Le Rire du loup - 1
Non loin du camp d’où provenait la fumée, tu as reconnu des bruits de pas familiers, plus prudents que dans tes souvenirs.
— Cháká !
Le petit loup qui n’avait jamais connu que l’esclavage était hors de sa prison.
Comme quatre pirishoan auparavant, Royan a accouru et t’a enlacée. Tu ne le méritais pas. Il t’insupportait généralement qu’on te touche, mais Royan avait toujours fait exception. Tu ne savais pas quoi faire de tes bras et c’était sans importance. Au contraire de la seule présence des autres, ses étreintes à lui ne t’étouffaient pas.
Le regard fier, il souriait de toutes ses dents et t’a enserrée davantage, comme pour vérifier que tu étais bien là, bien vivante. Tu n’as même pas songé à t’en plaindre.
Il s’est écarté d’un pas hésitant, effrayé de te voir disparaître.
— J’ai ramassé des champignons, a-t-il dit en ouvrant son sac et t’arrachant un sourire. J’ai trouvé des muksatn et des malkalatn. Et des pirkaniatn, mais ce sont peut-être des rekiatn en fait, donc vaut mieux pas les manger.
Comme si vous ne vous étiez jamais quittés.
— T’en as plein ! C’est déjà le Printemps des Champignons ?
— Non, a-t-il dit en riant. C’est encore la Faveur d’Aigir pour un bout de temps.
Tu as fouillé dans son sac et en as sorti les supposés pirkaniatn. Tu as tenu l’un d’eux à bout de bras devant Mur. Sa membrane semblait un peu trop translucide pour un rekiat, mais rien n’était moins sûr.
— Bien, t’es toujours plus maigrichonne que moi, a taquiné Royan.
— Mais il paraît que les coups osseux sont ceux qui font le plus mal.
Tu avais la voix éraillée par l’émotion et le manque d’usage.
Tu as frotté le champignon sur ta lèvre inférieure. Tu n’as ressenti aucune brûlure, mais attendrais un onzième de ciel par précaution.
— Si seulement tu pouvais m’atteindre avec ces petits bras, a renchéri Royan.
— Ton visage est assez près de mon poing, tout de suite.
— J’ai peut-être senti une légère brise, en effet. C’était un coup de poing ?
— Tu m’as manqué, cervelle de Rok.
Le Rokian t’a tapoté la tête en guise de réponse. C’était ça, le bonheur ?
*
Le jour de ton départ de Riao, quand Baraghi était revenu enragé et vociférant, Royan avait accusé le choc. Il s’était assis, comme si la nouvelle avait menacé de lui faire perdre l’équilibre. Il avait essayé de rassembler ses pensées, mais elles avaient échappé à son étreinte comme du sable dans le vent. Les formes floues des membres du clan s’étaient agitées autour de lui. Leurs cris brouillons lui étaient à peine parvenus, étouffés par son hébétude.
Réalisant peu à peu ce qu’il s’était passé, un petit sourire en coin s’était doucement formé sur son visage, avant de s’élargir, accompagné du souffle saccadé d’un rire imprévu. Royan avait continué de ricaner silencieusement au milieu du clan mis sens dessus dessous par une gamine à demi Ælv.
Malgré ses efforts pour s’arrêter, il avait gloussé de plus belle quand Baraghi l’avait fixé de ses yeux brûlants en se dirigeant vers lui. Titubant, Royan s’était levé pour déguerpir, mais trop lentement pour échapper à la rossée du Naræs. Il avait tâché de se faire oublier les jours suivants.
De mémoire d’enfant, ç’avait été l’événement le plus bouleversant jamais advenu à Riao. Le clan n’avait plus parlé que de cela. Les captifs, en particulier, avaient arraché les moindres détails de la bouche de Royan. En contrepartie, le clan avait accru sa vigilance et redoublé de sévérité envers eux. Mais dans la hutte des esclaves, à mi-mot, ils avaient été aussi libres que toi. Ils avaient parié sur ta survie, sur la distance que tu avais parcourue, sur ce que tu étais en train de faire. Ils avaient débattu, aussi. Avait-ce été un acte courageux ou une fuite honteuse ? Devait-on te considérer comme bannie du clan ? Vivais-tu l’exil comme une délivrance ou comme un châtiment ?
Royan, quant à lui, avait commencé à se poser des questions d’une nature différente : pourquoi ne suivait-on pas ton exemple ? La surveillance des Riaon s’était certes renforcée depuis ton départ, mais les autres esclaves n’étaient pas retenus par la crainte de perdre leur clan de sang.
Il leur en avait parlé. Ce faisant, il avait planté la graine de l’hésitation, qui s’était transmise à la vitesse d’une maladie et avait doucement germé dans l’esprit des opprimés.
Ils n’avaient pas davantage d’honneur à perdre, avait fait remarquer Royan à ceux qui persistaient à contester ton mérite.
Il s’était senti le devoir de convaincre l’ensemble des captifs de se soulever. Royan s’en doutait : seul, il n’oserait jamais tenir tête à Riao. Peut-être fallait-il un peu de sang ælv pour se délester ainsi du clan.
Ton impact avait généré une onde qu’il faudrait façonner en vague, puis en torrent, afin de renverser le clan qui n’aimait pas l’eau.
— Une akci peut bien faire ce qu’elle veut, mais j’aurai pas la lâcheté de fuir, avait été le mur auquel le loup s’était heurté.
— Elle a pas fui ! avait-il rétorqué. Elle a tenu tête à son Naræs, un monstre deux fois plus grand qu’elle. Elle a menacé de le tuer avant de s’enfoncer seule dans la forêt, la tête haute, avec bien plus d’honneur que nous.
Ainsi, petit à petit, les mensonges du jeune Rokian avaient alimenté le doute. Et le doute s’était transformé en certitude, et la certitude en actes.
*
— J’en ai entendu dire qu’ils méritaient pas de retourner chez eux, a continué Royan. D’autres qu’ils partiraient pas, même si leur clan venait les chercher. Ils s’étaient trouvé une nouvelle famille et, même si on est un ramassis d’esclaves, ils disaient qu’ils pouvaient pas nous abandonner. Certains avaient peur, je pense. Et y’en avait qui restaient juste parce que c’est comme ça, y’a des règles, même à la guerre. C’était le but du jeu. Ils s’étaient fait capturer, alors maintenant, fallait attendre que leurs clans les libèrent. Mais moi je me suis jamais fait capturer, alors c’est pas juste.
» Ensuite, les autres esclaves ont commencé à se bouger. Ça discutait pas mal dans la hutte, les Riaon sont même venus nous calmer. On a commencé à décider d’une date. Ils disaient que la fin du premier tiers de nuit serait pas mal, vu que les diurnes y verraient pas grand-chose. Y’en a qui disaient que nous non plus on verrait rien, mais comme on devait juste courir n’importe où loin du clan, c’était pas très grave.
» Et puis c’est arrivé. Je connais pas les détails, parce que j’ai juste couru loin devant moi. Je me suis rétamé plein de fois, c’est la honte. J’ai tourné en rond un moment et je suis tombé sur Kucara parce qu’il grillait un rudia. J’avais l’affamé qui réclamait, donc ça tombait bien. Il avait pas l’air super content de partager, mais bon, c’était mon idée à la base, quand même. Petit à petit, on a retrouvé presque tout le monde.
» Après, on s’est rapprochés de Rokian pour que les loups rentrent chez eux, mais Kucara et Cuki connaissaient des Dai coincés là-bas, alors ça s’est transformé en mission de sauvetage : ils se sont fait tout furtifs pour prévenir leurs copains qu’on les attendait dehors. Ça s’est alarmé côté Rokian et les autres esclaves ont profité de la confusion pour se carapater. Ensuite, on s’est dit « Pourquoi pas faire le tour des clans ? ». On a grabugé Tick et Boꜵr et puis on m’a laissé jouer les provocateurs avec Frreshie. Kucara disait que c’était juste parce que c’était moins grave si c’était moi qui y passais… Je crois que c’était une blague. C’était sûrement une blague. Donc je me suis infiltré là-bas, discret comme une ombre évidemment, et je suis tombé sur Leeyo. Elle voulait pas nous suivre, donc j’ai dû lui raconter la fois où j’ai conduit une meute de meikæsn pour qu’elle sache qu’on était pas des rigolos.
— Conduit ?
— Ou été pourchassé, je me souviens plus. En tout cas, j’étais devant.
Royan a hoché fermement la tête pour appuyer ses propos.
L’esclave l’avait écouté avec une inquiétude palpable, les Frreshien étant réputés pour leurs punitions cruelles, et avait finalement convenu d’arranger une entrevue avec ses aînés.
Le jeune loup avait ensuite raconté l’histoire de la petite akci qui avait défié son chef. Mais les esclaves avaient répondu que c’était de la lâcheté, que tu t’étais enfuie comme un klesho apeuré.
— Alors pourquoi est-ce que le Naræs de Riao a flippé ? avaient menti les évadés de Riao. Pourquoi est-ce qu’il redouterait une akci si c’est une peureuse ?
— Lui aussi, c’est un froussard, leur avait-on répondu.
Mais parmi les esclaves de Frreshie, il se trouvait des Riaon qui connaissaient Baraghi.
— C’est un monstre. Il craint rien ni personne. J’y crois pas, à votre histoire.
— Et pourtant, on est là. Échappés de Riao en suivant les traces de l’akci, d’une poussière. Baraghi a pris peur parce que les esclaves ont ce genre de pouvoir. On est forts et nombreux ! Il avait peur qu’on s’en rende compte. Mais trop tard : on est là !
— Vous êtes des lâches qui avez fui.
— Des lâches auraient déjà rejoint leurs clans d’origine. Nous, on a une mission et on partira pas avant d’avoir libéré tous les esclaves de Chal.
Il a fallu du temps pour convaincre les esclaves de chaque clan. Chaque fois, les évadés rencontraient les mêmes arguments : c’était lâche, c’était présomptueux, c’était impossible, c’était trop risqué. Mais à Rokian, à Frreshie, à Boaor-Tick et à Nis, comme à Riao, la graine avait fini par germer. Harassés de servir un clan ennemi et séduits par la perspective de retourner chez soi, les esprits se sont enhardis et les esclaves se sont évadés.
Une fois le dernier clan libéré, il avait été convenu que les esclaves retourneraient chacun dans son clan respectif. Mais entre les amis de longue date, qui avaient survécu ensemble à la captivité, et les nouvelles amitiés créées en chemin, nourries de gratitude et d’une souffrance commune, le petit clan des libres, des Yudæln, n’était pas parvenu à se séparer.
*
Tu as froncé les sourcils, l’air contrariée.
— « Si une akci le peut, on le peut aussi »… Ils ont vraiment dit ça ?
— Hm, a fait Royan en posant son index sur sa bouche.
Ton cœur s’est serré. Tu t’es gratté le bras de tes griffes limées.
C’était injuste. Sans toi, ils seraient tous encore en train de croupir entre les serres des clans, mais il fallait miner la vile akci.
— Je suis pas l’akci à dépasser si on veut pas passer pour un raté ! Tout le monde m’écrase pour se rassurer et je devrais me sentir flattée ?
Royan a baissé les yeux, les oreilles tombantes. Même si tes reproches ne lui étaient pas adressés, il se sentait coupable.
— J’ai juste suivi ton exemple, Cháká.
Il a humecté sa manche et s’est approché pour te frotter la joue. Tu as tiré une moue désapprobatrice.
— Sans toi, ils seraient tous encore en train de servir les clans, a-t-il poursuivi en finissant d’enlever la crasse qui couvrait ton visage. T’en as déjà fait plus que beaucoup de Naræsn.
Tu as roulé les yeux quand Royan a fait un pas en arrière pour jauger ta propreté. C’était perfectible, mais au moins tes quatre rayures brunes étaient à nouveau visibles. Royan a souri de plus belle. En fait, avec ta parure de tigre sur la mâchoire, tes yeux dorés en pointe de couteau et tes mains griffues, il était difficile de penser que tu puisses avoir du sang ælv. Tu n’en avais que les cheveux sable, une couleur répandue chez les Riaon aussi.
— Et si ça leur fait trop mal de l’admettre, a-t-il ajouté, tant pis pour eux.
— Quelle bande de farrꜵcn.
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