Revirevents - 2
Tu as atteint le quinzième et dernier étage après seulement cinq cycles d’Essea. Il ne s’y trouvait que des vétérans, enfermés là depuis plus du triple. Malgré tes faibles protestations, les disciples t’appelaient « koxji ».
L’air fatiguée, Lyoonëi t’a sollicitée.
— Le dôme de Chal, tout de suite.
Tu n’as pas bougé. Hors de question de sortir sans l’avoir vaincue.
— Seulement si tu te bats contre moi.
— Pas le temps, a-t-elle dit sèchement. Tant pis.
Tu es restée plantée là, les yeux baissés. Comme un enfant puni.
— C’est Chal que nous allons voir, Caei !
Elle s’emportait, mais n’est parvenue qu’à renforcer ton obstination.
— Tu préfères que je t’expulse ?
Essaie seulement, as-tu pensé. Mais tu as gardé tes opinions pour toi.
— On va juste rendre une courte visite, mais c’est urgent. Il y aura une entorse à la règle dans toute l’histoire du dôme et ce sera pour Chal. En route.
Elle a descendu les premières marches. Tu n’avais toujours pas cillé, maussade. Pourquoi avait-elle besoin de t’emmener ? Elle aurait pu te l’expliquer. L’Apræncal craignait-elle pour sa sécurité ? De quel droit t’entraînait-elle si c’était le cas ?
La situation éveillait ta curiosité, mais tu ne voulais pas laisser Lyoonëi croire qu’elle avait gagné.
Les bruits de pas ont cessé. Lyoonëi t’attendait.
Et pourquoi pas ? as-tu songé avant de te décider à avancer. Pas trop vite, pour que Lyoonëi mérite sa maigre victoire.
Chaque marche, chaque étage t’a un peu plus culpabilisée. C’était ridicule, parce que toi seule t’étais imposé de ne pas sortir sans avoir battu Lyoonëi. Que le dôme refuse de réintégrer ses anciennes recrues, c’était une ruse pour éviter les allers-retours des indécis.
Mais tu avais l’impression de tricher.
Alors tu t’es efforcée de voir votre descente autrement, comme un voyage dans le temps. Les histoires regorgent de héros poussés à l’introspection pour obtenir la force de vaincre leur ennemi. À chaque étage, tu t’es remémoré ce que tu y avais appris, les visages qui t’avaient marquée. Certains avaient depuis gravi les étages. D’autres avaient disparu.
La masse sombre de la porte d’entrée se rapprochait, moins large que dans tes souvenirs : tu avais tant grandi.
Bientôt, tu sentirais le souffle du vent. Il y avait longtemps que tu n’avais pas senti le vent. Sous le dôme, tu avais perdu le fil des saisons. Pleuvrait-il ? Était-ce déjà le Fléau des Riao ? La pluie ne te manquait pas. Et tu ne portais pas ton kælm.
Lyoonëi a ouvert la porte interdite et l’a franchie. Tu l’as suivie avec une moue fâchée, même si elle ne te regardait pas.
La lumière grise s’accordait à ton humeur. Une bruine commençait à tomber, juste assez pour aggraver ta contrariété.
Tu t’es retournée. Mur perçait à travers les nuages sombres et se reflétait sur le dôme. C’était là que tu avais vécu pendant cinq cycles d’Essea, mais tu ne ressentais pas d’attachement particulier. Ce n’était qu’un outil pour t’entraîner. Un lieu dénué d’âme, contrairement à la forêt, à ton clan. Lyoonëi n’aurait pas aimé l’entendre, mais tu te fichais bien de son avis, à ce moment-là.
Tes mains étaient encore couvertes du sang d’une disciple qui ne s’était pas assez protégée. Tu aurais pu éviter l’accident, mais Lyoonëi vous apprenait à ne pas vous sous-estimer.
La pluie commençait à laver un sang plus ancien, séché en écailles sur ta tunique. Le tissu n’était pas particulièrement abîmé ; ta large ceinture de cuir était intacte et tes vêtements seulement râpés aux coudes. Dans un clan, tu aurais eu l’air de revenir de bataille ; dans la Cité ælv, tu détonnais.
Les Llëmnoa se sont étranglés quand vous avez pénétré dans le dôme de Chal. Ceux-là ne t’avaient pas manqué.
Les autres Ælvn s’inclinaient devant Lyoonëi. Elle détenait du pouvoir sur eux au même titre que les Llëmnoa. Comment avait-elle obtenu son dôme, au juste ? Comment convainc-t-on la Cité de nous confier une horde de Dai ?
Le hall immense donnait sur un trône vide et distant. Vous vous êtes approchées, traversant deux colonnes d’Ælvn inclinés. Tu trouvais le spectacle ridicule, mais il ne t’était pas destiné.
Surélevé, l’illustre pose-cul forçait les sujets de Chal à le regarder d’en bas. Un Naræs n’aurait pas osé. Les vrais meneurs se tiennent à hauteur de Dai et n’usent pas de tels artifices : nul besoin de masquer leur faiblesse pour asseoir leur autorité. Ils ont vaincu le reste du clan, ils n’ont rien à prouver. Mais Chal dépendait d’une grande chaise pour convaincre son peuple.
Un serviteur vous a fait monter. Il vous a conduites jusque dans les quartiers privés de Chal, au milieu d’une salle au gigantesque lit d’or, brodé de motifs pâles et délicats, comme les aiment les Ælvn. Sur les coussins se reposait une figure, pâle elle aussi. Chal n’était rien qu’un Ælv souffrant.
Les Llëmnoa, Lyoonëi incluse, se sont agenouillés et inclinés en récitant une longue litanie de titres et d’honorifiques, souhaitant maintes et maintes choses au monarque. La voix de Lyoonëi dégageait une émotion que tu ne lui connaissais pas. Il était étrange de réaliser qu’elle fréquentait Chal, ou même n’importe qui en dehors de son dôme.
Tu t’es contentée d’un signe de tête, ce qui n’était pas si mal pour un étranger au clan. Chal n’a pas eu l’air de s’en offusquer, mais il ne se rendait plus compte de rien. Accablés de fièvre, ses yeux d’améthyste fixaient le plafond. La petite danse des Llëmnoa ne divertissait qu’eux.
S’il avait été Dai, Chal aurait perdu son titre dès son alitement, voire plus tôt. Dans son état actuel, il affaiblissait tout le royaume. Et pourtant, les Llëmnoa regrettaient qu’il doive les quitter.
— Maintenant, t’a chuchoté Lyoonëi, tu dois t’incliner devant chaque Llëmnoa et le saluer. Je te dirai leurs noms…
— Pourquoi ? Personne d’autre le fait.
— Les serviteurs l’ont tous…
— Je suis pas serviteur.
D'abord interloquée, elle a rapidement repris ses esprits.
— C’est la première fois que mon dôme et celui-ci se rencontrent. J’imaginais que ça tomberait sous le sens pour tout le monde. C’est le protocole qui veut ça, Caei. Obéis juste, qu’on passe à la suite.
— Je m’incline pas devant les Naræsn, alors je vais pas le faire pour ces types… je sais même pas qui c’est.
— Ëlla-Maalawë, ëlla…
— Je m’en fous.
Une Llëmnoa a étouffé un cri de surprise, mais un autre a décidé de ne pas attendre.
— Laissez, ëlla-Lyoonëi. Certains de vos protégés sont des rustres, c’est ainsi.
Certains ? N’avait-il jamais rencontré de Dai ? Personne ne se serait incliné devant des inconnus et tu ne comptais pas devenir la première.
Des serviteurs vous ont tous priés de vous retirer et vous ont menés vers une antichambre riche, brillante, raffinée. Comme un vomi très spécial. L’une des Llëmnoa s’est postée devant vous et a commencé à lire un rouleau orné du sceau de Chal. La longueur du manuscrit t’a alarmée, ainsi que la voix lente et monotone de la Llëmnoa. L’interminable discours aurait pourtant tenu en une seule phrase : « En raison du déclin d’ëlla-Chal, de son défaut officiel de descendance et en faveur du rapprochement des Dhaemon et des Ëlvessei : le nouvel ëlla-Chal sera un röedhaemon. »
Lorsqu’elle a enfin terminé sa déclaration, tu somnolais. Lyoonëi, en revanche, se montrait parfaitement attentive, un sourire mélancolique en coin.
— Tu entends ça, Caei ? Un sang-mêlé va monter sur le trône.
Tu as haussé les épaules. Qu’est-ce que ça changerait, au juste ? Les Dai se fichent de l’identité de Chal et les Ælvn pourraient aussi bien ignorer l’espèce à laquelle il appartient puisque la plupart ne le rencontrent jamais.
Mais tu as reconsidéré la question. C’était de la folie. Ni les Ælvn ni les Dai n’accepteraient un akci. Et si les Ælvn se rebellaient contre un Chal dai ? Si les Dai prenaient ce Chal akci pour un aveu de faiblesse ? Sans compter que les Dai risquaient d’avoir interprété l’asile des esclaves comme un vol. Les Llëmnoa méconnaissaient-ils à ce point le monde qui les entoure ? Qui conseillait les conseillers ?
Ou alors, ce n’était qu’un prétexte. Chal se prétendait l’envoyé des koxjin, c’est en théorie ce qui le légitimait auprès des trois espèces. Mais les koxjin ayant a priori disparu, il était possible que les Llëmnoa cherchent un souverain à même de rallier les Dai. Sauf qu’une fois encore, sans aucune connaissance du monde extérieur, ils mésestimaient la tolérance des Dai et des Ælvn. Les akcin se situaient tout en bas de la hiérarchie. Les Llëmnoa n’auraient pu faire pire choix.
Une idée plus odieuse encore t’a traversé l’esprit : il y avait une chance qu’on t’asseye sur cette chaise ridicule, pour décréter des lois qui ne te concernaient pas à un peuple qui ne te concernait pas. Tu entendais déjà le rire de Baraghi.
Lyoonëi a croisé ton regard alarmé mais gardé son calme. Elle ne paraissait pas si surprise. Tu as songé qu’en tant que Llëmnoa, elle avait dû participer à l’édit, si ce n’est le proposer. Elle devait se réjouir de voir revenir les terres de Chal à l’un de ses sang-mêlés. Voire à elle-même ?
Si c’est moi qu’ils forcent à devenir Chal, je la persécute jusqu’à la fin de ses jours.
Comme si elle avait lu dans tes pensées, Lyoonëi a pris la parole.
— Le prochain Chal se fera des ennemis. Il serait judicieux de lui désigner un protecteur.
Tu as roulé des yeux. Ils se servaient d’un akci pour prétendre gouverner les Dai : bien sûr que les clans puniraient une telle audace.
Tu t’es demandé si Lyoonëi, elle, aurait besoin qu’on la protège.
— Ëlla-Lyoonëi, je suppose que nous ne pourrons pas compter sur votre volontariat ?
— Vous supposez justement. Je suis liée à mon dôme. Mais il y a parmi mes disciples de fins guerriers, bien supérieurs aux plus doués de vos gardes. Ma meilleure élève, Caei, ici même, a d’ailleurs du sang d’Ëlvessei.
Génial. Tu risquais aussi de protéger les fesses posées sur la grande chaise.
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