Dans les griffes de la statue

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Tu as considéré ton kælm.

Tu portais déjà sur toi tout tes biens : ta tunique et tes deux lames. Ainsi ton kælm était désespérément vide. Tu y as posé un malaku avant de le nouer, pour la forme.

Quelques disciples t’avaient demandé si tu comptais succéder à Lyoonëi à la tête du dôme, mais tu doutais que les coutumes dai s’appliquent dans la Cité. Et puis c’était l’œuvre de Lyoonëi, le seul projet pour lequel son sang battait.

Elle s’était d’ailleurs réveillée, le cou entouré de bandages. Les soigneurs avaient pu s’occuper d’elle à temps et lui promettaient un prompt rétablissement.

— On devrait se battre plus souvent, t’a-t-elle dit en guise d’au revoir, la voix rauque. Ça fait longtemps que je n’ai pas livré de duel aussi palpitant.

— Attends de guérir avant d’aller chatouiller le meikæs.

Elle a souri, d’un sourire qui s’est effacé lorsqu’elle a réalisé que tu ne le lui renvoyais pas.

— Nëluuj, c’est un poste parfait pour toi.

Tu as levé un sourcil.

— Les forts survivent, Caei, et les très forts empêchent les autres de mourir.

— C’est pas juste, Lyoo. Tout le monde crève, as-tu dit en retenant ton agacement.

Elle t’a fixée, peu impressionnée.

— Il te reste beaucoup à apprendre. Je ne parle pas de technique, a-t-elle précisé. Tu dois accepter ton métissage.

Tu as grincé des dents. Pas encore ça.

— Je suis plus ta disciple. Épargne-moi les leçons.

Lyoonëi a froncé les sourcils, puis changé de sujet.

— Il y avait un mur avant, tu sais, entre mon dôme et le reste de la Cité. La confiance que nous accordent les Ælvn est récente et fragile. Je compte sur toi pour ne pas la décevoir.

— C’est pas moi qu’ai eu l’idée d’entraîner des Dai au milieu des Oreilles Froides.

Lyoonëi t’a considérée de côté en secouant la tête, mais tu as cru discerner de la fierté.

Royan, lui, était ravi. Toutes les restrictions te concernant venaient de se lever d’un coup : il pouvait enfin te voir et te parler. Il t’a sauté dans les bras à la première occasion. Ignorant ton sursaut, il t’a enlacée comme à l’époque. Il te faudrait du temps pour t’y raccoutumer.

Quand tu as enfin quitté le dôme, le Rokian a parlé vite et longtemps, de façon désordonnée. Il voulait te raconter tout ce que tu avais manqué. À côté de lui, Niashæl gigotait avec une fébrilité inhabituelle.

Mes yeux te sondaient comme autrefois, mais tu n’as pas tressailli. Soit tu t’y étais préparée, soit ma curiosité t’indifférait. Tu m’as donné l’impression, à ce moment, d’être très loin et de me regarder d’en haut, comme on regarde un insecte. Je me suis senti plus petit encore que je ne l’étais.

Là-bas, un amas d’étoiles t’appelait.

*

Les Llëmnoa ont écourté nos retrouvailles. Ils nourrissaient des projets pour toi et nous n’en faisions pas partie. Tu n’as déployé aucun effort pour masquer ton amertume quand ils t’ont escortée au dôme de Chal et as ouvertement fulminé quand tu as appris qu’il te faudrait constamment rester aux côtés de Sooyolane. Les jours s’annonçaient longs.

À ton arrivée dans la suite de Chal, où Lyoonëi se trouvait déjà pour quelque raison, tu as entendu malgré toi les inepties des servants occupés à coiffer la souveraine.

— La Nëluuj n’est pas si laide que je le pensais, a comméré l’une d’eux.

— Elle a quand même le regard méchant.

— Nous devrions pouvoir y remédier. Des fleurs dans les cheveux pour commencer et quelque tissu délicat pour sa robe.

— J’ai cru comprendre qu’il lui faut un pantalon pour défendre Sa Majesté.

La servante a soupiré.

— Je suppose que oui.

— Il me paraît toutefois indispensable de parer sa chevelure. C’est disgracieux.

La partie de toi qui avait appris à se taire a pris congé.

— Touchez pas à mes cheveux !

Un domestique s’est stoïquement adressé à Sooyolane.

— Vous aviez dit qu’elle était à demi Ëlvessei.

— Je suis là, as-tu interrompu. Je vous entends et je suis pas à demi farrꜵc.

— Mais ils sont tout emmêlés.

— Je veux pas de cheveux d’Oreilles Froides, as-tu grommelé.

— Tss, tss, a fait l’Ælv. La Nëluuj jouirait d’une apparence décente avec les soins appropriés.

— « Ëlla-Nëluuj », a corrigé Lyoonëi, facétieuse.

— Mais on s’en fout ! as-tu crié. Je suis une guerrière, pas une statue !

La toilette de Sooyolane a encore duré un onzième de ciel et se répétait chaque matin. Tu avais reçu pour consigne de ne pas quitter Chal des yeux et la souveraine ne faisait rien pour te rendre la tâche plus intéressante. Peut-être l’impressionnais-tu, car elle n’osait t’adresser la parole.

Tu ne pouvais t’entraîner qu’en sa présence et dépendais donc de son emploi du temps chargé. Tu l’as invitée à participer à tes sessions, mais elle a refusé, arguant que la violence lui seyait peu. Tu as tiqué. Sooyolane avait tellement l’âme ælv qu’il te surprenait peu qu’elle pâlisse à l’idée de frapper quoi que ce soit. Mais pour la cible d’assassinats présumés, tu trouvais décevant qu’elle s’abstienne d’apprendre à se défendre. Compter sur les autres à ce point lui serait préjudiciable.

Il est vite apparu que vous aviez peu en commun. Malgré son titre, Sooyolane obéissait aisément et se reposait sur ses conseillers. Elle n’osait prendre de décisions et écoutait avec ferveur les requêtes frivoles de ses courtisans, traitant avec un sérieux identique les questions de couleur des murs et de répartition des vivres.

Et pas une escarmouche avec d’éventuels meurtriers pour te sauver de l’ennui. Même le ridicule protocole de la cour ne t’amusait plus. Chaque jour, des citoyens rampaient tête basse le long d’un corridor élancé, bordé de gardes et de servants, jusqu’à Sooyolane, assise sur sa grande chaise avec sa coiffe qui la forçait à ignorer les côtés et cachait des tresses élaborées.

Sooyolane écoutait les requêtes sans fin, emballées dans les formules de politesse artificielles que vomissaient ses sujets. À la vérité, tu commençais à trouver le spectacle tragique.

Ce monde-ci, de l’autre côté de la Rivière, contrastait avec celui que tu avais laissé derrière toi. Pourtant, il n’était pas entièrement insensé. Sooyolane, comme les Chal avant elle, n’avait pas battu son clan à la manière des Naræsn. Elle n’excellait en rien. Il lui fallait donc impressionner les solliciteurs pour les convaincre qu’elle méritait sa place.

Royan, lui, s’est rendu au dôme de Chal pour te voir, comme chaque jour depuis que tu étais devenue Nëluuj. Et comme chaque jour, les portes lui sont restées fermées. Une sang-mêlé siégeait sur le trône, mais les Dai n’avaient toujours pas droit de cité. De déception en déception, le cœur du loup sombrait.

Quand, enfin, l’odeur d’un Dai de la forêt t’est parvenue, tu as retrouvé le sourire.

L’inconnu s’était faufilé par l’entrée principale de la Cité. Moins d’un sixième de ciel plus tard, tu apprendrais qu’il avait tué les gardes qui y étaient postés, ainsi que deux autres au sein du dôme de Chal. Pas mal, pour un étranger.

Mais à présent, son sang couvrait tes mains. Il séchait sous tes griffes et caillait dans tes cheveux. C’était la première fois que tu assassinais un Dai. Une amertume passagère s’est emparée de toi : tu n’avais pas consenti à éliminer les tiens. Mais c’était un mensonge. Tu mettrais fin aux jours de Baraghi et participerais aux guerres de clans. Ce meurtre ne représentait jamais qu’un premier pas dans ta vie de Dai.

L’intrus n’était pas seul, évidemment. Mais tu avais laissé les autres s’enfuir, comme on te l’avait ordonné. Les terres de Chal entières devaient parler de l’invincible Nëluuj, afin de dissuader de futurs assassins.

Sooyolane, dont tu quittais rarement la présence, avait tout vu : ses assaillants, leur soif morbide et la vie éteinte de l’un d’entre eux ; la trachée arrachée, ruisselante.

Habillée, coiffée, parfumée et maquillée de matières délicates comme pour la protéger du monde extérieur, Sooyolane a vomi. Tu as considéré la souveraine agenouillée qui maculait son armure illusoire. Tu t’es demandé ce que penseraient les citoyens, s’ils voyaient Chal ainsi.

Que lui arrivait-il ? Le sang n’est jamais que du sang. La mort l’effrayait-elle ? Les Ælvn devaient s’y confronter aussi de temps à autre… non ?

Sooyolane s’était faiblement dérobée jusqu’à se trouver acculée au mur. Le plus loin possible de toi.

Ah.

C’était toi, la mort. Tu terrifiais ta protégée. Si les Llëmnoa l’apprenaient, tu ne cesserais d’en entendre parler, alors tu as effacé ton sourire pour t’approcher de la demie qui craignait le sang. Elle a tressailli comme si tu avais tenté de la toucher. Accroupie face à Chal, tu as réfléchi. Que faisaient les autres dans ce type de situation ? Que faisaient les Dai quand leurs enfants paniquaient devant les cadavres de leurs proies ou de leurs ennemis ?

— Sooyolane, as-tu soufflé. C’est fini.

Elle a levé des yeux vitreux, semblant réprouver que sa Nëluuj la regarde de haut. Elle s’est redressée, réprimant sa respiration pour atténuer sa nausée. Elle s’est relevée, malhabile, le souffle saccadé, et t’a toisée à son tour.

Tu es restée accroupie. Tu ne voyais pas l’intérêt de jouer à la domination avec une quasi-Ælv qui sentait le vomi et tenait à peine debout.

— Je suis désolée…

Tu t’es seulement sentie confuse. Elle te remettait à ta place pour s’excuser ? Chal ne s’était pas encore imprégnée de son rôle.

— C’est pour moi qu’on vous oblige à faire ceci… Mais ne devenez pas un monstre. S’il vous plaît.

Un monstre ? Tu devenais un monstre ? Ou juste une Dai ? Y a-t-il une différence ?

— Dis-toi que je tue de bon cœur, si ça te gêne.

Tes propos étaient trop familiers pour que quiconque ose les adresser à Chal, mais tu méprisais les excuses de Sooyolane et ses efforts pathétiques pour se donner l’impression de te contrôler. On t’avait appris à tuer, pas à prendre soin d’enfants adultes.

Sooyolane ne s’est pas offensée. Sa moitié dai lui avait transmis ce quelque chose d’inébranlable. Face à sa Nëluuj toujours accroupie, elle s’est dressée bien droit et t’a dévisagée. Comme le font les koxjin dans le ciel. Comme un vainqueur devant le vaincu.

C’était sans compter sur ton insolence. En fait, les desseins de Sooyolane transparaissaient si bien que tu as ressenti de l’ennui, en face de Chal, au milieu d’une mare de sang. Et pourtant, une charité momentanée t’a fait hocher la tête ; une parodie de soumission dont elle se contenterait pour l’instant. Sooyolane succédait à Lyoonëi, d’une certaine façon : ton maître jusqu’à ce que tu la battes sur son propre terrain. Te faudrait-il remplacer Chal pour qu’on cesse de vouloir te courber l’échine à tout prix ?

Non, tu trouverais bien autre chose.

Sooyolane prolongeait le moment, persuadée de sa victoire ; le silence devenait embarrassant.

— Je peux garder le corps ?

— … Pour quelle raison ?

La façade stoïque de Sooyolane n’avait pas duré.

— Pour le donner aux Yudæln.

— Oh, a fait Sooyolane. Je vois. C’est un criminel, cela dit.

— Et alors ?

— Eh bien… Rien, je suppose.

La gestuelle enfantine de Sooyolane a achevé de la décrédibiliser à tes yeux. Sa faute reposait sur ses désirs contradictoires de te traiter à la fois comme une subalterne, ainsi que le lui avaient suggéré les Llëmnoa, et comme une égale : un des rares êtres de la Cité qui ne revendiquait pas silencieusement un sang supérieur au sien. Sooyolane devrait faire son choix.

Toi, tu doutais qu’elle parvienne à asseoir sa suprématie. Son amitié ne t’intéressait pas non plus. Celle de Royan t’avait toujours suffi et, même si vos chemins se croisaient peu depuis Riao, tu ressentais un certain bonheur à le savoir sain et sauf, qui primait sur celui de le revoir.

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