La Bienséance et les barbares - 1
Tandis que Niashæl et toi vous entraîniez, Royan et moi apprenions à survivre dans le monde des Ælvn. Orphelins de clan et de parents, nous étions laissés pour compte. Royan tâchait de se remettre de votre récente séparation. Il avait essayé de pénétrer dans le dôme de l’Apræncal, dont on l’avait chaque fois refoulé. Il voulait seulement te voir, mais l’Apræncal avait des règles aussi strictes que celles des Ælvn.
Il s’efforçait d’amuser la galerie pour noyer sa peine. Il bernait tout le monde, sauf moi.
On a invité tous les Yudæln qui n’avaient pas rejoint le dôme de l’Apræncal à partager un dortoir avec des réfugiés qui n’étaient pas tous dai. Loin des humides et froides cabanes à esclaves de Frreshie, l’hospitalité ælv m’a gonflé le cœur de gratitude. Royan a remarqué avec justesse que nos logements étaient d’anciens entrepôts sombres, mal aérés et trop étroits, mais je n’y voyais que progrès.
Le reste des Yudæln n’était pas si aveuglé de soulagement que moi. Ils ont trouvé pénible de s’entasser avec d’autres clans. Les émotions s’échauffaient à l’occasion, mais redescendaient chaque fois. Après tout, nous étions tous Yudæln.
Royan m’a donné ses vêtements riao, trop grands pour moi, qu’il a raccourcis pour que je cesse de trébucher dessus. Pour lui-même, il a déniché l’épais manteau à capuche que les Rokiann portent souvent autour de la taille, ainsi que des tuniques rokian sur lesquelles il a gravé des motifs riao.
Il commençait à prendre au sérieux cette double appartenance, même s’il ne connaissait de Rokian que les anciens esclaves.
En général, les Ælvn nous ignoraient. Ils ignoraient encore davantage les Yu qui ne s’en indignaient pas, simplement satisfaits de manger à leur faim et de se sentir en sécurité.
Par convention, les étrangers devaient éviter de parler dans l’enceinte de la Cité. Comme nous ne respections jamais cette règle, notre guide nous avait conseillé d’au moins saluer tous les Ælvn que nous croisions.
Les Ælvn sont très attachés à la politesse et, contrairement aux clans, on ne peut pas voir tout le monde tous les jours. Alors il faut traiter chaque rencontre avec égards, la prétendre précieuse. Nous lancions donc des völfeu laya mum à tout-va, que la paresse a bientôt transformés en vöf la mum. Mais nous n’étions pas assez polis. On nous a conseillé d’au moins dire sïassïa völfeu laya mum ou, un peu mieux, sïnëlassïa ou sïnölassïa völfëu laya mum, les échos de nos tournures figées résonnant sans arrêt dans la Cité. Nous nous sommes amusés, au début, à le dire aussi vite que possible, sans bafouiller.
Puis il fallait jouer la sincérité, des centaines de fois par jour. C’était mine de rien un exercice à la fois ardu et dépaysant. Le dai n’est pas friand de formules de politesse, à l’exception d’ « oomera », que les Ælvn utilisent à outrance lorsqu’ils s’abaissent à parler notre langue, alors qu’il s’approche bien davantage du « c’est pas si grave » que du « pardon » qu’ils chérissent tant.
Certains Ælvn ont découvert que le dai permet de dire : « Je ressens de la gratitude », une expression réservée à de rares moments d’euphorie. Mais ils ne cessaient de la répéter, de la gâter, en la débitant machinalement, le cœur flétri.
Ces mêmes Ælvn s’étonnent ensuite quand leurs excuses artificielles rencontrent des réparties agacées. Ils nous croient sans tact. Nous les pensons faux.
Bientôt, nous tâchions de dire les salutations les plus longues et révérencieuses possibles, un signe de sarcasme en dai, que les Ælvn ne relevaient pas.
*
Notre statut s’est vite clarifié. Ni invités ni voyageurs, nous étions des intrus, des barbares que la bienséance ne permettait pas de chasser. Et malgré tout, peu d’entre nous s’en plaignaient. Nous ne trahirions aucune vulnérabilité et la plupart des Yudæln s’estimaient mieux lotis que du temps de leur esclavage. Une poignée amère, aussi, s’avouait mieux traitée qu’en son clan d’origine, parce qu’elle était faible et préférait l’indifférence des Ælvn aux moqueries des leurs. Pourtant, même ceux-là n’imaginaient pas rester éternellement loin de leurs clans. Ils s’en retourneraient chez eux au moment opportun, voilà tout.
Mais pas Royan et moi. Nous ne connaissions rien de nos clans, ni n’avions de direction à suivre. Nous formions notre petit clan éclectique dans la Cité, dans la forêt ou hors des frontières de Chal. La seule ambition de Royan était de t’attendre avec la loyauté d’un Rokian.
Pour la défense des Ælvn, nous n’étions pas compatibles culturellement. Les Yu l’avaient bien compris et nous appelaient parfois « le peuple aux cent mercis » et « le peuple sans merci » (1). Un poste avait même été exclusivement créé pour gérer les tensions entre nos deux espèces.
Nous recevions des plaintes aussi nombreuses que futiles. Nous n’étions pas assez polis, pas assez respectueux, trop bavards et trop bruyants. Nous empruntions les itinéraires réservés. Nous sentions fort. Notre cuisine empestait. Nous étions inutiles. Nous réclamions des occupations. Nous n’étions pas cultivés. Nos œuvres étaient grotesques. Nos vêtements, hideux. Nous ouvrions les portes avec les pieds.
Pas un jour ne passait sans sa longue liste de réprimandes parfois contradictoires. Il semblait que chaque fois que nous respirions, une plainte était déposée pour qu’on nous fasse la morale.
Les Ælvn nous reprochaient en particulier d’avoir attaqué le capitaine des gardes à notre arrivée et ne comprenaient pas que Chal nous ait accueillis. Ils restaient sourds à nos explications : l’Ælv avait attisé notre haine, seul Vaamur y avait cédé et il avait été suffisamment puni, renvoyé dans la forêt comme un exilé.
Nous les appelions les Têtes Jaunes ou les Oreilles Froides et ils nous appelaient les Pieds-Nus. Car outre nos habitudes – quel mal y a-t-il à toucher le sol ? –, le sobriquet ressemble au nom de notre peuple en ælv.
Les Ælvn n’étaient pas les seuls surpris par les us de l’autre. Royan et moi suivions du regard un Ælv simple d’esprit quand un autre en colère nous a approchés. Nous avons baissé les yeux, nous rappelant soudain que de fixer quelqu’un appartenait à leur longue liste de faux pas.
— Quelque chose ne va pas ? nous a-t-il demandé aussi impoliment que sa langue le lui permettait.
— Non, non. C’est juste rare.
— Rare ? Comment ça ?
— Ben… Il est vieux, non ? a expliqué Royan. Il est comme Jari, mais on a tué Jari quand il était petit.
— Pardon, vous avez quoi ?!
L’Ælv estomaqué a dû s’asseoir pour ne pas défaillir.
— On l’a tué, a répété Royan.
— Pourquoi ?
J’ai perçu la colère et le dégoût de l’Ælv. J’ai indiqué à Royan de s’arrêter, mais il m’a ignoré.
— C’est juste comme ça, a-t-il poursuivi malgré mes coups de coude insistants. On peut pas chasser, on peut pas rester.
— Ils ont le droit d’exister ! C’est de mon frère que vous parlez, s’est indigné l’Ælv. Laanüi a le droit d’exister ! Les Dhaemon sont vraiment sans cœur…
Royan a haussé les épaules.
— Le clan a pas besoin de cœur, il a besoin de chasseurs.
Quand il est parti, l’Ælv secouait la tête comme pour en évacuer nos paroles et a enlacé Laanüi comme s’il risquait de s’envoler.
— Les Ælvn n’ont pas besoin de tuer Laanüi et Jari, ai-je commenté.
— Non. Ils craignent rien, sous les dômes. La nourriture descend d’un étage jusque dans leur bouche et personne ne les attaque jamais. Jari aurait pu vivre longtemps ici, a soupiré Royan. S’il était né avec des oreilles plus longues…
Bien que les Yudæln venus de différents clans ne se soient pas entendus tout à fait, l’hostilité froide des Ælvn nous a rapprochés. Nous ne pouvions cerner nos hôtes, mais nous nous comprenions les uns les autres.
Peu à peu, nos divergences et allégeances n’ont plus paru si importantes. Nous étions des Dai. Des Yudæln. Un seul clan sous les dômes. Et un jour, ceux qui n’avaient pas encore rejoint leurs clans savaient qu’ils ne partiraient plus. Leur clan, survivant invraisemblable, était ici : au cœur du territoire ennemi.
Des nouveau-nés sont venus gonfler les rangs de notre petit clan, parmi lesquels Saæl, que tu connaissais le mieux. Dai, mais descendants d’esclaves, enfants de la Cité. Eux aussi étaient invraisemblables.
*
Peu importe ses défauts, la Cité me semblait sortie d’un rêve. Outre l’abondance et le soin apporté aux citoyens, je n’arrivais pas à concevoir qu’une civilisation de Chal ait déployé le temps et l’énergie d’ériger de telles structures. Les dômes étaient immenses et des musiciens égayaient chaque ensemble de couloirs dont l’aménagement recelait de riches décors et des merveilles de technologie.
Je découvrais les fyëw pour la première fois et les avancées incroyables qu’ils permettaient, dont les élévateurs n’étaient qu’un exemple basique. À partir de ces batteries, les Ælvn créaient de la lumière, alimentaient des engins de transport ou encore contrôlaient la température intérieure. Quoique je n’en aie jamais vu auparavant, Royan me jurait que les Dai en usaient aussi, notamment pour modeler le « kuxaybi » ou « métal qui pousse ». L’alliage métallique, m’a-t-il expliqué, qu’on trouve à fleur de sol et que les forges conventionnelles échouent à façonner. Les Frreshien ne devaient pas vouloir que leurs esclaves s’en approchent, car ce métal est le plus solide connu et les fyëw sont très précieux.
J’ai aussi appris que les batteries des clans proviennent toutes de la Cité – sans l’accord des Ælvn –, car les Dai ne savent pas les créer. Les Ælvn taisent bien sûr les secrets de fabrication de ces merveilles.
Mais je parle de civilisation, de technologie, d’art et d’architecture, alors que nos tracas étaient ailleurs. Ni Royan ni moi n’ayant d’occupation – comme une majorité de Dai –, la réserve commune nous restait interdite. Royan m’emmenait donc chasser et cueillir dans la forêt tous les jours. Il m’a appris à pister, à me déplacer silencieusement et à toucher les points vitaux sans polluer la chair. Mais nos méthodes divergeaient fondamentalement : Royan traquait essentiellement les odeurs, dans lesquelles il repérait des fluctuations que je ne percevais pas, tandis que je m’appuyais davantage sur ma vue. Royan crut d’abord que je me moquais de lui quand j’expliquais que les traces d’urine et certains animaux brillaient.
— C’est mieux que de la sentir, a-t-il dit.
Je n’avais pas réalisé avant ce jour que les autres Dai puissent voir différemment. J’ai appris plus tard que chaque clan perçoit les sons, les odeurs, la lumière et les couleurs à sa façon et que ma vue est typique du mien. Le ciel de Royan était bleu, pas shawaji, mais son univers olfactif s'étendait infiniment plus loin que le mien.
Une fois assurés de ma débrouillardise, nous chassions séparément pour couvrir davantage de terrain. En plus de proies éventuelles, je revenais de la forêt avec des cailloux ou des insectes que je déposais sur son lit. Il ne les voyait pas toujours et ne savait que faire de ceux qu’il trouvait. Il m’a emmené un jour faire des ricochets sur le lac et m’a laissé entendre que si je devais lui offrir des pierres, c’étaient des plates qu’il cherchait.
Avant de les lancer, Royan les couvrait de dessins, sans raison. Il me racontait que si je dessinais un animal, celui-ci naîtrait dans le lac au prochain passage de Pirishæl. Le jour venu, comme j’avais invariablement oublié ce que j’avais gribouillé, il pouvait pointer une créature au hasard en me jurant que c’était la mienne.
En fait, Royan dessinait tout le temps. Je me suis mis à lui offrir des planches d’écorce et des tablettes d’argile. Ces cadeaux-là lui ont plu.
Il donnait ses nombreux croquis à qui les voulait. Ses gravures se sont éparpillées un peu partout dans le quartier, parfois en échange de vivres supplémentaires.
(1) En yu : « Āmárū bǔ gêshá, āmárū bǔgêshà », soit littéralement « le peuple des dix mille pitiés, le peuple sans pitié ».
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