combats allaient commencer.

Annotations

Vous aimez lire Gaëlle N. Harper ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0