Romantique arithmétique - 2

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Un jour, le bruit a couru qu’un Ælv était décédé. Comme d’autres, je me demandais d’où venait cette atmosphère de mystère. Bien que la Cité soit un havre de sécurité, parmi ses milliers d’habitants, il en mourait certainement un de temps à autre.

— Il y a eu un suicide, nous a renseigné le Boꜵr Akam. On dirait que même les Ælvn se plaisent pas trop ici.

— Faut dire qu’elle en met plein la vue, la Cité, mais surtout plein la gueule, a philosophé Royan.

Les Ælvn ne partageaient pas notre indifférence. Leur austérité habituelle a laissé place à une froideur ouverte et une rage sourde. Leur choc était profond. Quoique leurs émotions me touchent, je n’en comprenais pas plus la cause que le reste des Dai.

— Qui est-ce qu’est mort, pour qu’ils tirent tous la tronche comme ça ? a demandé Feshꜵlx, une Tick.

Des Yudæln ont fini par poser directement la question aux Ælvn, qui ont fait l’effort de répondre en dai.

Shïyan feelose, leur a dit l’une d’eux.

Feshꜵlx était surprise, voire outrée. « La sœur de Shïyan » ? Ce Shïyan regardait-il sa sœur comme une possession, comme un objet ? Était-elle son esclave ? Feshꜵlx ne voulait plus entendre parler d’esclavage et n’aurait pas pensé y être confrontée dans la Cité.

L’Ælv a écarquillé des yeux contrits et expliqué qu’il n’en était rien, qu’il devait y avoir un malentendu.

Feelo æl Shïyan, l’a corrigée Feshꜵlx, soulagée.

L’Ælv s’est courbée et excusée en rougissant. Feshꜵlx a levé un sourcil, incrédule.

— C’est une fille particulière ou pas, du coup ? a demandé un Yudæl.

— Pas… ostensiblement, a répondu un autre Ælv en hésitant. Je ne la connaissais pas, mais quel drame pour la Cité !

— Les gens meurent tout le temps, a fait remarquer un Yudæl.

— Et ça vous fait rien quand c’est un Dai qui crève, a ajouté un deuxième.

Mais les Ælvn n’avaient pas l’habitude de la mort, compagne des premiers jours chez nous, étrangère implacable chez eux.

Je commençais à comprendre. Les Ælvn craignaient que l’inconnue ne les arrache à leurs familles et à leurs terres. Ils ne chassaient pas ni ne perdaient leurs enfants et les guerres claniques ne les concernaient pas. La mort ne leur prenait que les vieillards, afin de laisser place aux nouvelles générations. Elle n’arrivait jamais de façon impromptue ; ç’aurait été une grave impolitesse.

Pour cette raison, ils étaient horrifiés de nous voir l’inviter dans leur Cité, porter les corps sans vie de nos proies sur nos épaules, croquer la vie d’un oiseau entre leurs murs.

Cette révélation a donné lieu à de nouvelles interrogations : pourquoi la mort des Dai les indifférait-elle ? Toutes les vies se valent, même si chacune pèse assez peu.

La curiosité ne nous a pas longtemps tiraillés avant que l’un de nous se décide à poser la question à une Ælv.

— Qu’on laisse les tueurs s’entre-tuer, a-t-elle dit.

Sa réponse nous a déplu, mais peu surpris. Pour les Ælvn, nous sommes indissociables de la mort ; impliqués dans l’essentiel des décès prématurés des leurs. Presque des prédateurs.

Nous sommes l’étrangère implacable.

À leurs yeux, nos vies valaient bel et bien moins que les autres. Le fossé de colère s’est creusé davantage entre nos deux espèces.

*

C’est à ce moment que Niashæl nous a rejoints. Je l’ai vue le premier, au seuil du dortoir, l’air perdue. Elle hésitait à entrer, à cheval entre le secteur ælv et le nôtre.

Ma mémoire n’étant pas encore ce qu’elle est maintenant, je ne me souvenais plus de son nom. Nous ne l’avions que brièvement rencontrée, près de quatre cycles d’Essea plus tôt. J’ai donné un coup de coude à Royan pour le réveiller et lui ai indiqué l’entrée.

— Nash ?! a-t-il fait, embrumé.

Niashæl a cherché l’origine de la voix et été visiblement soulagée quand ses yeux sont tombés sur nos visages. Elle avait grandi et pris du muscle.

— Caei est avec toi ? lui a demandé Royan, plein d’espoir.

Niashæl a tristement secoué la tête. Elle se triturait les doigts.

— Je savais pas où aller.

Elle semblait avoir laissé de son énergie au dôme de l’Apræncal. Mais malgré son air égaré, elle avait gagné en force et en assurance. Je me demandai s’il en était de même pour toi.

Le visage gonflé de sommeil, Royan a sorti des fruits de sous son lit et l’a accompagnée au réfectoire. Je les ai suivis. Nous nous sommes assis au sol, en cercle. Royan a bâillé bruyamment en se frottant les yeux.

— Qu’est-ce que tu fais là ? lui a-t-il demandé avant de croquer un baye.

Niashæl ne cachait pas sa gêne et essayait de remettre ses pensées en ordre. Je n’avais pas besoin de lire ses émotions pour le savoir.

— J’ai quitté l’arène, a-t-elle soufflé.

— Je vois ça, mais pourquoi ?

— Je…

Elle a soupiré.

— Je voulais voir quelque chose d’autre. Caei va bien, au fait.

— Quand est-ce qu’elle revient ? ai-je demandé.

Je ne te connaissais pas si bien, mais Royan m’avait assez parlé de toi pour que je ressente une certaine proximité. En outre, je te devais mon nom.

Niashæl a haussé les épaules.

— Dans plus très longtemps à mon avis. Elle escalade les étages comme un Kwashil.

— En volant ?

— Tout pareil. Je l’ai pas revue depuis un moment, mais d’après l’Apræncal, elle va bien et bouge comme le feu. Lyooneï croit aussi que c’est une koxji.

Royan s’est étouffé dans son fruit. Pour une fois, il ne trouvait rien à dire, mais son regard éberlué parlait pour lui.

— Je sais pas si c’est vrai, mais si Lyoonëi le pense, c’est possible.

— Pourquoi l’Apræncal croit ça ? me suis-je empressé, avide de confirmer mes soupçons.

— Hm… Parce qu’elle apprend trop vite.

— Haha, a éructé Royan qui avait retrouvé sa voix, si c’est juste ça, Kaz aussi en est un !

Niashæl m’a adressé un sourire bienveillant.

— C’était frustrant au début, nous a-t-elle confié. C’est moi qui devais être l’étoile montante du dôme. Les choses s’amélioraient… Mais quand Caei a commencé à gravir les échelons à toute vitesse… je pouvais plus rivaliser.

— Oh, ai-je fait.

— Mais ça me dérange pas, en fin de compte. C’est une leçon d’humilité.

— Baraghi va devoir faire gaffe à son cul ! s’est enthousiasmé Royan.

Ensuite, nous avons détaillé les systèmes d’occupation et de quotas de chasse à la tigresse, puis lui avons fait visiter les nouveaux aménagements du dôme des voyageurs.

— Cette aile-là est fermée aux Dai et celle-là aussi, a expliqué Royan. T’es toujours demie ? Tu peux essayer de passer, mais c’est le rendez-vous des chiants de toute façon. Attends ! Si ça marche, je veux bien que tu récupères un truc pour moi dans les archives. Y’a une section où on n’a plus le droit d’aller non plus.

J’ai roulé des yeux. La faute à qui ?

Une déception passagère a obscurci l'âme de Niashæl, puis elle s’est rappelé que la Cité n’avait pas non plus été pour elle la terre d’accueil espérée. Les conditions avaient empiré depuis.

La visite achevée, Niashæl a évoqué la raison de sa venue.

— Est-ce que vous connaissez Ëidhae ?

Nous avons répondu par la négative, mais je n’ai pu retenir un sourire. Niashæl était amoureuse.

Elle a détourné le regard mais insisté.

— Est-ce que vous savez comment trouver quelqu’un ?

— Edric, peut-être ? a avancé Royan. Il connaît du monde. Il connaît sûrement du monde qui connaît du monde.

Il a réfléchi.

— Ah ! a-t-il dit en se tapant la main du poing. Le Llëmnoa qui adore les listes ! Je sais pas comment le trouver, mais je crois qu’il a des registres sur tout et tout le monde.

— Même pour les arrivées récentes ?

— Je sais pas. Récentes comment ?

— Quelques jours.

Royan a avoué son ignorance. Puis quelque chose l’a troublé.

— Tu viens juste de quitter le dôme et t’es au courant des arrivées récentes ?

— C’est quelqu’un de l’arène, a expliqué Niashæl. Sorti avant moi.

Royan n’était pas satisfait, mais la nuit était bien entamée et il voulait dormir.

— D’ailleurs t’as besoin de sommeil aussi à ton âge, m’a-t-il dit.

— Oui. Surtout que Garyan nous a demandé de venir plus tôt demain.

— Hein ?

— Pour l’excursion, t’as oublié ?

Royan a écarquillé les yeux et pressé le pas.

— T’es irresponsable, l’ai-je taquiné.

Royan a sorti du dépôt une couchette supplémentaire pour Niashæl et l’a installée près des nôtres. Nous nous sommes endormis prestement.

À l’aube, Garyan est venu me réveiller lui-même, plus amusé que fâché. J’ai secoué Royan, qui a grogné et refusé d’ouvrir les yeux. Quand ses idées se sont clarifiées, il s’est levé d’un coup et a couru vers l’atelier.

Le soir même, je préparais en maugréant un onguent à partir des racines que Garyan nous avait envoyés trouver. Cette excursion avait beaucoup ressemblé à de la chasse et de la cueillette.

— Il était temps que t’apprennes un truc utile, m’a dit Royan. Fais pas la tête.

— J’ai l’impression de m’être fait piéger.

Niashæl s’est assise à côté de nous et a partagé un rôti de volaille.

— T’as pu chasser ? s’est enquis Royan. Pourtant t’étais partie après nous.

— J’ai un peu triché, a-t-elle admis, penaude. Je connais bien le garde du terrain de chasse de Lyoonëi. Je lui ai promis que ce serait exceptionnel.

— T’as trouvé qui tu cherchais ? ai-je demandé.

— Peut-être ! J’ai réussi à croiser Edric qui ne savait pas, mais il m’a dirigé vers des Ælvn qui vont se renseigner. Le Llëmnoa est introuvable, pour l’instant.

— Lui, il manquera pas de te trouver pour remplir sa liste, de toute façon.

— Des Ælvn aussi s’entraînent au dôme ?

— C’est un passage obligé pour devenir garde, oui. Pourquoi tu...? Ah, tu dis ça à cause d’Ëidhae ?

— Oui.

— Elle est guérisseuse. Elle vient de finir son apprentissage, l’arène est un passage obligé aussi.

Royan mâchait une cuisse. Niashæl a changé de sujet.

— J’ai trouvé une occupation.

— Déjà ?! a toussé Royan.

Niashæl a penché la tête à la manière de Royan.

— J’ai parlé à des gardes que je connais, ils ont un poste libre. Je dois voir le capitaine demain pour l’officialiser.

— Ah, c’est du piston, quoi.

— Toi aussi t’as été pistonné, lui ai-je rappelé.

— Je t’ai beaucoup trop mal élevé, a-t-il ronchonné.

— Il a raison, a admis Niashæl. J’ai la recommandation de Lyoonëi, c’est beaucoup plus facile pour moi. Elle prend soin de ses recrues, surtout des sang-mêlés. Même de ceux qui l’abandonnent…

Il y a eu une pause.

— T’es sûre de ton choix ? Tu peux retourner au dôme de l’Apræncal ou pas ?

— Ça mettrait Lyoonëi à mal. Ça donnerait le mauvais exemple, tu vois ? Et puis j’ai pris ma décision, je vais pas revenir en arrière.

— C’est bidon toutes ces règles, a dit Royan. On peut pas sortir pendant tel tiers de ciel et tel tiers de nuit, on peut pas chasser quand on veut, on peut pas aller dans tous les couloirs, tu peux pas continuer ton entraînement et on peut pas voir Caei. Ils sont tarés, ici.

Après le dîner, nous avions commencé un jeu de sarejhi lorsqu’un Ælv est venu trouver « la röedhaemon qui cherche Ëidhae lya Laya aël Valsimaënaïya ». Niashæl s’est manifestée et l’Ælv lui a tendu une feuille pliée en triangle, que Niashæl a pris soin de récupérer du bout des doigts, sans toucher la main de son interlocuteur, comme l’exige la politesse. Ils se sont mutuellement remerciés à renfort de courbettes et l’Ælv s’est retiré.

— C’est toute cette comédie qu’ils veulent qu’on fasse à chaque fois qu’on les croise ? s’est étonné Royan.

— Personne vous l’a expliqué ?

— Ils ont abandonné quand on les saluait pas en entier, suis-je intervenu.

— Oh non… Vous disiez seulement völfeu laya mum ?

— Trop long ! a répondu Royan. On est vite passés à vöf la mum.

— À la fin c’est devenu vlamum. Ça ressemblait enfin à un mot !

Niashæl a réprimé un sourire.

— C’est grave, s’est-elle reprise. Une demi-politesse envers des inconnus, c’est un affront. C’est comme si vous les gifliez chaque fois que vous dites bonjour.

— Sérieux ? Mais c’est n’importe quoi.

— T’imagines ce qu’ils ont dû penser quand Shaem en a vraiment giflé un, Royan ?

Niashæl s’est caché le visage. Elle en avait honte, mais elle pouffait. Les Dai étaient tellement irrespectueux. Comment ses parents avaient-ils pu trouver un terrain d’entente ? D’un autre côté, elle comprenait que la liberté sauvage des Dai puisse séduire certains Ælvn.

Niashæl a déplié la note qui contenait une adresse dans le dôme d’Amës, soigneusement signée de la main d’Ëidhae elle-même, ainsi qu’une phrase :

« Changeons la fin de l’histoire.

Ta Valsammee. »

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