Romantique arithmétique - 1

7 minutes de lecture

Deux essoan et quelques pirishoan après notre arrivée à la Cité, l’Apræncal a eu vent de nos difficultés à nous procurer de la chair. Elle a offert l’accès aux terres que les giboyeurs exploitaient pour ses disciples. Pour ne pas les léser, seul un onzième d’entre nous était admis chaque jour.

Le bruit courait que les Llëmnoa étaient à la fois compréhensifs et excédés par son geste, qui suggérait que nous étions les bienvenus, aussi longtemps que nous le souhaitions. Ils ont donc poliment réduit nos libertés en déclarant un couvre-feu qui nous concernait exclusivement.

Yudæl s’est encore consolidé. Nous comptions les uns sur les autres, comme un vrai clan.

Nos rations n’étant pas optimales, je songeais à mon tour à demander une occupation auprès du conseil. Les Yudæln n’étaient pas d’accord : ils m’encourageaient à chasser davantage, mais je n’avais ni expérience ni talent inné pour la traque et je savais avoir atteint mes limites, du moins pour le moment. Je ne pouvais mieux chasser pour ces raisons, ni plus souvent à cause des contrôles aux portes de la Cité. En outre, la chasse m’intéressait peu.

Comme Royan avant moi, j’ai proposé mes services. En ce temps-là, je l’imitais en beaucoup de choses, de sorte que je lui ai annoncé vouloir dessiner pour la Cité. Royan m’a préparé des feuilles et des stylets de pointe brûlée pour me permettre de m’exercer. Il a été honnête :

— Normalement, c’est pas juste quelque chose qu’on sait faire. Faudra t’entraîner, et beaucoup. Pour être franc, je préférerais que tu deviennes un meilleur chasseur-cueilleur. Dessiner, ça nourrira pas ton clan quand on sera partis de la Cité. Dessiner, c’est quelque chose que tu fais une fois que tous les ventres sont pleins et toutes les lames affûtées.

— En l’état actuel, je pourrais ramener plus de nourriture en dessinant, ai-je insisté.

— Donc c’est un vrai « non » pour la chasse ou j’ai entendu le souffle d’un peut-être ?

— J’aime pas chasser. Je veux dessiner, comme toi.

Royan a réfléchi, le poing sous le menton.

— Passe devant le conseil. Si jamais ils te disent que c’est bon, t’as mon soutien. Sinon, je trouverai une solution pour que tu fasses quelque chose qui te plaise. Mais dans tous les cas, faut que t’apprennes à mieux chasser et cueillir. C’est une question de survie, t’as pas le choix.

*

Après son labeur quotidien, Royan remplissait un carnet de croquis de plantes pour m’interroger sur leur comestibilité et la façon de les préparer. Il me testait de même quand nous étions hors de la Cité. J’ai bientôt réalisé le gouffre qui séparait mes gribouillis des œuvres de Royan et abandonné l’idée de m’humilier devant le conseil.

— Tu peux être bien plus utile qu’un graveur, m’a-t-il encouragé. Qu’est-ce qui t’intéresse ?

— Tout ce qui n’est ni chasse ni cueillette.

Royan a estimé qu’il ne serait pas perdu de m’apprendre à lire et compter, mais a prétendu ne pas oser me laisser aux professeurs ælv. À la vérité, aucun des Ælvn qu’il avait démarchés n’avait voulu de moi. « Les parents de mes élèves s’inquiéteraient », a admis l’une d’eux. Il m’a donc confié à Garyan, qui subvenait à ses besoins en contant aux Ælvn des histoires dai édulcorées. C’était un mentor gentil et patient, qui s’occupait de quatre autres enfants. Nos pratiques étaient perturbées, ici. Nous ne pouvions pas être pris en charge par l’ensemble du clan, puisqu’il n’y avait pas vraiment de clan. Personne n’avait de temps à nous consacrer à cause des services qu’ils devaient rendre à la Cité. Garyan était donc seul, sans personne pour le relayer. Mais il ne s’en est pas plus mal sorti qu’un autre, en dépit des circonstances.

Il nous a enseigné l’écriture des trois langues, perfectionné notre parler des quatre et nous a appris l’art de compter.

Le calcul a pris plus de temps, à cause des bases différentes qu’il fallait maîtriser : les Ælvn et les Yu utilisent peu notre système de fractions, lui préférant un système cardinal en base six, comme les doigts d’une main plus zéro pour les Ælvn, et en base dix pour les Yu. En kwashil comme en dai, le système cardinal n’est employé que de façon exceptionnelle et repose sur les lettres de l’alphabet ; dans le cas du kwashil, sur les consonnes non sifflées, soit seize.

Garyan nous faisait privilégier le système kwashil à l’écrit, car il est le plus visuel et permet de comparer des comptes d’un coup d’œil. À l’oral, en revanche, ni les Kwashil ni personne ne l’utilise de bon cœur, car il est imprononçable.

Les autres élèves savaient déjà compter dans les quatre langues : il leur restait à apprendre le système d’écriture correspondant. Mais aucun Frreshie ne s’étant appliqué à m’enseigner quoi que ce soit, il m’a fallu redoubler d’ardeur pour rattraper mon retard. Heureusement, Royan prenait le temps de m’aider et m’interrogeait constamment. Lui-même s’y perdait, surtout avec les systèmes kwashil et yu qu’il n’utilisait jamais, même s’il les comprenait lorsqu’il décidait de se concentrer.

Il nous arrivait souvent de compter mentalement dans une langue et, par inadvertance, d’écrire le résultat dans une autre, ce qui faussait complètement nos calculs. Aux nombres, je préférais les lettres.

Quand nous en avions assez d’étudier, Garyan nous contait des légendes. À mesure que nous absorbions les récits, il nous demandait de les relayer. Au coucher, Royan aussi me racontait les histoires dont il se souvenait.

Ces moments de paix me rappelaient les veillées de mon enfance où je parvenais parfois à entendre des bribes de récits. Je laissais mon imagination les compléter et, lorsque j’avais de la chance, les vivais en rêve.

Voyant Royan désireux de m’aider, mon mentor lui a proposé de se joindre à nous. Il s’est passé trois cycles de Pirishæl avant que Royan n’accepte son offre, à cause du peu de temps dont il disposait.

Quand il nous a enfin rejoints, nous abordions les nombres décimaux.

— Attendez, attendez… Y’a des chiffres avec de la ponctuation ?! s’est étonné le Rokian.

— Oui, a répondu Garyan.

Comme à son habitude lorsque quelque chose lui échappait, le jeune loup a penché la tête.

— Pourquoi ?

— Eh bien, a dit Garyan en dessinant un schéma, suppose que tu aies deux malakun et demi…

— Faut vite les manger, sinon ça pourrit.

— C’est pas vraiment le sujet.

— Est-ce que c’est pas plus logique de dire qu’on a cinq moitiés de malaku, de toute façon ?

— C’est pareil. C’est juste une autre façon de le dire.

— Alors à quoi sert la ponctuation ?

— Pour visualiser de grands nombres, a dit Garyan en griffonnant. On va dire que tu as sept cent quatre-vingt-neuf treizièmes. C’est plus facile de dire que tu as…

Il essayait de finir son opération. Il avait trouvé 60,6923 et continuait d’écrire.

— Bon, c’est un mauvais exemple, a-t-il admis.

— Ton nombre, il est trop gros de toute façon. Y’aura jamais besoin d’être aussi précis.

Garyan s’est tapoté la tempe.

— Le fait est… Quand tu dis « sept cent quatre-vingt-neuf treizièmes », tu sais que tu as sept cent quatre-vingt-neuf malakun et que tu veux les répartir également entre treize Dai. 60,692307… c’est le nombre de malakun qu’aura chaque Dai.

— Alors y’a pas besoin de compter, parce qu’il y a bien assez de malakun pour tout le monde.

— Mais pour distribuer des biens dans la Cité, c’est utile.

— Ils demanderaient pas à des Dai de le faire.

Royan s’est gratté le crâne. Contrairement à lui, je ne demandais plus à quoi servait nos leçons. J’avais demandé à apprendre et Garyan m’apprenait.

— Et pour la ponctuation ? s’est-il enquis.

— Les morceaux de malakun à ajouter aux soixante chacun.

— Donne juste le reste au Naræs, alors. Pourquoi t’as besoin d’autant de chiffres derrière ?

Royan avait beau être plus grand que nous, c’était déjà l’élève le plus indiscipliné de Garyan. Mais notre mentor a gardé patience.

— Certaines choses requièrent de la précision. Comme quand on calibre un fyëw ou…

— C’est quoi ça ? « Calibrer » un fyëw ?

— On doit les régler de temps en temps, a expliqué Garyan. Ça veut dire qu’on doit vérifier que le courant est distribué de façon régulière et proportionnelle, qu’il n’est ni trop faible ni trop fort. Sinon, ils sont inutilisables.

Royan a écarquillé les yeux comme s’il avait découvert le secret de la gravité et suivi le reste de la leçon avec la plus grande assiduité, ne prenant plus la parole que pour poser des questions pertinentes.

J’ai appris plus tard qu’il s’est rué dès que possible dans les dortoirs yudæl pour beugler qu’il y avait « ce truc de ponctuation-avec-des-nombres pour sauver les fyëw ! ». Il a continué d’étudier le sujet sur son temps libre, jusqu’à se rendre aux archives de la Cité pour consulter des rouleaux et griffonner des notes sous le regard inquiet des lecteurs ælv, criant parfois qu’il n’y comprenait rien et les dérangeant pour leur demander de lui expliquer certains passages.

C’est uniquement par sa faute que les Dai ne peuvent plus feuilleter les archives et que la section sciences et technologie nous est désormais interdite.

Annotations

Vous aimez lire Gaëlle N. Harper ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0