La Grande chaise - 1

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Le surlendemain, à la floraison de Salainashra, les conseillers ont réuni la plupart des sang-mêlés de la Cité.

Ils vous ont expliqué qu’on vous départagerait sur des critères purement physiques : il vous fallait une allure ni trop dai ni trop ælv. Une allure « parfaitement demie », en somme. Si c’était vraiment le cas, leurs biais sautaient aux yeux.

Ils ont tout de même posé quelques questions aux prétendants au trône afin de s’assurer qu’aucun n’abrite de ressentiment particulier envers les Ælvn. Ç’aurait dû constituer l’un des critères principaux, ainsi que la capacité à gouverner. Mais qui étais-tu pour émettre un avis ?

Tu as été tentée de leur partager ton aversion envers les Ælvn en général et les Llëmnoa en particulier, mais Lyoonëi te surveillait de près, alors tu as simplement répondu que tu n’avais rencontré que très peu d’Ælvn. Malheureusement, les Llëmnoa ont apprécié cette admirable sincérité.

Vous n’étiez que neuf sang-mêlés, dont Niashæl, Lyoonëi et toi. À l’évidence, tous les autres candidats s’étaient déjà croisés et Lyoonëi les connaissait tous très bien.

Niashæl rayonnait. Voulait-elle devenir Chal ? L’idée t’a arraché un sourire, mais tu reconnaissais la pertinence d’un tel choix. C’était la seule akci, à ta connaissance, qui acceptait également ses deux héritages.

Deux des inconnus ne semblaient même pas un quart Dai et pouvaient passer pour des Ælvn aux oreilles un peu trop courtes. L’un des deux t’a paru familier. Peut-être l’avais-tu croisé dans le dôme de Lyoonëi, mais il n’avait pas l’air d’un guerrier. Un guérisseur, alors. Tu avais dû oublier ce faux Ælv dont les oreilles, comme celles d’un Dai, frétillaient vers le bruit. Tu as réalisé qu’il tentait, sans succès, de réprimer ces mouvements involontaires et compris ce qui t’irritait chez lui : il rejetait son sang dai, comme tu rejetais ton sang ælv. Vous ne pourriez jamais vous entendre.

Ses yeux bleus te jaugeaient. Lui aussi te reconnaissait-il ?

Les quatre derniers sang-mêlés tenaient beaucoup du Dai avec leurs corps musculeux, leurs crocs et leurs crinières rousse, brune et grise, même si les oreilles vertigineuses de deux d’entre eux trahissaient des origines moins nobles. Ou plus noble selon qui donnait son opinion.

L’un tripotait ses mèches blondes, une couleur relativement répandue chez les Riaon, quoique la sienne, comme la tienne, tire un peu trop sur le doré. Toutefois, son visage t’évoquait plutôt un Tick. Ses touffes inégales trahissaient une coupe maladroite. Ce détail t’a intriguée. Les Ælvn n’ont pas l’habitude de se couper les cheveux, pas plus que les Dai. Était-ce fréquent chez les Tickn ? La réalité t’a frappée : le demi-Tick ne pouvait espérer cacher son métissage avec une telle couleur de cheveux, surtout longs. Ses efforts restaient vains, car il ne trompait personne. Ton cœur s’est pincé pour lui.

L’odeur et l’apparence des autres prétendants s’apparentaient à Rokian et Boꜵr.

Tu as alors pris conscience d’une difficulté qui avait échappé aux conseillers : les guerres claniques. Le nouveau Chal ne proviendrait jamais que d’un seul clan et les clans adverses feraient fi de son autorité. Décidément, la Cité dépendait d’incapables.

Niashæl te jetait des coups d’œil soucieux. Tu te dirigeais vers elle quand Lyoonëi t’a présentée au reste de ses protégés. Ils se connaissaient tous et en savaient trop sur toi à ton goût. Lyoonëi t’a expliqué qu’elle avait trouvé inutile de les évoquer pendant ton entraînement.

— Je peux appliquer la même logique : t’as aucune raison de leur parler de moi si je sors jamais.

— Niashæl et Nyemëlls t’ont vue au dôme, a-t-elle justifié. Et je n’ai rien dévoilé de dramatique aux autres.

Agacée, tu as soufflé et rejoint Niashæl. Des cliques s’étaient déjà formées. Lyoonëi avait beau imaginer que vous représentiez le lien idéal entre les deux espèces, elle n’avait qu’à ouvrir les yeux pour remarquer les faiblesses de sa théorie : les deux demi-Rokiann parlaient à l’écart, le demi-Tick et le demi-Boꜵr, à l’image de leurs clans, s’étaient rapprochés, de même que les deux sang-mêlés au physique d’Ælv et que Niashæl et toi. Vous répétiez les schémas de vos ancêtres et, en toute honnêteté, tu n’avais ni l’envie ni la volonté de lutter contre.

Lyoonëi avait rejoint les demis à l’allure d’Ælv, dont l'une était très familière avec elle. Peut-être circulait-elle déjà dans les cercles des Llëmnoa. Le deuxième, Nyemëlls, montrait plus de révérence. Où l’avais-tu croisé, à la fin ?

Lyoonëi lui a chuchoté un encouragement, qu’il a refusé en secouant vigoureusement la tête. Tu l’as senti vous regarder du coin de l’œil, Niashæl et toi, avant de s’intéresser aux autres groupes.

Niashæl s’est enquise de tes nouvelles et tu n’as pu songer à rien qui vaille la peine d’être dit. Elle a tout de même souri, ravie. Tu lui as demandé si elle ne s’ennuyait pas trop dans la Cité, puis vous avez parlé de Royan et un peu de moi.

Tu l’as trouvée changée. Elle n’était plus l’enfant dérangée que tu avais connue au dôme. À sa place se tenait une jeune fille calme, maîtresse de soi.

La délibération des conseillers a duré plusieurs jours pendant lesquels un Llëmnoa convoquait parfois l’un des prétendants afin de vérifier la longueur de ses oreilles ou la couleur de ses yeux.

Tes rêves te tourmentaient, mais en avais-tu jamais eu de paisibles ? Dans celui dont tu te souvenais le plus clairement, un enfant venait de naître. Son premier souffle n’était pas fêté comme une victoire et tu ne comprenais pas pourquoi.

— Mon premier souffle était un crime, t’a dit l’enfant. Comme tous ceux à venir.

Il a respiré, alourdissant sa faute.

— Je ne suis pas chanceux d’être en vie. J’en suis coupable.

Et tu serrais les poings, figée devant l’enfant dont tu partageais le méfait. Tu voulais t’enfuir, t’échapper de tes fautes, de la destruction que représentait l’enfant qui n’était pas tout à fait Dai.

À ton réveil, entourée de sang-mêlés et d’Ælvn qui jugeaient de votre amalgame, tu bouillais de fuir aussi.

Lyoonëi avait dû réaliser que ses protégés restaient à l’écart les uns des autres car elle a forcé les groupes à se mélanger. Une majorité d’entre eux avait vécu dans la Cité d’aussi loin qu’ils se souviennent. Leur enfance différait en tout point de la tienne. Nyemëlls a été le dernier à t’adresser la parole.

— Hé, a-t-il dit.

— Hé, as-tu répondu.

— Je m’appelle Nyemëlls.

— Je sais. Lyoonëi nous a présentés.

Il a acquiescé en silence.

— J’ai apprécié notre discussion, a-t-il dit avant de s’en retourner.

Tu as lentement secoué la tête. Cet étrange demi-Ælv finirait-il par trouver sa raison, comme Niashæl ?

Les Llëmnoa ont enfin annoncé leur verdict : le nouveau Chal serait Sooyolane, l’autre sang-mêlé à l’allure d’Ælv, de quelques décennies ton aînée. Elle a écarquillé des yeux si clairs qu’ils semblaient violets.

Tu as ri intérieurement. Comment les Dai, même les Riaon, pourraient-ils se reconnaître en elle ? Les Dai devraient l’accepter comme l’une des leurs pour ses pupilles ovales et ses oreilles un peu plus courtes que celles d’un Ælv ? Ils t’avaient déjà rejetée, toi, alors que seule la couleur de tes cheveux trahissait ton triste héritage.

Qu’importe, cela te permettait de regagner le dôme.

Avant cela, les Llëmnoa ont mis en œuvre la cérémonie d’instauration qui consistait à guider la nouvelle Chal très lentement en direction de la grande chaise, sous plusieurs couches de robes aussi riches qu’incommodes, devant une foule de citoyens apparemment illustres et enchantés qu’une inconnue les dirige.

Lyoonëi se réjouissait plus que quiconque, mais elle avait l’excuse d’avoir orchestré l’ascension au trône d’une demie.

Les formalités se sont éternisées. Les Llëmnoa ont confié une série de reliques, de symboles et de babioles à la jeune Chal, qui a déclamé une longue liste de clichés pour chacun d’eux. Enfin, ils lui ont posé sur la tête la coiffe cérémoniale et en ont détaché les pans latéraux de sorte que Sooyolane ne voyait plus que droit devant elle.

— Cette coiffe me force à garder les yeux sur mes devoirs envers mon peuple, a-t-elle récité.

Et à ignorer tout ce qu’il se passait sur les côtés ? Quelle notion stupide. Plus stupide encore que le reste des objets encombrants.

Puisqu’un Chal de sang-mêlé ne s’attirerait pas que des faveurs, les Llëmnoa ont ensuite évoqué une vieille tradition ressuscitée pour l’occasion : la charge de Nëluuj, de protecteur. Ils ont expliqué qu’ëlla-Lyoonëi ne pourrait cumuler ses obligations envers son dôme et envers Chal, mais qu’elle leur avait proposé une alternative. Et merde.

Comme tu l’avais craint, les Llëmnoa ont prononcé ton nom. « Ëlla-Caei », t’ont-ils appelée. Tu as foudroyé Lyoonëi et les autres Llëmnoa du regard. Hors de question que tu serves de poteau glorifié !

— Tu m’auras pas deux fois ! as-tu crié à Lyoonëi. Je retourne dans ton dôme et j’y reste jusqu’à notre combat !

— Alors battons-nous aujourd’hui, si tu veux.

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