Les Desseins de l’Apræncal - 2
Quoique Niashæl ait fait de son mieux pour t’accueillir au sein du dôme, les premiers jours t’ont déroutée. Après la liberté enivrante de la forêt, tu te retrouvais soudain dans un dortoir dense, accablée de règles strictes. L’insomnie, l’élancement dans ta jambe et le rythme effréné te rappelaient des jours moins heureux. Tu regrettais parfois de n’être pas restée au-dehors.
Le Frreshie jaune et le Rokian entrés avec toi rencontraient aussi des difficultés. L’esclavage n’était pas assez loin d’eux pour que la rigueur de l’entraînement les surprenne, mais de petites choses, comme être séparés des Yudæln ou ne pas manger leur propre gibier, les perturbaient visiblement.
Lyoonëi descendait rarement au rez-de-chaussée, alors c’était le champion Boꜵr qui vous formait la plupart du temps. Il encourageait la prudence des recrues à l’égard de la nourriture et la goûtait en premier pour attester de sa comestibilité.
Les Ælvn étaient omniprésents. Le dôme de Lyoonëi était presque un passage obligé pour devenir garde ou guérisseur. Il fallait beaucoup de confiance en l’Apræncal pour se laisser toucher par un soigneur Ælv, d’autant que certains s’évanouissaient à la vue du sang. Une guérisseuse a été prise de nausées devant les cicatrices qui lézardaient ton dos. Tu hésitais à en rire ou en pleurer, alors tu as feint l’indifférence. Tu as seulement noté, avec une pointe de dépit, que le reste des anciens esclaves était moins amoché que toi.
La hiérarchie dans le dôme se renouvelait régulièrement. À chaque retour de Pirishæl, des duels opposaient les disciples d’un même étage. Le grand vainqueur se voyait alors accéder à l’étage supérieur. Les dernières recrues débutaient au plus bas de l’échelle, ainsi les résultats du prochain tournoi décideraient de votre classement.
Les jours suivant votre arrivée, et jusqu’à la compétition, on vous a attribué les tâches les plus ingrates et les plus harassantes. Rien d’impressionnant pour un esclave. Si la nature des repas à préparer était une nouveauté, nettoyer l’étage, laver et raccommoder les vêtements, obéir aux aînés et réparer des armes ne te changeaient en rien du quotidien. Le labeur était toutefois plus long et plus difficile en raison de l’immensité du dôme et du nombre de guerriers à satisfaire. Employant tout votre temps à frotter, récurer, réparer, laver, servir, ranger, cuisiner, il vous a été impossible de participer aux séances d’entraînement. Chaque soir, vous vous allongiez, éreintés, pour dormir d’un sommeil sans rêves. Le gong vous réveillait au bout d’un septième de ciel, signalant la reprise du travail.
De riches repas vous étaient distribués, mais, sitôt assis, vous comatiez dans vos assiettes jusqu’au coup de gong annonçant la fin des victuailles.
À la nouvelle Pirishæl, la compétition était à des lieues de vos préoccupations. Elle a néanmoins débuté et l’issue vous paraissait certaine. Somnolents, amaigris, le visage blanc et les yeux rougis vous regardiez les guerriers hâlés et vigoureux se battre férocement jusqu’au moment fatidique où il vous faudrait rejoindre l’arène.
Ton tour est arrivé ; le résultat a été peu surprenant. Ton concurrent, qui retenait pourtant ses coups, t’a ballottée comme un paquet de plumes et assommée à plusieurs reprises. Tes deux camarades et toi avez rencontré la défaite dès le premier match, dès les premiers instants. Quelque part, tu as tout de même trouvé l’énergie de l’insolence.
— Tu fais pas aussi mal que le Naræs de Riao, as-tu dit à ton adversaire.
Mais tu n’es parvenue qu’à le faire rire.
Comme les autres Yudæln, tu t’es traînée en dehors de l’arène pour tomber de sommeil sur le sol.
Peu à peu, des recrues sont venues grossir vos rangs, allégeant la charge de travail et vous permettant de dormir davantage et de mieux manger. Vous laissant le temps de participer aux entraînements.
Au pirishoa suivant, si les nouveaux étaient plus morts que vifs, vous aviez repris des couleurs et de la chair. La veille de la compétition, vous vous êtes accordé deux tiers de ciel de sommeil et avez abandonné, sans scrupules, vos cadets à leur impressionnant labeur.
Le tournoi s’est mieux déroulé que la première fois. Tu as triomphé de trois adversaires. Le Tick t’a écrasée, lui-même vaincu par un Rokian qui s’est hissé à la première place et a rejoint le second étage.
De vous trois, un seul n’avait vaincu personne. Celui-là, le Frreshie jaune, ferait partie des nouveaux venus jusqu’aux prochains affrontements. Sa déception était palpable.
— T’en fais pas pour ça, lui a dit son adversaire, t’as été déstabilisé parce que je suis plus petit que toi et tu t’attendais à ce que ce soit plus facile. Méfie-toi de ceux qui ont l’air faibles : Lyoonëi nous a sélectionnés pour une bonne raison. On va revoir le combat contre un ennemi plus petit : concentre-toi bien là-dessus et tu t’en sortiras mieux la prochaine fois.
Désormais libérés de vos charges, vous avez profité pleinement des séances d’apprentissage. Même si l’entraînement était bien plus exigeant et rigoureux que le travail du nouvel arrivant, tu te réveillais au moins en forme.
Au rez-de-chaussée, on n’étudiait que les techniques basiques et on se battait plutôt à mains nues. On tâchait également de renforcer sa musculature. Les disciples les plus menus, comme toi, étaient encouragés à dévier et esquiver les coups plutôt qu’à les bloquer.
— Quand votre adversaire est plus grand que vous, disait le nouveau champion, esquivez, esquivez, esquivez. Retournez sa propre force contre lui, soyez vifs, agiles, évitez ses attaques à tout prix et frappez avec précision. Si l’ennemi est plus petit, faites attention à tout ce que je viens de dire. Ne sous-estimez jamais un adversaire. Mieux vaut l’anéantir avec beaucoup trop de force que de vous faire tuer parce que vous avez été stupides.
Chacun apprenait un style différent en fonction de sa corpulence. Du fait de vos statures similaires, Niashæl te supervisait souvent. Les disciples s’étonnaient avec bienveillance de la rapidité avec laquelle tu assimilais les techniques et elle s’acharnait à leur répéter que ton métissage en était l’explication. Elle a atteint le premier étage juste après et les disciples ont commencé à se demander si elle n’avait pas raison.
À l’issue de ta quatrième compétition, tu as emporté la victoire, rejoignant le niveau supérieur sous le regard effaré des disciples arrivés bien avant toi. Dépitée, tu as constaté qu’à chaque étage, les nouveaux servaient de larbins. De plus, avant d’y être complètement intégré, il fallait prouver sa valeur. Comme lors des sélections, les combattants au sommet de la hiérarchie de l’étage testaient les capacités du nouveau venu et Lyoonëi assistait à la rencontre.
Il arrivait d’être contraint de redescendre d’un étage pour se perfectionner en attendant de retenter sa chance. C’était heureusement rare dans les premiers niveaux.
Ce cycle-là, un Tick du nom de Tota vous entraînait, Niashæl et toi, en vertu de sa petitesse. Il vous dépassait tout de même largement, mais vous a fait part de sa longue expérience contre des adversaires plus grands que lui.
— Ce qu’il vous manque en force, disait-il, vous devez le compenser en vitesse.
Pour la première fois dans l’arène, on t’a confié une épée. Elle était émoussée et son poids t’a surprise, mais tu n’en as rien dit. Tota t’a expliqué que c’était une arme d’entraînement légère. Tu as baissé les yeux sur ta misérable figure d’Ælv et songé que c’était peine perdue ; mais Niashæl, ton aînée de deux essoan, commençait à développer une musculature décente et maniait l’arme sans effort.
Un Rokian fraîchement arrivé s’est plaint auprès de Lyoonëi de devoir utiliser des armes d’entraînement :
— J’ai déjà participé à une douzaine de batailles, je sais ce que je fais.
— Donc tu comprends pourquoi je veux vous garder acérés, toi et les lames de combat.
On ne faisait pas changer d’avis l’Apræncal quant à ses méthodes.
— Étends tes doigts le long de la fusée, t’a dit Tota. Ce sera plus facile pour l’estoc et tu te casseras pas le poignet comme t’étais en train de le faire.
Tu as tenu tes épées comme il l’avait conseillé et éprouvé une impression momentanée de familiarité. Tota n’a jamais eu besoin de se répéter.
Bientôt, tu as reçu ta première armure : une tunique ordinaire, renforcée de plaques de métal dissimulées sous le cuir. Au contact du corps, un rembourrage de tissu complétait la protection. Tous les Dai libres possédaient un équipement similaire, qui les protégeait sans en avoir l’air. Il tenait chaud, mais les vrais Dai ne s’en plaignaient pas. Sa coupe n’était pas riao ni ne te rappelait aucun clan en particulier. Elle était bien ajustée. On l’avait conçue pour toi. Tu as masqué ta joie, jusqu’à ce que les félicitations sincères de Niashæl t’arrachent un sourire.
Même si elle avait du sens, tu n’étais pas entièrement convaincue par l’hypothèse de Niashæl, qui pensait qu’être akci vous rendait meilleures. Vous appreniez différemment. Niashæl avait une agilité et des réflexes naturels fabuleux et brillait quand elle se reposait sur ces qualités. Toi, tu étais têtue. Tu avais décidé que plus personne ne te reprocherait jamais ta faiblesse, tu versais donc dans l’excès inverse.
Qu’on vous fasse courir, répéter un mouvement, porter des poids ou faire des pompes, tu ne t’arrêtais jamais avant que toutes les recrues, même incontestablement plus fortes que toi, aient abandonné. Tu t’interdisais de te laisser tomber au sol à la fin d’un exercice, alors tu t’asseyais aussi calmement que possible, tâchant de réguler ton souffle, et ne t’écroulais que lorsque tu avais la certitude que personne ne te regardait, même si les autres disciples étaient de toute façon trop fatigués pour te prêter attention.
Tu plaçais la barre de plus en plus haut. Enfant, tu voulais égaler Baraghi. À présent, tu devais devenir beaucoup plus forte que lui. Et un jour, le tuer.
Lyoonëi t’avait vue, quelques fois. Elle avait remarqué la petite demi-Dai qui refusait d’abandonner et s’acharnait à rattraper les meilleurs disciples. Elle a supposé que c’est la fierté qui t’y poussait, sans chercher à t’en dissuader. Suffisamment tôt, une blessure de fatigue s’est chargée de t’apprendre les vertus de la modération.
Une fois guérie, et avant Niashæl, tu as atteint le deuxième étage. Tu as entendu chuchoter le mot « prodige », quand les recrues ont découvert que tu étais arrivée avec les Yudæln. Tu croyais que ton succès reposait entièrement sur tes efforts, mais les champions insistaient : tu apprenais vite. Trop vite. Les autres disciples reproduisaient souvent les mêmes erreurs avant de les corriger, mais tu en commettais rarement et ne les répétais jamais.
Tu n’avais pas prévu de te lier d’amitié, mais t’es surprise à te faufiler au niveau inférieur pour retrouver une Niashæl extatique et lui montrer de nouvelles techniques, afin qu’elle te rattrape. Elle n’en a pas eu le temps, car tu as accédé à l’étage supérieur avant qu’elle ne rejoigne le deuxième. On t’a accueillie plus froidement qu’au niveau précédent. Les disciples commençaient à trouver ton évolution injuste.
— C’est toi la merveille dont tout le monde parle ? t’a demandé l’un d’eux. Mais t’es minuscule.
— Et je vais te botter le cul tout pareil, l’as-tu nargué.
Son poing a volé dans ta direction, mais tu l’as esquivé sans peine. Si tu cherchais une motivation supplémentaire pour monter au quatrième étage, c’était celle-là.
Lyoonëi commençait à se faire plus présente. Elle s’étendait sur les règles de sécurité et vous montrait de nouveaux mouvements. Elle observait ensuite vos tentatives, qu’elle ponctuait de remarques laconiques : « Tu as deux mains » ; « Protège ton dos en priorité » ; « Plaque les oreilles. Surveille ta queue » ; « Pas de gestes inutiles » ou encore « Protège ta tête. On peut réparer tout le reste ». Mais ce qu’elle disait le plus souvent, c’était : « Tout ce que je vous dis, c’est la base. Si ça vous semble contestable, ne me faites pas perdre mon temps et partez tout de suite. »
Le seul reproche qu’elle t’a directement adressé concernait ton ambition excessive.
— Le premier critère pour gagner est de ne pas mourir, a-t-elle dit. Donc ne t’en prends pas à un adversaire plus fort que toi si c’est un combat à mort et ne te bats pas si ce n’est pas absolument nécessaire. Tu ne progresseras pas si tu meurs.
Tu n’as rien trouvé à contester.
Tu t’entraînais avec deux épées à la fois, en partie en clin d’œil à Lyoonëi, qui vous poussait à utiliser vos deux mains. Une lame d’attaque, qui devait éviter de percuter les armes ennemies tant que possible pour ne pas se briser, et une lame de parade, plus épaisse, pour dévier les coups, mais aussi blesser et même trancher si elle avait été récemment affûtée. Une combinaison relativement commune chez les Dai, qui dédaignent l’usage du bouclier par fierté.
Les futurs gardes Ælvn, en revanche, misaient presque exclusivement sur le bouclier. Certains Dai aimaient garder une main libre pour empoigner un adversaire et faciliter les prises, d’autres préféraient des armes plus massives ou sophistiquées, d’autres utilisaient deux lames d’attaque ou deux lames de parade. Encore une fois, dans la limite des règles imposées pour leur protection, les disciples adaptaient le style de Lyoonëi à leur convenance.
Tu ne parvenais pas à fluidifier tes mouvements au début, notamment à cause de tes maigres bras. Tu mangeais copieusement, t’exerçais durement et continuais à frapper les mannequins de bois après que les autres recrues s’étaient couchées dans l’espoir sans doute vain de combler le retard de ta corpulence. Il t’était difficile de voir Niashæl.
Lyoonëi s’intéressait de plus en plus à toi et a dévoué une partie de son rare temps à t’entraîner personnellement. Elle a même plusieurs fois autorisé Niashæl à monter.
Toutefois, tu devenais maussade, car tu soupçonnais Lyoonëi de faire ces efforts pour votre sang et non pour vos capacités. Était-ce le seul critère aux yeux des gens ? Niashæl ne voyait pas le problème et pensait les deux liés, mais tu doutais de sa belle théorie sur la supériorité des sang-mêlés. Tu n’avais connaissance que de trois demi-Ælvn : Niashæl progressait à une allure à peine au-dessus de la normale, Lyoonëi était certes forte, mais moins imposante que Baraghi et, si tu avais pris un peu de muscles, tu restais maigre à pleurer. La vitesse donnait-elle un si grand avantage ? Et combien de sang-mêlés dont tu ignorais l’existence étaient faibles ? Trois exemples ne faisaient pas loi. Lyoonëi te traitait différemment pour la même raison que Baraghi te traitait différemment : pas d’échappatoire.
— Donc tu pourrais rendre fort n’importe quel akci ?
— Voire le conduire à vous dépasser.
— J’en doute… as-tu répondu, piquée.
Si Lyoonëi s’était aperçue de ton agacement, elle s’en moquait et continuait à prodiguer ses conseils :
— Niashæl, ton atout principal c’est ton agilité. Caei aussi, avec son entêtement à double-tranchant. Utilisée à bon escient, votre vitesse vous permettra d’esquiver plus facilement et de distancer vos ennemis. Une attaque rapide blesse davantage. Mais vous vous ferez toucher quoi qu’il en soit, donc vous devez prendre du poids.
— C’est ce que je comptais faire, as-tu maugréé.
— On vous dit souvent de connaître vos faiblesses et de travailler avec. C’est vrai. Caei est encore chétive, alors l’objectif est de ne plus se prendre un seul coup.
— T’as dit qu’on se ferait toucher de toute façon, est intervenue Niashæl.
— L’objectif n’a pas besoin d’être atteignable.
Niashæl a plissé les yeux, mais continué de se balancer d’un talon sur l’autre.
— Il faut aussi songer à des moyens de transformer ses faiblesses en forces. Niashæl, tu as un jeu de jambes hasardeux, mais plutôt que de le développer classiquement, on peut se concentrer à le rendre imprévisible et déstabiliser tes adversaires.
Niashæl a hoché la tête.
— Caei n’aime pas qu’on la touche, a poursuivi l’Apræncal, mais qui sait si ça n’est pas ce qui l’a rendue si fugace ?
Lyoonëi a souri, mais pas toi, ce qui a fait rire Niashæl dont tu sentais le regard insistant. Elle a détourné les yeux et rosi quand tu as croisé son regard.
— Est-ce que j’aurai jamais la force d’un Dai, as-tu demandé presque à contrecœur, ou je serai faible comme un Ælv ?
— Ah, ça, seul le temps le dira. Mais il me semble que Tota vous a appris qu’on pouvait faire plein de choses, même petit.
— Mais on peut pas être le plus fort et on aura perdu ton temps comme le mien.
Lyoonëi s’étonnait qu’une de ses meilleures élèves s’inquiète autant. Avais-tu raison ? Était-il possible de dépasser les limites de son propre corps ?
— Tu sais comment battre des adversaires plus grands que toi et je doute que la différence soit aussi importante que tu as l’air de le craindre. Ton sang ælv ne sera pas un obstacle, je te le promets.
Tu as décidé de montrer à Lyoonëi que tu n’étais pas qu’une akci. L’Apræncal était invaincue depuis l’ouverture du dôme, alors tu la vaincrais. Tu lui prouverais qu’avant d’être akci, tu étais caei.
Le sourire de Lyoonëi persistait.
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