La Grande Chaise - 2
Le dôme de l’Apræncal comprend un sous-sol dont l’arène entourée de gradins ne sert qu’en de rares occasions. Tu y as pénétré derrière Lyoonëi. Tous les disciples étaient présents.
Elle a désigné de la tête un coin de la piste. Exceptionnellement, elle avait invité quelques personnes extérieures : Royan, Niashæl, moi-même, les Llëmnoa et la nouvelle Chal. De mémoire, c’était la première fois que Lyoonëi malmenait le règlement.
Tu as jubilé en voyant Royan. Il n’avait pas changé. Bien que plus grand, plus large, plus fort, l’essence du loup facétieux restait la même. Une petite cicatrice barrait son éternel sourire, près de la commissure des lèvres. « Trop facile », a-t-il mimé.
— Tu connais la routine, t’a dit Lyoonëi. Sélectionne autant d’armes que tu le souhaites. Quand tu auras décidé, tu ne pourras plus revenir sur ton choix ni prendre une nouvelle arme en cours de combat.
Vous suivriez les mêmes règles que lors des entraînements.
Sur un mur coincé entre deux rangées de gradins était suspendue une centaine d’armes différentes. Lyoonëi, fidèle à elle-même, en a décroché un sabre à une main et un bouclier ovale. Tu as hésité. Objectivement, la combinaison de Lyoonëi était la plus raisonnable, la plus susceptible d’éviter de graves blessures. En revanche, les Dai parmi les spectateurs risquaient de bouder toute victoire obtenue par le bouclier, une arme de défense, donc une arme de pleutre, de farrꜵc.
Malgré ses nombreuses recommandations, Lyoonëi ne parviendrait jamais à généraliser son usage. Si elle n’avait déjà fait ses preuves, elle aurait perdu leur respect à se cacher derrière ce rempart.
Toi, tu n’avais pas encore prouvé ta valeur. Tu la prouverais ce jour-là, si tu vainquais Lyoonëi. Tu as examiné le mur d’armes et réalisé que tu posais la mauvaise question. Plus pertinent : pouvais-tu défaire Lyoonëi avec un handicap ?
Tu n’avais rien appris de nouveau de Lyoonëi depuis près d’un cycle de Pirishæl. Soit elle avait atteint les limites de ses compétences, soit elle gardait des réserves pour ce combat.
Par audace ou par excès de confiance, même si la rencontre se concluait par ta défaite, tu t’impatientais de découvrir quelles leçons tu en tirerais.
Tu as décroché un sabre d’attaque, vérifié son tranchant et la largeur de sa garde. Consciente des centaines d’yeux posés sur toi, tu as soupesé tes options et pris ta décision. Tu as détaché du mur une seconde épée : une lame de parade.
Les disciples t’ont acclamée. De leur avis, tu te battrais à la loyale. De celui de Lyoonëi, tu commettais une erreur de débutante. De ton propre point de vue, ce n’était que le dernier en date d’une série de choix où l’on te demandait de trancher entre Dai et Ælv. Et tu espérais qu’un jour, à force de te ranger du côté des clans même en dépit de la raison, ils finiraient par te reconnaître et t’accepter.
En quelques moulinets, tu t’es familiarisée avec le poids et la longueur des deux lames ; tu t’es avancée jusqu’au centre de l’arène, face à Lyoonëi, et t’es mise en garde. Lyoonëi a secoué la tête, déçue.
— J’ai failli te tuer la dernière fois, Caei.
— Dans tes rêves.
— Ce n’est pas un entraînement. Je ne me retiendrai pas. Et souviens-toi qu’il vaut mieux abandonner que de mourir.
— Et oublie pas d’appliquer tes propres conseils.
Lyoonëi a de nouveau secoué la tête, cette fois joviale.
— À défaut d’avoir de la raison, tu as de l’esprit. Ëlla-Chal, a-t-elle appelé, à votre signal !
Sooyolane s’est levée, a tendu les bras et frappé des mains à travers le silence.
Jᴇ sᴜᴘᴘᴏsᴇ ᴏ̨ᴜᴇ ᴊ’ᴀɪ sᴜʀᴠᴇ́ᴄᴜ.
Chut, laisse-moi raconter.
Contrairement aux attentes des disciples, aucune de vous n’a d’abord attaqué. Vous marchiez en cercle autour d’un point invisible, surveillant des yeux les mains, les jambes et la direction du regard de l’adversaire. Vous ne perceviez plus rien d’autre. Tu entendais distinctement vos deux respirations, mais pas la foule qui scandait ton nom. Elle souhaitait ta victoire, qu’un disciple vainque enfin l’Apræncal, que quelqu’un atteigne cet objectif inaccessible.
Puis l’une de vous deux a attaqué, ou vous avez attaqué en même temps ; les disciples hésitaient. Ce sur quoi ils sont tombés d’accord, c’est que chacun de vos mouvements cherchait à tuer et que chacun était adroitement bloqué, dévié ou évité. Vos défenses semblaient infranchissables, vos styles brutaux et efficaces.
Ceux qui t’avaient récemment affrontée mesuraient déjà le contraste. Lors de tes brefs duels, tu t’élançais typiquement sur ton adversaire et portais les griffes à sa jugulaire avant qu’il ne puisse réagir. Ou bien ton adversaire attaquait et tes griffes enserraient pareillement sa gorge.
Contre Lyoonëi, le combat était plus équilibré. Plus risqué. Il était flagrant, mais étonnant, que vos techniques différaient.
Le déluge de coups sous lequel tu la noyais repoussait ses charges sans effort apparent. La défense de Lyoonëi, plus disciplinée, s’annonçait difficile à percer, mais les mouvements insolents de tes deux armes compliquaient ses poursuites.
Elle est passée à l’offensive. Tu as dévié son bouclier et elle t’a attaquée simultanément au sabre. Tu l’as bloquée et frappée du côté où elle s’était rendue vulnérable. Elle a esquivé.
À l’affût, vous avez décrit de nouveaux cercles.
Rien qu'une victoire, une seule victoire, et tu compterais enfin.
— Je t’ai vue te battre tous les jours pendant des cycles, a-t-elle dit. Tu attaques instinctivement et tu n’as jamais peur d’un coup risqué, mais tu dois penser à te défendre.
Tu n’as pas répondu, impassible.
— Tes deux lames… a-t-elle ajouté, c’est ton élément naturel, mais tu devrais plutôt combler tes faiblesses, non ?
Tu es restée concentrée, mais t’es renfrognée. Personne n’avait réussi à te toucher depuis longtemps. N’avait-elle pas remarqué ? Ta défense était impeccable.
Au même moment, son sabre s’est inséré dans ta branche de garde. Un coup de chance. Non, tu t’étais laissé distraire. Stupide akci. Tes doigts meurtris ont lâché l’épée de parade. Tu as empoigné son bouclier et l’as écarté pour forcer une ouverture. Elle a dévié ton attaque et esquivé le coup de pied qui suivait. Sa lame a fouetté l’air, mais tu avais déjà reculé. Récupérer ton arme au sol serait trop dangereux.
— J’ai rien senti. Tu peux la refaire ? as-tu provoqué.
Sous tes bravades, le doute s’insinuait en toi. Et si tu échouais ? Si tu redevenais une moins-que-rien ?
Autour de moi, l’assemblée retenait son souffle. Les apprentis évitaient de ciller, de peur de manquer quoi que ce soit.
En te désarmant, Lyoonëi n’avait pas pris autant d’avance qu’elle l’espérait. Sous plusieurs aspects, elle s’était même rendu le combat plus difficile. Tu attaquais moins, mais elle ne pouvait pratiquement plus utiliser son bouclier sans que tu l’agrippes et le dévies à ta convenance. Ta portée s’était réduite, mais tu avais gagné en versatilité. Elle a grimacé.
Royan et Niashæl vous regardaient comme hypnotisés. La Caei maigrelette qu’ils avaient connue rivalisait avec l’Apræncal ! Niashæl avait été témoin de tes premiers exploits, mais Royan n’en revenait pas. Il ne parvenait pas à concilier l’amie de son enfance et l’épéiste sous son nez.
« Koxji » résonnait en boucle dans son esprit. La fierté qui montait en lui était si irrésistible qu’il s’est levé pour t’encourager de toute la force de ses poumons.
— Caei ! Botte-lui le cul !
Enfin, tu as bloqué Lyoonëi et empoigné son sabre. Elle s’y est accrochée fermement avant de tenter un coup de bouclier. Tu as esquissé un pas de côté et tailladé sa main du même mouvement, à la naissance du protège-poignet. Elle a maintenu sa prise sur son arme, mais tu as trouvé plusieurs opportunités, par la suite, pour trancher au même endroit.
La chair à nu, elle enrageait et se ruait. Tu l’évitais sans peine.
L’Apræncal perdait du terrain.
*
Lyooneï avait attendu ce moment, espéré qu’un de ses protégés l’égale enfin. Mais ses charges primitives traduisaient une frustration à la hauteur de sa fierté. Elle affrontait une déité tout droit sortie des mythes et ses disciples acclamaient la créature légendaire au lieu de son frêle adversaire. Elle triplerait leurs séries de pompes.
Elle est parvenue à te bloquer après quelques échanges infructueux. Plutôt que de vous libérer de l’impasse et risquer des représailles, tu as opté pour l’agression et elle t’a forcée à croiser le fer de sorte que ton arme t’échappait lentement. Tu as donné un coup de tête suivi d’un coup de pied en plein visage. Elle s’était baissée, alors tu as marché sur sa lame. Elle pouvait se débattre pour la récupérer et se rendre vulnérable ou l’abandonner. Elle a roulé sur le côté avant que tu ne l’atteignes.
Tu l’as poursuivie, tes attaques chargées du poids de tes espérances.
Lyoonëi s’est bientôt trouvée désavantagée. Vos feintes portant parfois leurs fruits, vous vous exposiez dangereusement, mais elle ne pouvait plus compter que sur son bouclier pour l’offensive et tu étais trop rapide pour la laisser te sonner.
Elle a tâché de t’asséner un coup puis évité la contre-attaque, mais quelque chose avait changé. Elle tenait une dague dans son autre main. Tu as froncé les sourcils.
— Pourquoi as-tu l’air surprise ? Je me souviens t’avoir appris de toujours garder un couteau sur toi.
— Je pensais pas que ça s’appliquait à ce combat-ci… as-tu justifié en vain.
— Alors pour notre grand duel, tu décides de tout oublier ? Ce sera plus facile que prévu.
Avant que Lyoonëi ait terminé de parler, tu as feint une attaque, pivoté et fondu sur elle. L’angle de son bouclier l’a empêché de bloquer. Elle a retenu ton coup à l’aide de la dague seule, s’efforçant de te garder à distance. Tu as repoussé le bouclier d’une main et essayé de la blesser de l’autre ; fait mine d’écarter sa dague et plongé ta lame en direction du bouclier, auquel tu as asséné un coup de pied simultané. Son bras a dû s’engourdir. Puisque que tu avais percé ses défenses, le bouclier ne représentait plus qu’un inconvénient mineur.
Elle a dû s’en rendre compte, car elle s’en est débarrassée pour t’enfermer dans une prise. La surprise t’a empêchée de réagir assez vite. Tu t’es dégagée en lui tordant le poignet.
Lyooneï a tenté de récupérer le sabre à sa portée. Tu as évidemment plongé sur elle, mais par ruse ou improvisation, elle a prédit ton mouvement et t’a arraché ta lame.
Tu as grogné, te demandant ce que les disciples pensaient de ce combat dont les adversaires se désarmaient plus qu’elles ne se touchaient.
— Tu n’as plus d’arme, a-t-elle inutilement fait remarquer quand vous vous êtes écartées l’une de l’autre.
— Il m’en reste une.
Elle n’a pas caché pas sa confusion et tu t’es élancée. Méfiante, elle a adopté une posture défensive, mais tu lui as empoigné le bras pour lui voler sa dague.
Même à mains nues, Lyoonëi demeurait dangereuse. Ses griffes sont passées très près de ta gorge à plusieurs reprises et elle se montrait aussi à l’aise lorsque le couteau était entre les mains de son adversaire qu’entre les siennes.
Elle t’a basculée pour poursuivre la lutte au sol. Elle bloquait la dague, griffes fichées dans ta main, t’enserrait le cou de sa jambe. L’évanouissement, la défaite et le retour à l’insignifiance t’attendaient si tu ne t’en sortais pas très vite.
Tu l’as mordue de toutes tes forces et as prétendu chercher à lui poignarder la cuisse tandis qu’elle retenait ton arme aussi fermement que possible. Tu l’as laissée s’en saisir pour planter tes griffes dans sa gorge, juste au-dessus du col de sa tunique.
La pression autour de ton cou s’est suffisamment relâchée pour te permettre d’appeler un soigneur.
*
Des guérisseurs se sont rués sur toi et t’ont bouché la vue. Les idiots ! Croyaient-ils que tu avais appelé à l’aide pour toi ? Lyoonëi mourrait si tu relâchais la pression. Tu as repoussé les Ælvn et ressenti des picotements sur les joues. À mesure que ton adrénaline redescendait, tu découvrais des blessures dont tu avais ignoré l’existence. Lyoonëi était parvenue à te toucher plusieurs fois au visage. Rien de sérieux.
Quelqu’un a desserré tes griffes pendant qu’on t’arrosait de désinfectant. Les disciples se penchaient comme si cela leur permettait de mieux voir et Sooyolane affichait une expression d’effroi. Sans doute appréhendait-elle que l’on confie sa protection au monstre qui avait défait Lyoonëi.
Les soigneurs ont vérifié ton état de santé, puis une masse s’est pressée autour de toi.
— C’est pas la première fois que je perds un pari à cause de toi, je vais commencer à croire que tu le fais exprès !
— Tu renvoies l’Apræncal dans une civière et tu ressors juste avec quelques souvenirs fringants sur la parure !
— À ton âge, Lyoonëi savait à peine se servir d’une épée !
À leurs mines radieuses, tu as réalisé que les disciples aussi avaient été ton clan, en quelque sorte. Tu n’avais pas pris le temps de les connaître, mais ils te soutenaient. Certains ont posé la main sur tes épaules et tu as fait de ton mieux pour ne pas te dérober à leur contact.
Royan s’est faufilé parmi la foule, tout sourire.
— Si tu voulais juste avoir de l’allure, y’avait des moyens moins crevants, a-t-il dit en dessinant tes coupures sur sa joue.
— Et toi ? Petit accident en cassant la croûte ? as-tu demandé en traçant sa cicatrice en travers de ta propre bouche.
— Un meikæs enragé qu’a presque eu ma peau. Un peu comme toi avec l’Apræncal en fait !
— On a eu de la chance.
— La fameuse chance des esclaves, a-t-il conclu, espiègle.
Alors que tu t’extrayais enfin de la foule à l’aide du jeune Rokian, les Llëmnoa ravis t’ont encerclée. Qu’une des leurs se trouve aux portes de la mort ne les perturbait pas. Tu les as fustigés.
— Nous avons confiance en nos soigneurs, ëlla-Nëluuj.
Ils parlaient comme si tu occupais déjà leur poste stupide. Tu ne te souvenais pourtant pas l’avoir accepté.
— C’est merveilleux, a chuchoté l’une d’entre eux. La Nëluuj surpasse ëlla-Lyoonëi !
Quelque chose te disait de te taire, une petite voix qui ressemblait beaucoup à celle de Lyoonëi. Comme d’habitude, tu as ignoré l’importune.
— Pourquoi vous voulez que je moisisse à surveiller une grosse chaise ?
L’outrage leur a coupé la respiration. Les Llëmnoa ont échangé des regards entendus. Si l’honneur t’indifférait, ils en appelleraient à tes instincts primaires.
— Vous aurez à vous battre, ëlla-Nëluuj. Ne serait-ce que pour asseoir votre réputation.
— Sauf qu’à tous les coups, les clans se contrefoutent de Sooyolane. Et puis s’il vous a suffi d’un seul combat, des assassins auront pas besoin de milliards de démonstrations non plus. Je vais mourir d’ennui !
Les Llëmnoa ont hoqueté, scandalisés.
— Vous devez l’appeler « ëlla-Chal », est parvenu à articuler l’un d’eux. Sans omettre l’honorifique !
— Ëlla-Chal vous l’ordonne, s’est obstinée une autre.
Sooyolane n’était pas apte à ordonner quoi que ce soit. Son regard humide trahissait son choc face à la violence du spectacle. Les terres de Chal méritaient un souverain plus solide qu’elle, mais il était trop tard. Sooyolane s’était assise sur le trône : elle devrait s’en montrer à la hauteur, et vite.
Tu t’es insolemment postée devant elle pour fixer ses yeux presque pourpres. Un regard à la fois ælv et dai. L’Ælv retenait des larmes à grand-peine, mais la Dai recelait une détermination inattendue. Vous n’étiez pas si différentes, supposais-tu. Sooyolane te renvoyait ton image plus fidèlement que n’importe quel disciple. La part de toi que tu exécrais, mais aussi l’autre, la part animale, celle de ceux qui t’avaient reniée. Comme toi, elle n’avait sa place nulle part. Et pourtant, elle dirigeait à présent la Cité entière.
N’y avait-il jamais eu de Chal à demi dai auparavant ? Ne voulais-tu pas avancer à ses côtés, montrer aux clans et à la Cité que les akcin peuvent sortir de l’ombre, voire briller ?
Même au prix de ta liberté ?
Tu as plissé les yeux. Tu t’étais débarrassée des entraves de Baraghi et de Lyoonëi. Le jour venu, tu t’affranchirais de Sooyolane.
— D’accord.
Ta voix portait moins qu’escompté. Tu as haussé le ton.
— Je te protégerai. Mais pas pour leur faire plaisir, as-tu dit en désignant les Llëmnoa.
Une partie de toi se révoltait, car tu échangeais sans cesse un maître pour un autre, trop craintive pour imaginer une vie sans chaînes.
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