Niashæl - 1
Rᴇᴠᴇɴᴏɴs ᴘʟᴜᴛᴏ̂ᴛ ᴀ̀ Nɪᴀsʜᴁʟ.
Ah… Ah bon ? Que veux-tu entendre ?
Cᴏᴍᴍᴇɴᴛ ᴇsᴛ-ᴇʟʟᴇ sᴏʀᴛɪᴇ ᴅᴇ ʟᴀ ғᴏʀᴇ̂ᴛ sᴏᴍʙʀᴇ ᴇᴛ ᴘʟᴜᴠɪᴇᴜsᴇ ?
Niashæl errait dans la forêt depuis plusieurs cycles d’Essea. Elle y survivait plus qu’elle n’y vivait ; ses fantômes lui étouffaient l’âme.
Elle évitait à raison les quelques Dai qui traversaient les lieux. Elle savait disparaître, masquer son odeur. Les intrus n’apercevaient ni ne sentaient jamais l’enfant solitaire, égarée dans les bois. S’ils l’avaient vue, si tu l’avais vue, vous l’auriez prise pour une bête sauvage. Niashæl avait perdu l’esprit.
Un autre Dai traversait la forêt. Cette fois-là, Niashæl a croisé son chemin. Les seuls inconnus que Niashæl avait jamais rencontrés lui avaient tout volé, alors elle s’est volatilisée dans la forêt, s’est engouffrée sous les immenses troncs évidés par le temps. Elle a pris de la hauteur et s’est élancée de branche en branche. Elle a fui sans même vérifier si l’étranger la poursuivait. Les mesan, les autres, étaient trop dangereux. Mieux valait s’en aller vite et loin plutôt que de risquer la mort dans un moment d’hésitation.
Quelques jours plus tard, Niashæl s’est à nouveau trouvée sur le chemin du voyageur. Elle a paniqué. Les mesan étaient faciles à éviter. Ils se déplaçaient en groupe. Ils allumaient des feux. Ils ne prenaient pas la peine de masquer leur odeur, si loin du cœur de la forêt. Pourquoi celui-ci essayait-il de la surprendre ? Était-il venu la tuer ? Niashæl s’est enfuie aussi silencieusement que possible, mais la peur a accéléré sa respiration et le voyageur l’a entendue.
Tandis que Niashæl s’effrayait de ces rencontres fortuites, l’étranger s’interrogeait sur cette sauvageonne qui, partagée entre la timidité et la curiosité, ne cessait de l’observer.
Leurs chemins se sont encore croisés et la panique de Niashæl a viré à la terreur. Comme du gibier pris au piège, elle a montré les dents et crié au voyageur d’arrêter de la suivre.
— C’est mon terrain de chasse ! Va-t’en avant de devenir ma proie, a-t-elle bluffé, veillant à ne parler qu’en dai.
Cela a eu pour seul effet d’amuser l’étranger, mais Niashæl ne riait pas. Son inquiétude était telle qu’elle finirait par attaquer l’intrus, au risque d’y perdre la vie.
— La forêt est assez grande pour deux… a-t-elle suggéré. Trouve-toi un autre territoire.
Niashæl tremblait de peur et de colère, la voix déjà maladroite pour être restée muette si longtemps.
L’étranger a soudain compris son erreur et tenté de dissiper le malentendu.
— Alors, tu me surveillais depuis le début ? Je pensais que tu voulais me parler.
Niashæl s’est tue et a attendu que le voyageur décide enfin de s’éloigner.
— Qu’est-ce que tu fais toute seule dans la forêt ?
Elle a persisté dans son silence et le Boꜵr a été contraint d’abandonner. Il a rebroussé chemin.
Niashæl était soulagée, mais ne s’est fiée ni à l’intrus ni à ses paroles. Sans nul doute, le menteur attendait qu'elle ait baissé sa garde pour la tuer.
La curiosité du vagabond pour la petite démone grandissait. Il tentait maintenant de provoquer une rencontre avec la sauvageonne, en se demandant ce qui le poussait à se donner de la peine pour cette enfant perdue.
Soit que les coïncidences aient été épuisées, soit que la gamine se soit faite encore plus discrète, il n’a plus vu Niashæl. Le Boꜵr a décidé de recourir à une méthode éprouvée et a posé un piège pour la diablesse de la forêt. Il a choisi pour appât des fruits séchés qu’il avait emportés du clan.
Les bons chasseurs ne font pas toujours les proies les plus hardies ; Niashæl n’a pas résisté aux leurres. Enfermée dans un filet, elle a maudit sa bêtise. Son père lui avait longuement expliqué que les pièges sont l’œuvre des faibles et des mourants. Niashæl avait été mourante plusieurs fois. Elle s’est demandé lequel des deux était l’étranger.
Envahie par la rage et l’affolement, elle a rongé les mailles avec frénésie.
— Pas la gamine la plus maline, hein ? l’a saluée le Boꜵr enjoué.
Niashæl fulminait et a redoublé d’ardeur. Elle a griffé et mordu le filet prêt à céder. Le voyageur s’était positionné contre le vent. Elle ne l’avait pas senti.
— J’ai pensé qu’on pourrait parler un peu, toi et moi, si j’arrivais à te garder en place pendant quelques instants. Je m’appelle Adramæk, et toi ?
Niashæl s’est contentée de grogner et de s’acharner sur les mailles qui empêchaient sa fuite.
— Très bien, Grogne. Je te veux aucun mal. Tu remarqueras que je t’ai pas attaquée et que tu peux sortir de ce piège assez rapidement. Donc j’avais clairement pas l’intention de te manger ou je sais pas quoi.
Niashæl a ouvert des calots angoissés. Elle ne voulait pas qu’on la mange.
— … Pas encore assez grande pour l’ironie, hein ?
Niashæl a fini de se libérer, frénétique. Elle n’a pas manqué de s’enfuir en courant sous le regard joyeux d’Adramæk. Tout sourire, il s’est demandé quelle pouvait bien être l’histoire de cette folle-là.
Au cours des jours suivants, il a tenté d’appâter Niashæl avec de la pâte d’oyoga, des boulettes de lawa et le reste de fruits séchés. Cette fois, il se plaçait dans le sens du vent pour que la sauvageonne puisse savoir exactement où il se trouvait. Les odeurs rappelaient à Niashæl, de façon lointaine, la cuisine de son père. Et la nostalgie a été plus forte que la raison. Elle a cependant lancé des pierres au-devant d’elle pour vérifier l’absence de pièges.
Pourquoi l’étranger lui offrait-il de la nourriture ? Seuls les parents de Niashæl l’avaient jamais nourrie. Et Adramæk n’était pas eux. C’était un inconnu, un mesa. Un de ceux qui lui avaient volé les siens.
Adramæk s’était cru subtil, il avait dessiné une piste de baies pour mener Niashæl jusqu’à lui. Comme il était encore loin, Niashæl s’est servie et rapprochée progressivement de l’intrus. Bientôt, comme elle atteignait la proximité maximale qu’elle s’autorisait avec lui, elle s’est immobilisée, sa gourmandise refrénée par le bon sens.
Adramæk a donc reculé pour laisser Niashæl s’approcher de quelques pas supplémentaires.
— Qu’est-ce que tu penses de la cuisine de mon clan, Grogne ? lui a demandé Adramæk.
Sans surprise, Niashæl a gardé le silence. Quand elle a cessé d’avancer, Adramæk a de nouveau reculé.
— Est-ce que t’as déjà mangé du yagam ? C’est mon plat préféré.
Niashæl s’est arrêtée, puis approchée quand Adramæk s’est déplacé.
— Les Riaon font d’excellents gakon. T’en as déjà mangé ?
Niashæl, apaisée, s’est souvenue des gakon de son père. Adramæk a gentiment souri et savouré sa victoire.
Niashæl s’est remémoré quelque chose et a sorti de sa ceinture un malaku qu’elle a lancé à Adramæk. Le voyageur a mordu le fruit, le jus rouge s’écoulant sur son menton. Niashæl a froncé les sourcils.
— Il est excellent, Grogne. T’as bien choisi, lui a dit Adramæk.
Niashæl ne savait quoi faire. Elle a lorgné l’étranger, puis son regard s’est égaré tout autour d’eux. Enfin, elle a décidé de simplement s’asseoir et d’examiner Adramæk.
— Tu vérifies que j’apprécie ton présent comme il se doit ?
Niashæl a levé la tête vers son visage, puis semblé entendre quelque chose au loin et guetté sa droite.
— Un klesho, a commenté Adramæk. Il a l’air plutôt gras, d’après les bruits de pas.
Niashæl avait encore les oreilles tournées en direction du rongeur.
— Tu devrais l’attraper.
Elle a jeté un œil suspicieux sur Adramæk.
— Quoi ? J’ai un fruit, a-t-il dit en tendant le malaku. J’ai pas faim pour l’instant. En plus, t’es maigrichonne. T’as plus besoin de ce gros-là que moi.
Niashæl a alternativement regardé Adramæk et la direction du klesho, puis couru vers le rongeur qui s’est enfui sur ses pattes arrière.
Heureux de ses progrès, Adramæk s’est mis en chasse de son propre dîner, quand, surpris, il a vu revenir Niashæl. La petite Dai se tenait toujours à quelque distance de lui.
— Tu l’as attrapé, hein ?
Niashæl n’a pas répondu et a entrepris de dépecer le klesho. Tête baissée, elle a levé les yeux vers le Boꜵr : il lorgnait le gibier avec avidité, incapable d'ignorer l’odeur du sang, assailli d'une faim grandissante.
Adramæk a trouvé Niashæl troublée. Plus troublée que d’habitude. Craignant d’en être la raison, il a détourné le regard.
Du sang a taché les feuilles et la mousse. Niashæl n’aimait plus voir le sang. Elle a bu les prochaines gouttes avant qu’elles ne naissent. Elle a posé la peau sur une souche pour le moment, baissé les yeux vers le corps sans vie et soupiré.
Adramæk l’étudiait.
— Il serait meilleur cuit, non ?
Il a marqué une pause pour attendre sa réponse, mais Niashæl n’a pas répondu.
— Je vais allumer un feu. Le pauvre bougre mérite au moins d’être goûtu.
Adramæk a arrangé un cercle de pierres, rassemblé des branches et des brindilles, puis frappé ses deux pyrites au-dessus d’une poignée de mousse sèche. Niashæl s’est contentée de le regarder, assise à plusieurs enjambées de là. Elle avait l’air perdue, presque triste.
— Grogne… T’es une gamine étrange, tu sais. Comment ça se fait qu’une petite comme toi erre dans la forêt ? Qu’est-ce qu’il s’est passé avec ton clan ?
Niashæl a voulu répondre, mais a renoncé. Elle surveillait les étincelles du feu d’Adramæk.
— Très bien, sois comme ça. Je garderai le feu pour moi.
— Je peux faire mes propres feux, lui a fait remarquer Niashæl d’une voix enrouée.
— Ça alors ! Grogne parle ! Je commençais à croire que je l’avais rêvé, s’est réjoui Adramæk.
Un mélange d’indignation et de timidité a traversé le visage de Niashæl.
— T’as quel âge ?
Mais Niashæl s’est bornée au silence.
— T’as pas l’air d’avoir plus de sept essoan. Il paraît qu’il s’est passé des trucs assez fous à Riao il y a quelques cycles. Le Naræs est devenu complètement cinglé et a banni tout le monde, ou quelque chose dans le genre. C’est ce qu’il t’est arrivé ?
Niashæl n’a pas compris.
— Bah. Ça arrive, les Naræsn timbrés. Au moins on aura pu se rencontrer ailleurs que sur un champ de bataille. T’aurais peut-être pas été si bavarde.
Niashæl a plissé les yeux et approché du feu l’animal dépecé.
— Maintenant, sors les entrailles et utilise ça pour les laver.
Adramæk lui a tendu un ekkceku et une gourde.
— On va cuisiner quelque chose d’autre avec les intestins. Pendant ce temps-là, je vais ramasser des herbes, et des légumes si j’ai de la chance.
Niashæl a repris la carcasse et l’a tenue contre sa poitrine.
— Ah. Tu peux le manger en entier, si tu veux. C’est ta proie à toi, j’ai vu. Il me reste de la viande séchée, de toute façon.
Niashæl a fixé le klesho pendant un long moment.
— Non. On partage, a-t-elle dit.
— Vraiment bavarde aujourd’hui, a blagué Adramæk.
Niashæl lui a rendu son sourire, mais un air peiné flottait encore sur elle.
Après qu’Adramæk est revenu avec le produit de sa cueillette, ils ont rempli les boyaux d’herbes et de légumes, puis farci le klesho de fruits. Niashæl l’a mis à rôtir au-dessus du feu, pendant qu’Adramæk dorait ses saucisses sur le cercle de pierres. Ils ont mangé en silence. Adramæk s’est levé pour éteindre le feu, mais Niashæl a tendu une main pour l’arrêter.
— On veut pas se faire repérer, a-t-il argué.
Niashæl a tristement laissé retomber sa main, les oreilles basses. Adramæk l’a considérée.
— Bah, on est encore assez proches de l’orée. Y’a que des petits animaux ici.
Niashæl a défait sa ceinture de kælm, l’a enroulée sur ses épaules et a fermé les yeux. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas profité d’un feu.
— C’est du kælm, non ? Je peux voir ? a demandé Adramæk.
Niashæl a serré sa couverture. C’était la ceinture de son père. L’Autre ne la toucherait pas. Mais Adramæk ne s’est pas renfrogné.
— Les Riaon font du bon kælm. On n’en fabrique jamais à Boꜵr. Apparemment, vous êtes les seuls à craindre la pluie, s’est-il moqué.
Niashæl a glissé les mains sous son kælm. Son père se couvrait la tête du sien quand il pleuvait. Niashæl l’imitait, même si elle ne détestait pas la pluie.
— D’habitude, a commencé Adramæk, on se raconte des histoires le soir autour d’un feu. Est-ce que tu connais des histoires ?
Niashæl a haussé les épaules.
— Tu pourrais me raconter ton histoire.
Elle a penché la tête sur le côté.
— Pourquoi est-ce que t’es seule dans la forêt ?
Elle a secoué la tête. Elle voulait oublier.
— Dis-moi… une histoire heureuse, a-t-elle demandé.
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