Revirevents - 1

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Paradoxalement, tu avais parfois l’impression de retrouver la solitude de la forêt sous le dôme. C’était une solitude différente, en compagnie constante des autres recrues.

Les premiers étages t’avaient accueillie comme un miracle. Les suivants avec scepticisme. Les derniers avec une crainte révérencieuse mêlée d’hostilité.

La plupart des disciples, surtout parmi les plus hauts étages, s’entraînaient ensemble depuis plusieurs essoan. Ils se liaient d’amitié, s’admiraient ou rivalisaient. Tu te propulsais dans leur microcosme comme une étoile filante et en repartais aussi vite. Mais ton passage laissait tes empreintes.

Toi, tu n’essayais même plus d’apprendre à les connaître. Tu savais que tu ne les reverrais plus jamais, comme ç’avait été le cas aux étages inférieurs. Peu de visages t’avaient marquée, seuls ceux des quatre niveaux où tu étais le plus longtemps restée te revenaient parfois en tête. Celui de Niashæl en particulier, qui t’avait imposé son affection. Tu n’avais pas fait d’efforts depuis. Tu n’étais pas là pour te faire des amis auxquels il faudrait aussitôt dire adieu.

Royan t’attendait, de toute façon. Probablement. Ou t’avait-il oubliée, comme tu oubliais tes condisciples ? Tu t’es renfrognée à cette idée. S’il t’abandonnait, alors tu ferais de même.

Tu as secoué la tête. Le loup n’y était pour rien. Tu t’emportais sur des suppositions. Il n’était pas là quoi qu’il en soit et seul l’entraînement requérait ton attention.

À chaque étage, Lyoonëi rappelait aux recrues l’importance de bien se protéger. Il y avait toujours des protestataires, mais ils finissaient par entendre raison. Ou par mourir. Ironiquement, personne n’a jamais de scrupules à enfiler son armure de corps, dissimulée dans les tuniques dai, parce qu’elle ne se voit pas. Tout le monde sait que tout le monde en porte, mais tous peuvent prétendre avoir simplement la peau dure. C’était l’une de ces hypocrisies qui avaient sauvé notre espèce de l’extinction. Si les Dai allaient jusqu’au bout de leur philosophie, ils se passeraient même de toute arme qui ne soit pas leurs griffes et crocs.

Tu t’es souvenue d’un Frreshie trop sûr de lui qui refusait de s’entraîner au bouclier.

— Et si tu te fais tuer par quelqu’un qui a le bon sens d’en utiliser un ? lui avait dit Lyoonëi.

— Ce serait pas un combat satisfaisant pour mon adversaire, s’il est déloyal.

— Mais la vie est injuste.

— C’est pas la vie qui essaie de me tuer, avait insisté le Frreshie.

— Et si ton opposant se fout de la satisfaction. S’il veut juste te tuer ?

— Pourquoi ? Qu’est-ce que je lui ai fait ?

— On s’en fiche. Pourquoi ?

— Parce que si je l’ai fait chier – et c’est pas mon genre, Apræncal –, je ferai super gaffe autour de lui.

— En utilisant un bouclier, j’imagine ?

— Nan, je serai juste prêt au combat.

— Alors il te tue.

— Non.

— T’as pas à protester, t’es mort.

— Ça marche pas comme ça, je meurs pas comme ça.

Lyoonëi avait surpris l’entêté d’un violent coup de bouclier.

— J’étais pas prêt avec toi, Apræncal ! Je sais que tu veux pas me tuer.

— Mais je viens de le faire, avait-elle répondu.

Le même scénario se répétait inlassablement d’un étage à l’autre. Les Dai ne sont pas particulièrement stupides, mais notre fierté entrave parfois notre réflexion.

Ce jour-là, tu as soupiré. Encore un disciple qui refusait de porter un casque de peur de passer pour un Ælv. De quoi se plaignait-il ? Il pourrait l’enlever quand il le voudrait, pas comme s’il avait du sang d’Oreilles Froides.

— J’ai la caboche costaude, vous inquiétez pas, a bêtement justifié le récalcitrant du jour.

— Mais pas le cerveau, es-tu intervenue. Et t’en es clairement pas à ton premier traumatisme crânien.

Les recrues se sont tues un instant. Tu te mêlais rarement à leurs discussions.

— C’est pas ça qui va me tuer, a-t-il insisté.

— Tu veux essayer contre mon marteau ? a argué un autre disciple.

— Ça rend stupide, as-tu ajouté. Et les gens stupides portent pas de casque.

Il a grommelé auprès de ses camarades, mais trouvé peu de soutien.

— Si t’es prêt à risquer ta vie parce que t’as peur qu’on te regarde bizarrement, vas-y, t’apportes rien à l’espèce de toute façon.

Il s’est avancé vers toi agressivement. Comment un tel idiot avait-il pu atteindre cet étage ? Tu l’as plaqué à terre avant qu’il ne réagisse et lui a comprimé la tête au sol pour lui entrer la leçon dans le crâne.

— D’ici, dis-tu comme pour une énième démonstration, je pourrais te briser la nuque. Ou te frapper le nez jusqu’à ce qu’il te rentre dans le cerveau. Ou te planter un couteau dans les orbites sans que t’y puisses rien. J’y arriverais aussi si t’avais un casque, mais d’autres que moi, c’est pas dit.

Tu as relâché le Dai, qui s’est frotté les bras en se relevant ; yeux baissés, crocs à découvert.

Les recrues desquelles tu triomphais étaient toujours confuses. Dans un clan, une victoire, surtout écrasante, permet de grimper dans une hiérarchie invisible.

— Tch, a fait l’un de ses amis. T’es une koxji, c’est déloyal.

Tu as roulé des yeux. Encore cette histoire de koxji. Pourquoi personne ne supposait jamais que tu avais du talent ?

Le Dai qui refusait de porter un casque lui a intimé de se taire.

— Si elle avait été de ton côté, t’aurais pas dit ça. Koxji ou pas, c’est sa force à elle, non ?

Il n’était pas si bête, finalement.

Mais ça n’avait pas d’importance. Le surlendemain, tu es passée à l’étage supérieur.

*

— Lyoonëi, Laon dit que les sang-mêlés sont stériles. J’ai parié mon meilleur couteau que non, tu peux nous départager ?

— Dis à Laon qu’il a tort.

— Compris. Roas ! Dis à Laon que j’ai gagné sa lame ornée !

— Encore ? Mais tu sais qu’il va juste parier autre chose pour la récupérer.

— En attendant, elle est à moi !

Tu écoutais l’échange pendant ton échauffement.

— Tout va bien ? t’a demandé Lyoonëi.

Tu as hoché la tête.

— Pourquoi tu les encourages ? as-tu demandé. S’ils s’entraînaient au lieu de s’amuser, ils auraient quitté le dôme il y a longtemps.

— Ou alors ils seraient morts ! a dit Lyoonëi en riant. Ils ont besoin de se changer les idées parfois, ils n’ont pas ta ténacité.

— Ils sont arrivés jusqu’ici, ils doivent être au moins un peu obstinés.

— Oui, mais toi, tu es tellement têtue que tu continuerais à te battre la tête coupée.

Cela ressemblait à un compliment.

— Tu savais qu’il y avait des Dai à la peau dure comme des os de Dai ? a-t-elle demandé.

— Pfeuh, des os d’Ælvn, à la rigueur, mais faut pas exagérer.

— Je t’assure. Dans les contrées hors de Chal.

— Comment on les bat ?

— Difficilement.

— Alors il faut s’entraîner.

Lyoonëi a souri et toi, froncé les sourcils. Elle a attendu. Tu avais cet air lorsque tu cherchais tes mots.

— Les autres voudraient m’écorcher s’ils m’entendaient dire ça, mais j’ai constamment l’impression qu’il me manque des bras, en fait.

— C’est une expression riao ?

Tu as acquiescé.

— Mais… Je sais pas, c’est vraiment comme ça que je le ressens.

Lyoonëi a haussé les épaules.

— Si l’expression existe, c’est que tu n’es pas la seule. Moi aussi, j’aimerais avoir plus de bras. Mais l’adresse, c’est aussi de faire avec ce qu’on a.

Elle s’est souvenue t’avoir tenu un discours similaire quand tu étais petite. Tu n’étais plus si petite, désormais, et ses conseils avaient surtout eu pour objectif de t’aider à patienter. Mais il ne te pousserait pas de bras supplémentaires, quoi que l’expression signifie concrètement.

— Au moins, tu m’entendras pas mettre ça sur le dos de mon sang ælv, pour une fois.

— Caei, tu détestais les Ælvn avant d’en avoir jamais rencontré, alors arrête de croire que tu as des raisons.

Tu as grogné. Tu n’avais encore rien dit, si ? Mais Lyoonëi ne tolérait plus ta colère ; elle t’a imposé des exercices de relaxation, comme si elle se donnait pour mission d’effacer les méfaits de Baraghi.

L’Apræncal ne lâchait jamais rien, tu as donc obtempéré en ronchonnant.

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