La Bienséance et les barbares - 2
Notre diète tranchait avec celle des Ælvn. Si quelques Dai étaient autorisés à se servir dans la réserve commune, les autres chassaient et cueillaient chaque jour dans la forêt, alors que les citoyens ælv cultivaient des champs et potagers protégés par des barrières ou par les murs du dôme.
— Ils ont peur que les plantes s’échappent, a blagué Royan.
— Ils sont nombreux, a raisonné Swaal, le Tick. La forêt doit pas suffire à tous les nourrir.
— Peut-être qu’il faudrait pas les nourrir du tout, a conclu Fiildr, désabusé.
Royan était bon pisteur, mais la concurrence était rude. Les entrées et sorties de la Cité, rigoureusement contrôlées, forçaient l’ensemble des Dai à faire la queue au réveil pour chasser sur un temps restreint. La situation s’est aggravée quand un Dai a attrapé et mangé un oiseau devant des Ælvn horrifiés. Puisqu’il venait de les saluer, le Dai n’a d’abord pas compris leur effarement. Il a un instant songé avoir commis une erreur grammaticale. Réfléchissant à ses paroles en mâchant sa volaille, il s’est dit que les Ælvn se bouleversaient pour peu de choses.
De très nombreuses plaintes ont ensuite été déposées à notre égard.
— Les animaux de la Cité savent pas se cacher. C’est comme s’ils voulaient qu’on les mange, a justifié Cistar.
Mais les Ælvn nous ont obligés chasser hors des remparts. Les gardes détestaient devoir chaque jour contrôler l’identité de centaines d’entrants et sortants et nous détestaient par extension. Le responsable des plaintes est venu nous informer que les citoyens souhaitaient que nous nous abstenions de tuer, « comme des êtres civilisés », puis leur a rapporté que nous y étions forcés, faute de quoi nous tomberions malades et mourions, ce qui a échoué à nous attirer la moindre sympathie.
— Quel terrible sort que celui des oiseaux qui s’approchent des Dhaemon ! se lamentaient les Ælvn.
— Dommage qu’il te manque des ailes, rétorquaient certains d’entre nous.
Chal a été plus tolérant que ses sujets à notre égard, mais a instauré un quota pour alléger la charge de ses gardes. Avant l’aube, nous nous amassions devant les portes de la Cité, espérant faire partie des chanceux du jour.
De nombreux Yudæln pestaient d’être ainsi policés, ils envisageaient d’ignorer les directives de la Cité et de continuer à chasser en son sein. Mais même les esprits les plus échauffés ont entendu que les Ælvn puniraient, voire expulseraient l’ensemble des Yudæln si un seul d’entre nous enfreignait les règles. Quelques dissidents ont choisi l’exode plutôt que de s’y soumettre ; pour la plupart d’entre nous, le risque était trop grand de se voir à nouveau réduits à un clan itinérant, convoités pour notre main-d’œuvre comme de piteux Yu.
Au début, nous ne mangions pas de chair en quantité suffisante. Pour y remédier, Royan préparait ce qu’il appelait sa « mixture mystère » au goût de noix, que je soupçonnais de contenir des insectes. Royan me trouvait difficile avec la nourriture, mais j’avalais la pâte odorante sans broncher. Celle-ci ne me donnait pas de maux d’estomac, contrairement à d’autres aliments.
Une nouvelle vague de Dai a rejoint son clan plutôt que de se laisser affaiblir. Leur disparition a enthousiasmé les Ælvn, qui se sont pris à rêver de notre départ imminent. Par chance, Yudæl se solidarisait progressivement et nous avons fini par partager les vivres entre nous.
Royan s’inquiétait de mon poids. Même si je n’étais plus squelettique, il me soulevait bien trop facilement à son goût. Je me sentais pourtant en bonne santé. Bien meilleure, en tout cas, qu’avant mon évasion.
Il s’est mis à la recherche d’une occupation afin d’obtenir l’accès à la réserve populaire. Il n’aurait pu retirer qu’une seule portion de vivres quoi qu’il en soit, car nous n’étions pas citoyens. « Ces débiles de scribouilleurs » refusaient de comprendre que j’étais, concrètement, à sa charge. S’il parvenait à trouver un poste, il lui faudrait partager ses gains en deux et continuer à chasser.
Les Ælvn recherchaient majoritairement des cultivateurs et du personnel d’entretien – tâches pour lesquelles ils se défiaient de nous – ainsi que des artistes pour nourrir leur soif d’embellissements et de divertissements.
Ingénu, Royan s’est inscrit en tant qu’artiste. On l’a convoqué des jours plus tard afin qu’il présente ses créations au conseil. Pour l’occasion, il avait réalisé des gravures traditionnelles, ses œuvres les plus abouties jusque-là, qui dépeignaient le conte de Rikyam, la bête inodore au souffle brumeux et aux extrémités bleues. Sur les dessins colorés de Royan, la peau des Dai que Rikyam touchait se changeait en verre froid. Ceux que Rikyam frappait ensuite se brisaient comme des statues de terre cuite.
À mes yeux d’enfant, le travail de Royan frôlait la perfection. À la vérité, il cherchait encore son style personnel et faisait un usage novice des teintes, mais quelque chose de très touchant animait ses tablettes. Le koxji des choses froides avait de la mélancolie dans le regard et une expression perçante quand les Aigirn l’ont leurré en leur domaine fluvial, puis emmené aux grandes chutes pour l’y précipiter. Rikyam a été emporté hors de Chal où, de colère, il a changé la terre lointaine en eau poudrée et en verre glacé.
Le conseil s’est débattu avec les tablettes, cherchant d’abord à comprendre le sens de lecture des images. Royan les y a jovialement aidés, surpris qu’ils n’aient jamais vu de gravures dai auparavant. Son sourire a disparu quand il les a entendus murmurer entre eux :
— De « l’art » dhaemon… Qu’est-ce que c’est laid.
Peiné, le jeune loup s’en est retourné les oreilles basses et a même hésité à briser sa tablette, que je l’ai convaincu de me laisser.
Nécessité faisant loi, Royan a entrepris de voler dans la réserve pour garantir notre subsistance.
À son insu, j’ai présenté ses gravures aux autres Yudæln en leur demandant d’en donner leur opinion à Royan, qui avait besoin de retrouver son estime de soi. Il a d’abord été si gêné que je m’en suis voulu, mais les Dai se sont montrés d’une rare bienveillance, louant la qualité de son travail pour son âge et lui prodiguant de précieux conseils. Royan a repris confiance.
À cette période, on l’a attrapé à chaparder dans la réserve et averti qu’il aurait été expulsé de suite s’il avait été adulte. On lui a accordé une dernière chance, à condition de trouver une occupation rapidement.
Il a sondé les agents ælv, les Llëmnoa et les gardes, parcouru les annonces de recrutement, mais ses talents se réduisaient au dessin, à la chasse et à la cueillette. Il n’intéressait pas les Ælvn. Quand il a évoqué son problème auprès des autres Dai, une Tick nommée Cari a proposé de le prendre sous son aile dans la forge, où il pourrait « dessiner le métal ». Ce n’était pas la procédure habituelle, aussi les scribes ælv lui en voudraient à coup sûr, mais ils commençaient à s’habituer à l’idée que les Dai bafouaient immanquablement chaque règle.
Royan a ainsi rejoint les listes d’occupation en tant qu’aide-forgeron.
Cari et lui travaillaient directement pour les Ælvn. Royan a dû beaucoup s’entraîner avant de réaliser des gravures décentes sur le matériau inédit, mais il a apprécié le défi. Il a eu moins de temps pour chasser et nous n’allions plus au lac, mais sa nouvelle occupation nous permettait de nous servir dans la réserve.
À son étonnement, l’essentiel des requêtes concernait des objets purement décoratifs, principalement des pots de fleurs et des statuettes, mais parfois aussi des choses plus utiles, comme des poignées et des serrures. Cari elle-même a avoué qu’elle avait dû apprendre à forger autre chose que des lames.
Certains Ælvn apportaient des mécanismes à « réparer », que Cari confiait à Royan sans vergogne pour qu’il puisse s’exercer, car leur état de fonctionnement importait peu aux citoyens, qui cherchaient simplement à en restaurer les gravures.
Parfois, heureusement, l’Apræncal plaçait une requête pour des armes, que Cari traitait en priorité.
*
Un jour qu’un citoyen venait récupérer son nouveau vase, Royan a décidé d’éclaircir le mystère et lui a demandé à quoi celui-ci servait. L’Ælv a écarquillé les yeux :
— … À mettre des fleurs.
— Je sais, mais à quoi d’autre ?
— Comment ça « à quoi d’autre » ? a dit l’Ælv confus.
Il a d’abord cru que Royan se moquait de lui, mais a fini par comprendre qu’il ne se satisferait pas d’une réponse moins que sérieuse.
— Pour décorer ? a hasardé l’Ælv.
Royan s’est gratté l’oreille. L’Ælv voyait-il ce vase comme un dessin ? Mais dès lors, pourquoi le conserver ? Pourquoi chercher, même, à le rénover, alors qu’il n’avait pas d’utilité ni ne racontait rien ?
— Décorer quoi ? a demandé le jeune Rokian.
— Le dôme, évidemment !
— Pour quoi faire ?
L’Ælv a froncé les sourcils et lancé un regard implorant à Cari, avant de réaliser que, comme Royan, elle attendait son explication.
— Je veux dire : qu’est-ce que ça fait ? Concrètement ? a reformulé Royan.
— Rien, a répondu l’Ælv embarrassé. C’est juste joli.
— Donc ça sert à rien ?
— Si ! Ça sert à être joli !
— Mais ça fait rien.
— Si, ça fait joli.
— Je comprends pas, a conclu Royan.
L’Ælv a roulé des yeux et s’est enfui en s’excusant avant que le Rokian ne poursuive son questionnement incommode.
— Je crois que pour eux, la beauté est un but en soi, a calmement dit Cari. Certains me font refaire plusieurs fois la même pièce. Pas parce qu’elle ne marche pas, mais parce qu’ils ne la trouvent pas assez belle. Tu as vu les fresques du hall du premier étage ?
Royan a acquiescé.
— Elles ne racontent rien. Ce sont juste des fleurs. Pour eux, si c’est joli, ça suffit.
— C’est bizarre.
— C’est de vivre dans la Cité. Ils n’ont besoin de rien. Les murs sont solides et la nourriture arrive dans leur bol presque toute seule, alors qu’est-ce qu’il leur reste à faire à part décorer ?
— Ils pourraient jouer au sarejhi.
Cari a souri.
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